Terra incognita

Publié le 19/05/2020


Sur notre petite planète, sans cesse scrutée, photographiée, cartographiée par les satellites, les drones, il subsistera toujours pour les poètes une terra incognita : la page blanche. Je ne m'y aventure jamais sans mon GPS personnel, le Géo Poétique Système !

Le Géo Poétique Système, je ne l'ai pas inventé. Il existe depuis l'aube de l'humanité. C'est le Chant des Pistes des aborigènes d'Australie dont parle Bruce Chatwin. Ce sont aussi les poèmes nautiques des navigateurs arabes, ceux de Ibn Madjid qui guida Vasco de Gama dans l'Océan indien ou ceux des marins yémenites qui les récitaient durant leur navigation. Cette pratique fut en usage jusqu'au milieu du XXe siècle :


Nous prîmes la direction du lever de Aqrab.
Une nuit durant, chacun assure son quart.
Cap sur Himârayn, durant une journée,
Ainsi que la nuit qui suit, jusqu’à ce que t’apparaissent des signes.
Après trois demi-journées de navigation aux étoiles,
Prends le cap du lever de Suhayl, maintiens-le.
'Abd al-Kûrî apparaît devant toi, des montagnes
Découpées, que l’on pourrait citer en exemple.
A tribord, Ki'âl Fir'awn disparaissent,
Tout comme Jurduf, comme je te le dis.
Puis vire vers Sindibâr….


Sa'îd Ibn Sâlim Bâtâyi', traduit par Michel Nieto.

*

La géopoétique a été réactualisée par Kenneth White, fondateur de l'Institut international de Géopoétique avec des horizons nouveaux :


Plus je parcours
ces côtes du Nord

plus je suis proche de l'Orient

et si je porte la terre d'Europe
dans mon corps

c'est une lumière venue de l'est que je vois
frapper ces pierres


Un monde ouvert, Gallimard.


Mais de tout temps la poésie, plus que de savoir où on est, permet de savoir où on en est, de se retrouver :


Sur l'autre versant de l'espace
Sans doute aussi seul que ma vie
Quelqu'un peut-être entend ma voix
et se retrouve en mon silence


Jean Digot, Que dire, que faut-il dire aux hommes, éditions du Rouergue.

*

Certains se repèrent aux étoiles. Pour Michel Dunand, ces étoiles sont poètes, peintres, musiciens, elles sont œuvres :


Nuit sans sommeil. Lune au zénith. Comment dompter le feu sans pour autant l'éteindre?
AU CLAIR DE jOHN KEATS
*
Tous les amis de David sont mes amis.
Nous nous comprenons sans fin. Silence absolu, peinture oblige.
DE FAUTEUIL A FAUTEUILS; CHEZ DAVID HOCKNEY; CALIFORNIE 1968.

Mes Orients, Jacques André Editeur.

*

Tout vibre.
Envoûté.
Subjugué.

Le ciel sort du tube.
Un grand soleil brille, au zénith.
Il règne
En maître absolu.

Le paysage
à ses pieds
Bras Levés.
VINCENT. SAINT-REMY. 1989 "OLIVIERS AVEC CIEL JAUNE ET SOLEIL"

Au fil du labyrinthe ensoleillé, Jacques André éditeur.


Même ensoleillé, un labyrinthe reste un labyrinthe. L'écriture est labyrinthe où l'on doit affronter le minotaure du doute dévorant et souvent, l'on se retrouve :


entre deux terres
entre deux mots
que la voix ne peut dire
et la main n'a saisi


Christian Marsan, Le ciel où je tombe, éditions de la Crypte.


On croit avoir pris le mauvais chemin, s'être perdu. S'être renié :


J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu.


Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, Gallimard.


Heureusement, j'ai toujours avec moi des textes boussole :


Ecris, sur la poussière, écris
sur le soir qui descend, écris,
sur la certitude de ta finitude, écris
la seule distinction vieille et fondamentale.

A l'homme en prise sur le sacré,
amant ou prêtre ;
les mains trouées
- vides en tout cas.

Aux autres : le gouvernement
les calculs, l'argent,
les soucis
des pactes à passer

pour peu avoir
et ne rien être.


Yves Rouquette, L'escritura, publica o pas, Institut d'études occitanes.


Et tant pis, s'il faut aller contre les conceptions dominantes, les idées courantes :


La
vie. L'indécision. Le doute. Le
vague à
l'âme. Le désir

de repartir
avec
autant
de colère, de trancher le nœud

gordien et de faire voile
contre
le vent, si c'est là
qu'est la terre.


Jan Erik Vold. Traduction Jacques Outin, Il pleut des étoiles dans notre lit, cinq poètes du Grand Nord, Gallimard.


Quant à toucher terre, tel n'est pas le destin du poète pour qui la quête est tout, ainsi que l'écrit le bulgare Pentcho Slaveïkov, inventeur, vingt ans avant Pessoa, du concept d'hétéronyme :


(...)
J'aime ce qui est sur le chemin
à la croisée de son exploit
et qui ne trouve pas son but
en ce que d'autres nomment : fin
(...)


Hétéronymes, traduction Denitza Bantcheva, éditions du Cygne.


Ce qui guide est un feu dont on ne peut se défaire :


(...)
Une langue s'enchâsse dans une autre
avare d'une soif plus haute, plus pure.
Elle s'appelle Nulle part(...)


Jaume Pont, Nulle Part, L'Étoile des Limites/Editions du Noroît, traduction François-Michel Durazzo.


L'écriture poétique est un voyage sans retour dans la plus vaste terra incognita qui soit, la page blanche, qui est aussi bien "ciel, amour et chant" selon les mots de Friedrich Rückert :


Me voilà coupé du monde
dans lequel je n'ai que trop perdu mon temps,
il n'a depuis longtemps plus rien entendu de moi,
il peut bien croire que je suis mort !

Et peu importe à vrai dire,
si je passe pour mort à ses yeux.
Et je n'ai rien à y redire,
car il est vrai que je suis mort au monde.

Je suis mort au monde et à son tumulte
et je repose dans un coin tranquille.
Je vis solitaire dans mon ciel,
dans mon amour, dans mon chant.


Cliquer ici pour écouter ce poème fut mis en musique par Mahler et interprété par Ditriech Fischer-Diskau


Quant à ce coin tranquille, j'y serai dès après-demain !