J'adore le riz !

-Qu'est-ce que vous faites à manger ?

Arraché à ma lecture par la petite voix qui lance la question, je me penche sur le côté du cockpit pour voir à qui elle appartient. Une gamine minuscule fait des brasses le long de notre bord, les yeux grands ouverts en attendant ma réponse.
-De la bonite et du riz.
-J'adore le riz !

Et sans attendre, cette crevette fort délurée empoigne l'échelle pour monter à bord.
-Moi c'est Julie, déclare-t-elle en préambule, avant de jouer les sémaphores pour faire savoir à ses parents, à l'autre bout du mouillage, qu'elle a choisi sa table.

Ce repas, fait de riz blanc et de filets mis à dessaler la veille au soir, aurait été banal au possible sans la jeune personne, qui nous tient sous le charme, Mireille et moi : jusqu'à ce qu'elle ait bien rongé le noyau de la mangue du dessert, elle nous parle en effet de son existence sur les mers, de façon décousue, mais avec autant de candeur que d'enthousiasme. Nous apprenons ainsi, notamment, que Jacques et Fanny, ses parents, ont construit en amateurs leur voilier, un sympathique Rêve d'Antilles baptisé Viva ; un prétexte de plus pour que nous nous fréquentions ensuite autour de ti'punch, au gré des tribulations de leur progéniture à travers l'anse Mitan. Puis la petite famille est partie vers le Pacifique et il s'est écoulé un quart de siècle, peut-être, avant que je puisse renouer le contact -ayant appris que Fanny enseignait à Tahiti- et leur dire à quel point notre rencontre avec Julie avait été importante.


Viva de Jacques, Fanny et Julie.

Car cette enfant, à l'évidence heureuse et épanouie sur le voilier de ses parents, a été une vraie révélation pour nous. Il est courant qu'une rencontre fasse basculer des destins, mais c'est certainement plus rare lorsque la personne en question n'a même pas quatre ans.

Il faut dire que nous étions à la croisée des chemins. Nos intentions originelles étaient, au départ de Guyane, de partir vers le sud jusqu'aux canaux de Patagonie. Navigation exigeante en vue de laquelle nous nous étions adjoints notre ami Raymond, tandis que nous avions expédié notre canot de survie en Martinique, pour qu'il soit révisé. De façon incompréhensible, nous sommes restés sans nouvelles de ce canot et nous n'avons pas pu débrouiller le problème à distance. Si bien que nous avons fait un « détour » par la Martinique. Toutefois, si nous avons remis la main sur notre bien, notre cher "Raymond-l'Anglais" s'est révélé être un piètre équipier, du fait d'une distraction et d'une maladresse peu communes. Il nous a d'ailleurs quittés « pour sauvegarder notre amitié » et ainsi fut fait, puisque nous nous sommes revus avec plaisir au fil des années.

Quitte à changer nos plans, Mireille et moi, inspirés par Julie, avons donc décidé d'agrandir la famille sans attendre, et c'est ainsi que Cécile est arrivée à bord, neuf mois plus tard...

(septembre 1976)