L’impossible traversée

Nous voici de retour en Dominique. La dernière nuit a été tranquille, nous laissant le loisir d'admirer la phosphorescence du sillage, les courbes des voiles et de la coque qui dialoguent avec la géométrie du gréement, Vénus et Jupiter au garde-à-vous sur l'horizon. Maintenant, sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de l'île, après un grain, des flots de senteurs envahissent l'atmosphère. L'alizé revient et le clapot inspire des bébés cachalots en mal de pirouettes ; pour être souvent venus là avec Chercha-Païs, nous savons que leur famille ne quitte pas ces parages. Nous nous voyons déjà patauger dans la rivière Indienne et passer la soirée sur la plage, autour d'un feu, avec Mac Pherson, Desmond et Newroy, nos copains pêcheurs, dont nous cherchons aux jumelles les gommiersgommier : arbre de la famille du caoutchouc et par extension pirogue creusée dans un de ses troncs. tirés au sec.
-Tu as vu là-bas au nord, mouillé près du bord, on dirait Skaï !
-Ce n’est pas possible, c’est un bateau qui lui ressemble, c’est tout…
-Pourtant, on dirait bien. On va y faire un tour.


Mireille à la barre de Chercha-Païs de retour en Dominique.

Nous venions de remonter l’alizé depuis le Venezuela et nous n’en étions pas à quelques bords de plus ou de moins sur l’eau plate de Prince Rupert bay. Le soulagement de voir le mauvais temps se dissiper avait laissé la place à une excitation mêlée d’incrédulité. Il était inconcevable que ce bateau à peine plus grand qu’un dériveur léger se trouve de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, c’était Skaï, à coup sûr. D’ailleurs, debout à l’arrière de cette coque de noix, un couple saluait notre approche. Sven et Katrin, pas de doute. Le temps de laisser tomber l’ancre, avec un peu de chaîne en vrac par dessus, et nous étions déjà dans l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre.. A peine les avions-nous salués que nous les bombardions de questions.
-Vous avez traversé ? Mais comment c’est possible ? Par où vous êtes passés ? Et pour l’eau et la bouffe, où avez-vous trouvé la place ?

Eux se contentaient de sourire. Ils faisaient durer le plaisir… A nous quatre, nous étions très à l’étroit dans ce cockpit et la ligne de flottaison de Skaï accusait le coup, le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. bien bas sur l’eau et l’étrave sans doute à moitié en l’air. Notre regard plongeait dans une cabine où l'on ne tenait même pas assis, tout juste bonne pour dormir… Nous ne pouvions croire être là, aux Antilles, à nouveau à bord de ce minuscule voilier. Nous l’avions connu aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife. Les jeunes Danois admettaient alors être allés au-delà de leurs espérances : c’était déjà un exploit, sinon de l’inconscience, d’avoir mené si loin leur petit bateau de lac. En suivant les côtes depuis leur pays, il leur avait fallu un premier été pour venir à bout de la mer du Nord, un autre pour se sortir du golfe de Gascogne avant d’hiverner au Portugal, et un troisième pour descendre vers Gibraltar et le Maroc. A les entendre, la traversée vers les Canaries avait été éprouvante, pour ne pas dire plus : des vagues les avaient coiffés à plusieurs reprises et l’eau qui emplissait leur cockpit, évidemment non auto videur, leur avait fait frôler le naufrage à chaque fois…

-Allez, racontez-nous… Par où êtes-vous passés ?
Sven savourait visiblement l’instant :
-Classique, Dakar, le Brésil, et puis ici…
-Non, Sven, on ne peut pas croire ça !
-Je vous promets ! On s’est même arrêtés au passage à Fernando de Noronha, pour nous ravitailler, parce qu'il y avait très peu de vivres frais aux îles du Cap Vert.

Il avait un bel accent de sincérité. Ou alors, c’était un diable de bon acteur. Ébranlé, mais toujours sceptique, je tentais de démasquer l’imposture en orientant la conversation sur cet archipel que nous connaissions bien. Peine perdu. Sans se faire prier, Sven nous parla de l'ambiance de fête qui régnait à Mindelo à la veille de l'indépendance, malgré la désolation consécutive aux sept années de sécheresse dont souffraient ces terres. Bien mieux, cet amoureux de la marine ancienne, se mit à décrire un bateau que j'avais remarqué, moi aussi, parmi les quelques goélettesgoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. assurant encore à la voile le trafic de marchandises avec l'Afrique. Et pour cause, ce Maria Sony, long d'une quarantaine de mètres était le dernier exemplaire à flot des cinq sister-shipssister-ship : bateaux construits selon les mêmes plans. de Bluenose, l'illustre goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. de Terre-Neuve, lancée dans les années vingt pour la pêche, et cependant jamais battue en régate. Et nous voila en train de nous désoler de concert que la Maria Sony ne montre plus qu'un gréement réduit après avoir essuyé un cyclone, avant de détailler les formes spectaculaires de sa coque, notamment sa longue voûtevoûte : prolongement de la coque à l'arrière d'un bateau. et sa superbe tonturetonture : courbure longitudinale du pont d'un bateau., à peine déformée par un demi-siècle de traction des haubans. À n'en pas douter, Sven et Katrin étaient passés par les îles du Cap Vert...

Fort troublé, j’en revins aux questions techniques.
-Et vous vous êtes encore faits recouvrir par des vagues ?
-Non, la mer n’a jamais été assez forte pour ça…
-C’est étonnant, parce que ça a dû durer longtemps… Au fait, combien de temps avez-vous mis ?
-De Santiago au Cap Vert à Fernando, presque six semaines. Le pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents. a été long à passer.
-Et pour l’eau ?
-C’était juste. Heureusement qu’il a beaucoup plu. On a aussi pas mal pêché. On n’a manqué de rien.
-Tant de jours sur un aussi petit espace, vous n’êtes pas devenus fous ?
-Non, on restait dehors toute la journée pour se dégourdir les jambes. On a eu de bonnes discussions. Il y avait de l’ambiance, ça allait.

Sur ces paroles, le silence s’installa. J’en était à les imaginer « se dégourdir les jambes » quand, enfin, Katrin eut pitié de nous.
-Bon, on vous raconte. Vous vous souvenez du Baltic de Tenerife ?
-Oui…
-Eh bien, on l’a retrouvé à Dakar…
Comment ne pas avoir gardé en mémoire ce Carita, un Baltic trader fatigué, descendu laborieusement depuis la Scandinavie ? Il trimballait pas mal de monde : il y avait en effet à bord un skipper, un équipage d’opérette recomposé au fil des escales et une douzaine de passagers payants qui rêvaient de tour du monde.

C’était dans l’air du temps au début des années soixante-dix : presque tous désarmésdésarmé : dégarnir un navire de ses agrès et de son équipage. au même moment lors de la mise en service de caboteurs modernes, ces grosses goélettesgoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. d’avant la première guerre, qui avaient belle allure, s’achetaient pour une bouchée de pain sur les rivages de la mer Baltique. Je ne sais pas combien sont parvenues de l’autre côté de l’Atlantique : entre l’Espagne et les Canaries, nous en avions vu plusieurs, abandonnées et vraiment délabrées. Car ces bateaux construits en pin, parfaits pour les eaux froides, étaient littéralement dévorés par les taretstaret : mollusque qui creuse des galeries dans les bois immergés. dès qu’ils gagnaient des latitudes plus basses.


Carita, un Baltic trader fatigué, descendu laborieusement depuis la Scandinavie !

Nous en avions justement eu une preuve éclatante à Tenerife, à bord du Baltic en question, regréé en ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant.. Nous étions une joyeuse bande dans la cale, aménagée en carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). géant avec un banc d’au moins six mètres de long sur chaque bord, contre le bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). ; il était agréable d’avoir la courbure de la coque comme dossier et de s’accoter à une membruremembrure : pièce de structure transversale de la coque.. Un fond de houle entrait dans le port et le bateau, amarré de façon assez lâche, tapait parfois rudement contre le quai. La soirée battait son plein quand, en même temps que résonnait le choc sourd du bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). contre les pierres, un morceau de bois du calibre d’un manche à balai transperça soudain la coque, juste entre deux convives, à hauteur d’épaule ! Tous les regards fixaient l’endroit. Nous étions médusés. Quelqu’un aurait pu être tué, comme par un coup d’épée, à cause d’un simple débris flottant entre le bateau et le quai… Le plus curieux est que pas une goutte d’eau n’entrait dans la cale : la coque pourrie constituait un joint parfait !

A l’évocation de cet événement vécu en commun, nous n’en pouvions plus de rire. Katrin nous précisa que l’équipage du Baltic avait pris bien soin de couper le morceau de bois à ras du bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord)., au dedans et au dehors, et qu’il n’y eut aucune autre réparation. Sans doute parce que personne n’avait envie de planter des clous dans cette coque fragile comme une coquille d’œuf. Mais on s’esclaffait toujours, poursuivit Katrin, en montrant à chaque visiteur la grosse cheville de bois, souvenir des Canaries.

-Donc, vous avez retrouvé Carita au Sénégal…
-Oui, et ils ne savaient pas quoi faire, parce que leur capitaine était parti avec la caisse. Nous non plus, on ne savait pas quoi faire pour continuer. C’est Sven qui a eu l’idée…
-Je leur ai proposé de remplacer le skipper, gratuitement, à condition qu’ils prennent Skaï en pontéepontée : marchandise arrimée sur le pont.. Bien sûr, ils ont dit oui tout de suite.

Aussitôt dit, aussitôt fait. A en croire Sven, ce fut un jeu d’enfant de transformer la grande bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles. en mât de charge et d’installer le petit Skaï au beau milieu du pont, en travers entre deux panneaux de cale, même pas démâté. Le plein de vivres était fait pour la traversée vers le Brésil d’une quinzaine de personnes, deux de plus n’y changeraient pas grand-chose. Et voilà Skaï parti à la conquête de l’Atlantique. À la voile, par dessus le marché, car il leur arrivait de hisser grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et focfoc : voile d'avant triangulaire. bordésbordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). bien plat, pour profiter à plein du vent arrière ! Sven et Katrin dormaient à bord de Skaï et se relayaient aux quarts : c’était vraiment leur traversée. Sauf qu’ils avaient de quoi bien se dégourdir les jambes sur les trente mètres de pont du gros bateau. Et je comprenais mieux la bonne ambiance qui régnait à bord… C’est dans cet équipage qu’ils ont fait escale à Mindelo, aux îles du Cap Vert, puis à Fernando de Noronha, après une traversée assez lente mais, heureusement pour les réserves d’eau, bien arrosée par les grains.

-Et ensuite ?
-Ensuite, il y a eu un problème.
En contradiction avec son propos, Katrin s’était fendue d’un large sourire.
-Oui, continua Sven. Une nuit, on a confié le quart à un type de l’équipage, et il s’est endormi. On s’est réveillés quand le bateau a talonné sur un banc de sable, pas très loin de Fortaleza. Tout de suite il a fait beaucoup d’eau et il a commencé à se coucher. Tout le monde a embarqué dans les canots de survie et on pense qu’ils sont bien arrivés à la côte. Ce n’était pas loin et le vent portait vers le rivage.
-Et vous ?
-Quand il n’y a plus eu personne, on n’a eu qu’à désarrimer Skaï et à le faire glisser à l’eau. L’étrave était du bon côté, il était prêt à reprendre la mer… On a pu éviter les brisants en suivant une sorte de chenal qui se trouvait entre le banc et la côte. Après, on est restés au large jusqu’à Saõ Luis, peut-être quatre cents miles plus loin. La seule carte qu’on avait était celle de cet estuaire. Là, on a essayé d’avoir des nouvelles du naufrage, mais personne ne savait rien.

Toujours d’après Sven, le reste ne fut qu’une formalité tant le vent et le courant les amenèrent vite vers les Caraïbes, via Belém sur l’Amazone et Cayenne en Guyane. J’imaginais malgré tout que certaines traversées dans l’alizé costaud, du genre de celle du canal de la Dominique, justement, relevaient plutôt de l’épopée que de la promenade. Mais après tout, ces deux-là avaient déjà été assez gonflés pour aller du Danemark jusqu’à Dakar dans leur esquif, avant de traverser un océan sur un Baltic complètement pourri…

(juin 1977)