La mine de Sophie

En ce début de matinée à Rochambeau, l'aéroport de Cayenne, j'assiste à une scène qui me rappelle notre escale carburant à Port-of-Spain. Là encore, et pardon pour le cliché, des noirs aux torses luisants de sueur font rouler des fûts de gas-oil jusqu'à une paire de planches inclinées. En l'occurrence, ils chargent ces barils dans la carlingue d'un bimoteur de la GAT (Guyane Air Transport), rustique appareil affichant en larges caractères son immatriculation américaine. Une nouvelle bizarrerie guyanaise, à l'instar de la cargaison que les ouvriers coincent entre les sièges en compagnie des fûts, bouteilles de gaz, bidons d'essence, tronçonneuses, lampes à pression et autres matériels éminemment prohibés dans un avion.

Quand j'en fais la remarque à Guy, le pilote, je n'obtiens, en guise de réponse, qu'un long soupir. Il faut dire que notre nouvel ami vient de vivre deux ans d'aviation de brousse en République Centrafricaine et au Gabon. Notamment en tant que pilote personnel d'Omar Bongo, « qui voulait des noirs à tous les postes de sa république, mais surtout pas aux commandes de son avion ». Ses débuts tout récents en Guyane, comme second pilote de la GAT, ne l'ont pas dépaysé, transports d'armes mis à part : batterie en panne, « mais il y a des câbles dans la soute de façon à appeler un pick-up à la rescousse », incendie dans le tableau de bord, ou poulets et même cochons vivants qui se libèrent de leurs liens en plein vol. En bon marseillais, Guy possède une réserve inépuisable de sketches mettant en scène amateurs de safaris, pseudo rois nègres ou même simple passager curieux : « Qu'est-ce que c'est que cette montre ? » -C'est l'altimètre. « Ah... Et à combien on vole ? » -3 000 mètres. « Mais c'est pas marqué 3 000.» -Parce que c'est en pieds. « Alors pourquoi ça s'appelle un altimètre ? » À ce point de la conversation, explique Guy, pour couper court, je débranche le pilote automatique et je me dirige vers un nuage noir plein de turbulences…

Assis à côté de lui pendant le vol, je me garde donc de la moindre question, bientôt fasciné par cette Guyane infinie que les aviateurs ont parfois comparée à une marmite de petits pois baignant dans leur jus : de la verdure à perte de vue et des collines bien rondes qui émergent de partout. Comme jalons, nous survolons d'abord la Sinnamary, plus loin, quelques beaux affleurements rocheux qui trouent la forêt, puis nous passons la Mana et apparaît enfin la petite piste en latérite où nous devons atterrir. Depuis notre première rencontre, Guy sait que les choses de l'air me passionnent, raison de ma présence à son bord et, sur la foi d'un lointain cursus en école de pilotage, il me laisse les commandes. Durant les dix minutes de la descente, sur ses indications, je joue ainsi du manche, du palonnier et du compensateur, surpris de constater que ce lourd BN-2 est plus facile à manœuvrer que le petit Jodel pratiqué autrefois à Issoire. Il reprend la main pour faire un tour au-dessus du camp de Sophie et des installations de sondage de l'affréteur du vol, le BRGM. Un Bureau de Recherches Géologiques et Minières peu regardant sur qui occupe la place libre à droite du pilote, merci à lui ! Puis c'est l'atterrissage, très impressionnant. Non seulement la piste est juste assez longue pour l'appareil, mais elle est de plus barrée en entrée par les berges abruptes de la criquecrique : en Guyane, désigne une rivière ; ailleurs, petite anse. Sophie et à l'autre extrémité par un relief escarpé, précédé d'un marigot où est en train de se décomposer l'épave d'un Piper Cub.


De la verdure à perte de vue, émerge enfin la petite piste en latérite de Sophie.

Parlons de Sophie. De l'or y fut découvert en 1854 et, à son apogée, sous la houlette de l'entrepreneur Saint-Élie, le site abrita une exploitation aurifère forte d'un millier d'âmes placées sous l'autorité de cinq gendarmes, la petite cité disposant d'une école, d'un dispensaire, d'une église -toujours restée sans curé- et d'un cimetière. La mine a été fermée au début des années soixante et, avant que le BRGM ne vienne avec une petite équipe d'une vingtaine de personnes procéder à des sondages pour évaluer ce qu'il reste du filon, seuls deux orpailleurs restaient encore à Sophie, faisant du "petit l'or " sur les vieux placers, à la masse, au tamis et à la battée. Les dénommés Magloire et Lambert obtiennent ainsi leurs 1 200 grammes d'or, bon an mal an, heureux de leur sort loin de la civilisation.


Le sondage du BRGM pour évaluer ce qu'il reste du filon de la mine de Sophie.

Un des tamis de Magloire, l'un des derniers orpailleurs de Sophie.

Pendant que les ouvriers délestent l'avion de sa cargaison, nous partons, Guy et moi, à la découverte des ruines de cette mine d'envergure, titanesques excavations, lacs et falaises issus des travaux de l'homme, centrés sur une énorme station de pompage avec des diesels et de puissantes pompes à turbine, d'où part un réseau de gros tuyaux et de voies ferrées pour wagonnets. Le plus remarquable est que la totalité de ces équipements est arrivée sur place au moyen de pirogues remontant la Mana et la criquecrique : en Guyane, désigne une rivière ; ailleurs, petite anse. Sophie. Près du petit pont sur la rivière, nous contemplons le légendaire canoë en aluminium que Pierre Dubernat a amené sur son dos depuis Saül, en ouvrant son chemin au sabre sur près de soixante kilomètres ! Le fameux navigateur solitaire -quatre traversées de l'Atlantique au compteur- reconverti en chercheur d'or non moins sauvage n'était toutefois pas le premier sur cet itinéraire, car le père Didier, de Saül, s'y était déjà frayé un passage pour qu'au moins une messe soit dite à Sophie.

Justement, la cloche de bronze de l'église nous appelle au repas de midi, la bâtisse aux bancs particulièrement inconfortables servant maintenant de réfectoire. Une poignée d'Haïtiens et de Saint-Luciens nous rejoignent depuis les baraquements du personnel, bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord).s de longues perches où sont suspendues les antennes qui leur permettent de capter les nouvelles du pays. Pour leur part, les Bonis de ce petit chantier cosmopolite ont tué quatre cochons-bois et nous faisons ripaille, anticipant sur la fête-cochon du soir : riz et fricassée de gibier, menu de brousse aussi roboratif qu'un repas marin de riz et de poisson frit.

Il nous reste malgré tout assez d'énergie pour explorer ensuite une grande carrière repérée d'en haut pendant l'approche, à la recherche de morceaux de quartz aurifère du genre de ceux que nous a montré Magloire. Vaine tentative, car nous n'aurons jamais l’œil de ce Saint-Lucien qui hante Sophie depuis 1912. En revanche, en progressant au sabre dans les taillis, nous trouvons des quantités de vestiges oubliés. Moi qui rêvais parfois de récupération dans les stations baleinières abandonnées de l'Antarctique, j'en ai sous les yeux l'équivalent tropical. Bien mieux, nous disposons d'un bimoteur prêt à ramener nos trouvailles ! En effet, le BRGM laisse Guy libre de faire ce qu'il veut lors des vols incomplets ou à vide. Piqués par les mouches, lacérés par les herbes et les épines, suant sous le soleil et courbés sous la charge, nous accomplissons une besogne de chiffonniers en arrachant à la brousse des centaines de mètres de gros fil de cuivre qui courent partout. Il reste à faire le devis de poids au moyen d'un peson accroché sous l'aile de l'avion : nous avons bien gagné la douche et le coca glacé servi par Rose, la cantinière, prélude au repas du soir pris en compagnie de l'équipe de relève à la sonde, où l'on travaille jour et nuit.


Des ruines de la mine d'or, nous tirerons des centaines de mètres de gros fil de cuivre.

Le pont sur la criquecrique : en Guyane, désigne une rivière ; ailleurs, petite anse. Sophie et le canoë de Pierre Dubernat.

Avant d'embarquer, chaque pièce est pesée sous l'aile du BN-2.

Le lendemain, à la fraîche, nous complétons la récupération du cuivre et nous l'entassons dans l'avion avant d'aller visiter les bâtiments délabrés de la mine. Nous y voyons un tour, un énorme groupe électrogène qui a l'air en état de marche, un bulldozer à moitié enfoui, des pompes, des moteurs, des outils. Sur un plancher pourri, à cinq ou six mètres de hauteur, un tracteur Massey-Ferguson tout neuf attend celui qui sera capable de le ramener au sol. Nous jetons notre dévolu sur une cisaille de bonne taille, impeccable sous une épaisse couche de graisse, qui sera facile à négocier à Cayenne. La transporter jusqu'à l'avion n'a pas été une mince affaire et, devant le poids qui s'affiche sur le peson, Guy hésite un peu, car la piste ne permet pas le décollage à pleine charge. « On partira tôt, quand l'air est plus porteur, ça doit passer... » Devant mon air songeur, il ajoute : « Ne t'inquiète pas, je suis dans l'avion, moi aussi. Je tiens à ma peau ! »

Sur ce, poussés vers nos hamacs par une chaleur insupportable, nous y évoquons des cargaisons futures aux frais de la princesse BRGM. À ce moment de la journée, le soleil est le maître. Presque rien ne trouble la quiétude du camp, seuls s'animent le perroquet familier qui mange ses goyaves et la tortue ramenée par les chasseurs qui cherche à sortir de sa cage. Même les acharnés des dominos ont cessé de plaquer leurs pièces à la mode d'ici, comme s'ils voulaient casser la table. Après la sieste, nous nous enfonçons à nouveau dans les layons en parcourant ce qui reste du filon en surface. Là où se trouvaient des collines miroitent maintenant des lacs en enfilade atteignant parfois trente mètres de profondeur. La fièvre de l'or a transporté les montagnes avant que Magloire et son compère ne prennent la suite avec leur travail de fourmi. Sophie, on l'imagine, est plus agréable qu'à l'époque de la mine, les martin-pêcheurs, les papillons et la brousse remplaçant avantageusement le grondement de la mécanique. Au retour, en essayant un raccourci qui n'en est pas un, nous nous heurtons à une authentique parcelle d'enfer vert, en bordure de marais pestilentiels bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord).s d'épineux et d'herbes tranchantes comme des rasoirs. Infernal à ce point, c'est rare.

Levés avant l'aube, le jour du retour, nous découvrons que la forêt est encore léchée par les brumes et, surtout, que la latérite de la piste disparaît sous de grandes flaques, suite aux déluges de la nuit. Guy estime que le décollage est possible malgré tout et nous nous installons dans le BN-2 après l'avoir reculé au plus près de l'extrémité de la bande. Là, il fait longuement chauffer les moteurs, puis les met à plein régime en tenant l'avion aux freins. La carlingue vibre de partout, secouant notre chargement installé entre les sièges. Enfin, libéré, l'appareil prend de la vitesse en cahotant au milieu des gerbes d'eau boueuse soulevées par le train d'atterrissage et Guy l'arrache du sol une vingtaine de mètres avant la cassure de la criquecrique : en Guyane, désigne une rivière ; ailleurs, petite anse. Sophie. Ouf !


À l'aube, Guy estime que le décollage est possible malgré la brume.