Sur les ondes de la Guyane

« Il est treize heures sur FR3-Guyane, l'heure du journal, présenté par Noël Graveline. » La lumière s'allume, ça y est, je suis en direct : calé sur le rythme idoine, j'égrène les nouvelles du jour, passant des états généraux des prostituées de Lyon à l'évocation d'une découverte dans le domaine des prothèses visuelles et auditives. Inutile de préciser que je suis totalement déconnecté de ce que je raconte...

J'en suis là car, lassé des tergiversations de Spirou qui devait être notre premier client pour une coque en ferro-ciment, je suis allé voir la radio locale -tout le monde l'appelle encore Radio-Cayenne-, qu'on dit à la recherche d'un journaliste. Effectivement, le chef du bureau d'information m'a conduit illico auprès de son patron et cinq minutes plus tard je me retrouvais dans le studio pour des essais de voix. Moi qui venait de la presse écrite, j'avais bien sûr besoin d'un brin d'apprentissage, par exemple pour respirer sans bruit, mais par chance ma voix passe très bien, à en croire le technicien. Le lendemain, j'y retournais pour me familiariser avec l'enregistrement et les diverses techniques radio et télé. Car je suis également pressenti pour présenter les journaux de la télévision !

Je retrouve ainsi un peu de l'ambiance caractéristique des rédactions, celle-ci étant animée par une fine équipe couleur locale menée par Georges, un animateur assez foutraque que nous reverrons souvent en dehors de son activité. En revanche, j'ai moins de plaisir à m'installer à mon bureau, car ce meuble métallique est exactement semblable à celui que j'avais à La Montagne, le quotidien où j'officiais avant de partir sur les mers, avec le même sous-main, le même téléphone, le même bloc-calendrier et la même corbeille. C'est comme une hallucination, j'en aurais presque le cafard.

Il y a malgré tout de bons moments, en particulier quand j'entends parler d'un de mes prédécesseurs, qui est une légende ici. Il s'agit de Léo Monnely, passé par la suite sur une antenne nationale. Ce type était vendeur de Coca-cola à Cayenne quand on est venu le chercher, Dieu sait pourquoi, la radio ayant besoin de monde. Ses débuts ont été fracassants. Trois exemples : « La Tch… la Tch… Euh… ce pays dont la capitale est Pwague. » À une arrivée de course cycliste (il était lui-même coureur et un critérium à son nom existe désormais en Guyane, avec arrivée et départ à la station de radio) : « Et voila Untel qui passe la ligne d'arrivée avec une minute et ...soixante secondes de retard sur le vainqueur. » -Deux minutes, souffle une voix. « Non ! Une minute et soixante secondes ! » Et le dernier, à peine croyable : « Le pape Paul… Paul… V 1 ». Tout est possible sous les tropiques…

Quant à moi, marin de passage, je fais ma première intervention à l'antenne pour donner la chronique sportive du journal de la mi-journée. La déprime gagne du terrain maintenant que je connais mon rôle de soi-disant journaliste. Voici le déroulé des opérations : le technicien de service enregistre le journal de Paris, qui est envoyé par satellite, puis je dois transcrire au stylo le baratin de mon collègue de métropole pour pouvoir le restituer entre les interviews et les documents sonores. Il me faut donc découper la bande fournie par le technicien, y insérer des blancs et parler environ trente secondes sur chaque blanc. Un bricolage assuré aux ciseaux et au ruban adhésif car dans toute la station il n'y a pas une seule colleuse de bande magnétique ! En dehors des deux journaux parlés venus par l'espace, la station est reliée au monde par un téléscripteur de l'agence AMNOR, qui n'est d'aucune utilité pour la Guyane et, de toutes façons, l'engin est en carafe la plupart du temps.

En plus des lacunes de matériel, il y a des facteurs humains qui seraient inimaginables ailleurs que sous ces latitudes. Un matin, par exemple, nous avons eu un aperçu de la décontraction très guyanaise de cette station : en nous levant, nous mettons la radio pour avoir l'heure. Silence complet. J'ai l'explication en arrivant sur place. Les deux techniciens avaient fait la fête la nuit précédente au point d'être incapables de rentrer chez eux et ils ne s'étaient pas réveillés. À l'heure de prendre l'antenne, n'ayant pu les joindre, le directeur et le journaliste se trouvaient seuls devant des pupitres qu'ils étaient incapables de faire fonctionner. Ce jour-là, les émissions ont commencé vers 9 heures 30 au lieu de 6 heures, ce dont les auditeurs ne s'émeuvent guère, m'a-t-on confié, car c'est déjà arrivé quelques fois…

Mon rôle de journaliste est à l'avenant… Tout ce qu'on me demande, c'est d'avoir une voix comme-ci et comme ça. Sans parler de ma promotion à la télé, qui va m'obliger à porter costume et cravate. C'en est trop, je lâche la station après quelques jours, l'essentiel étant acquis. En effet, Spirou, qui dînait en compagnie de Mireille, a été estomaqué de mettre les infos et d'entendre : « Voici maintenant le journal de treize heures, présenté par Noël Graveline. » Il s'est dit que j'allais lui faire faux bond et il a confirmé la commande de son bateau l'après-midi même !

Qui l'eût cru ? J'ai été réembauché ensuite par l'ORTF local et cela a été un réel plaisir. C'était pour construire la baraque foraine où l'Office devait faire sa promotion, sur la place des Palmistes, à l'occasion de la fête de Cayenne !

(juin-juillet 1975)