Expressos poétiques

Publié le 15/05/2020


Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? J’ai manqué à tous mes devoirs. Je vous convie à une pause poésie et je ne vous propose rien à boire. Alors aujourd'hui, c'est ma tournée d'expressos poétiques... Et j'ai également un assortiment de thés.

Je vais vous faire déguster, pour commencer, un cru hispanique torréfié par Ramon Gomez de la Serna, la gregueria, tweet poétique bien avant l'heure, ristretto toujours surprenant et donnant un coup de fouet à l'esprit. Son arôme mêlant métaphore et humour est reconnaissable entre tous :


Les ponts sont les sourcils des rivières.
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Le bruit du tramway raye le verre de la nuit.
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Seul le poète a la lune pour montre.
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Le crocodile est une chaussure qui baille de la semelle.
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Le cerf est le fruit de la foudre et de l'arbre.
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On voit bien que le vent ne sais pas lire lorsqu'il feuillette les pages d'un livre à l'envers.
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Les fleuves écrivent sans cesse à la mer la plus longue des lettres.
*
Qu'y a-t-il sur le toit du monde ? Plein de balles d'enfants.


Ramon Gomez de la Serna, Greguerias, Editions Cent Pages, traduction Jean-François Carcelen et Georges Tyras.

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J'ai aussi un café des îles, d'épices et d'alizé, profond comme les mers du Sud :


Un beau corps de femme est la meilleure lampe de chevet. Dormir à deux rend la nuit moins opaque.
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L'œil humain, la lune et le soleil sont la glace à trois faces de l'absolu.
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L'œil est la plus belle salle de rendez-vous.
*
Le mot Dieu est le plus parfait des abrégés.


Malcom de Chazal, Sens Plastique, Gallimard.

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Peut-être préférez-vous un café américain, long et onctueux :


Viens avec moi, nous marcherons seuls,
Loin des gratte-ciels et des gens hauts-placés.
J’aime aller avec toi,
Et entrer dans la vallée où personne n’est roi.


Robert Bly, Morning Glory, traduction François Monnet et François Graveline.

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Ou celui-ci, venu du Mexique et mâtiné d'Orient :


Lointain prochain

hier soir un frêne
sur le point de me dire
quelque chose - il s'est tu

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Octavio Paz, Mise au net d'un mot à l'autre, Gallimard. Traduction Claude Esteban

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Pour les amateurs de thé, j'en ai à la menthe, brûlant de désert et de passion :


Connaissez-vous
la dernière de mes hérésies
vous ne me croirez pas
mais moi
je chante l'amour heureux.


Abdellatif Laâbi, Sous le bâillon, le poème. L'Harmattan

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Et un autre venu d'Inde, à la limpidité d'abîme :


pourquoi scruter le dehors
quand le pur est au-dedans ?


Toukârâm, Psaumes du pèlerin, Gallimard Connaissance de l'Orient - Unesco. Traduction Guy Deleury.

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À moins que vous ne préfériez une tasse remplie du vertige du présent :


éternel adieu,
à tout moment;
éternel bonjour,
à chaque instant.


François Cheng, Enfin le Royaume, Gallimard.

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Mais mon infusion de mots préférée est cette gorgée d'Alan Watts, propice à l'Éveil, que Nicolas Bouvier cite dans le Poisson-Scorpion :


Où est passé le poing quand la main est ouverte ?