Brimborions

Sur le point de clore le chapitre guyanais, je déplore de manquer de place pour partager davantage les saveurs si particulières de ce pays. Une dernière rasade avant de reboucher la flasque aux souvenirs ?

Les bois
La première fois que je suis entré dans une scierie, j'ai regardé sous mes chaussures pour voir dans quelle déjection j'avais bien pu marcher. Il n'y avait rien, mais l'odeur ne laissait aucun doute. Devant mon embarras, l'employé partit d'un grand rire :
-Je suis en train de débiter du bois-caca !
Aussi dénommé goupi, ce bois teinté de rose -à défaut d'en avoir le parfum- est l'une des essences les plus couramment utilisées en Guyane et j'aurais maintes occasion d'en discerner la présence par la suite. Telle fut mon initiation à l'un des pans les plus riches de la nature en ce pays, puisque les espèces d'arbres répertoriées y sont presque au nombre de deux mille, la liste s'allongeant chaque année.

J'allais ce jour-là me renseigner pour des matériaux destinés au chantier du bateau de Spirou et sur les conseils de l'ouvrier je sélectionnais du couali pour les couples, de l'angélique -le teck de Guyane- pour les poutres, du grignon fou pour le mannequin et du yayamadou-marécage pour le chemin de travail (les poteaux de l'échafaudage, déjà sur place, étaient faits d'un bois venu de l'autre bout du monde, à savoir le pin créosoté portant à l'origine des fils téléphoniques). Le bois local, insuffisamment sec, nous a posé bien des problèmes à force de travailler (il est même le seul à travailler autant en Guyane, disent les mauvaises langues). Au moins était-il possible de le scier normalement, au contraire de certains bois durs, bois de fer ou bois-serpent, par exemple, gorgés de silice au point d'arracher des étincelles aux tronçonneuses, de désaffûter un rabot en deux minutes ou de griller un foret en acier rapide ; quant à planter des clous dedans, c'est impossible sans avoir fait un avant-trou à la chignole et encore, quand on tape sur le clou, il "chante" exactement à la manière d'un piton d'alpinisme pénétrant une fissure de granit. 


Préparation d'un couple en couali du bateau de "Spirou".

Chaque occasion de travailler du bois, en Guyane, est l'occasion d'en découvrir l'odeur particulière : cela peut sentir le café, la vanille, le pain d'épices, la pâtisserie, l'encens, la rose, le vieux grenier et bien d'autres choses indéfinissables qui troublent l'esprit. Il n'est pas si fréquent de découvrir une telle gamme d'odeurs nouvelles, étranges, un peu envoûtantes.

Les noms créoles qui désignent ces essences sont pleins de saveur : bois-citronnelle (dans lequel les hommes des fleuves taillent leurs pagaies), bois-perdrix (celui des graines de panacoco), bois-grage-rouge joliment tacheté, bois-la-morue, bois-cathédrale ou bois-flèche (avec lequel les Indiens font leurs pointes de flèche), amourette dont on fait les archets, œil-vermeil, etc. Certains bois sont fragiles et légers et ne peuvent servir qu'à construire des radeaux, à l'instar du bois-canon ou bois-trompette, d'autres au contraire ne flottent pas du tout, comme le moutouchi ou le boco-marbre, qui est le bois le plus dense de la planète.

Nous souhaitions, Mireille et moi, agrémenter Chercha-Païs d'un peu de cet exotisme, aussi avions-nous passé une petite commande au forestier de Cacao : du cœur-dehors pour nos planchers, du chawari pour le cockpit et du bois-violet, c'est-à-dire de l'amarante, pour la barre. On a vu ce qu'il est advenu de la scierie de Cacao et cela ne s'est donc pas concrétisé. Nous avions été initiés à l'utilisation de ces bois en construction navale par Philippe Puisais, un voisin de Pierre, compagnon de route du Joshua de Bernard Moitessier à la barre de son Cap Horn, qui avait le projet d'imiter Peter Tangvald : depuis des années, il amassait les bois précieux et les faisait sécher soigneusement, rêvant devant la maquette de l'élégante goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. qu'il avait dessinée et pensée dans les moindres détails ; toutes les machines à bois étaient en place sous son hangar, quatre tonnes de plomb bien difficiles à réunir en Guyane attendaient d'être fondues pour le lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité., etc. Nous pensions assister aux débuts d'une construction modèle, au lieu de quoi cet homme, pourtant cultivé et très à l'aise financièrement, a commencé par devenir un témoin de Jéhovah au prosélytisme envahissant, avant de disparaître en forêt, pris par la fièvre de l'or. Aux Antilles, c'est le rhum qui fait des dégâts, et ici, c'est l'or...

Les bêtes
La première fois que j'ai tiré une chasse d'eau, en Guyane, une flopée de grenouilles a sauté hors de la cuvette ! Telle fut mon introduction au monde des terriens de ce pays. On y vit de façon normale, en apparence, mais en réalité on est contraint de partager son toit avec une faune omniprésente. C'est parfois tout comme chez nous, dans le Midi, en ce qui concerne les geckos, par exemple, mais le plus souvent on se trouve en présence de créatures de grande taille, car l'environnement chaud et humide a favorisé le développement de nombreuses espèces. Les cigales font autant de bruit qu'une tronçonneuse (parmi celles qui se brûlent à notre lampe à pétrole, nous en avons retrouvé une de douze centimètres d'envergure !) et un banal rhinocéros emplit une main (sur la photo, c'est celle de Mireille et non d'un enfant). Il y a même matière à jouer les découvreurs, comme cela nous est arrivé avec un curieux insecte bleu métallisé, porteur d'antennes démentes, qu'aucun spécialiste n'avait encore vu à l'Orstom. On s'y fait. Notre chat lui-même a pris le pli. Chez Pierre, hormis les matoutous déjà évoquées, nous cohabitons de la sorte avec le lézard qui partage sa gamelle, avec le crapaud qui déambule benoîtement sous son nez et avec trois rainettes, l'une aux toilettes, l'autre à la douche et la dernière à l'évier.


Un rhinocéros dans la main de Mireille.

On change d'échelle en passant au jardin, car beaucoup de propriétés n'ont pas de limite bien définie par rapport à la forêt. Ainsi avons-nous vu passer de petits caïmans à vingt mètres du chantier du bateau de Spirou et quand nous étions à l'apéritif chez Jean-Paul, les adorables oiseaux-mouches de l'après-midi cédaient la place à des chauves-souris mangeuses de bananes qui avaient l'air de sortir d'un film d'épouvante. Sans parler du boa qui est venu visiter Cassauto : funeste initiative, car il a fini en ragoût. Nous avions une dizaine de côtelettes chacun dans nos assiettes et ce serpent a été le clou d'un joyeux 6 décembre, dont doivent encore se souvenir une québecoise de passage qui fêtait son anniversaire, et Toni, célébrant pour sa part celui de l'indépendance de la Finlande, le tout sous des torrents de musique brésilienne entrecoupée par la danse à Saint-Dilon.


Un boa capturé par Pierre à Cassauto.

Cette proximité entre la ville et les bêtes sauvages m'a fait forte impression : en allant voir Jean-Paul, sur une piste bordée de maisons, on voyait un jour un beau lézard ocellé filer vers les pri-pri, le lendemain, un iguane traversait dans l'autre sens avec une démarche de science-fiction et une autre fois, il fallait donner un coup de volant pour éviter d'écraser un tatou, tandis qu'à la nuit tombée, nous nous amusions à suivre les déplacements des pians, ces opossums qui tiennent du rat et du cochon d'Inde et qui ont l'habitude de marcher sur les fils électriques en faisant balancier avec leur longue queue.

Parmi les mammifères, nous ne pouvions que succomber au charme du coati. Une créature évoquant un raton-laveur qui aurait une longue queue annelée et un museau très pointu -c'est d'ailleurs la signification de son nom en langue indienne- ; cet animal familier a un pelage court très fourni, des yeux de renard, de bonnes dents et fait montre d'une agilité extrême. C'est un plaisir de le voir sans cesse jouer, gambader, sauter, escalader et chahuter avec qui veut s'occuper de lui. Indépendant comme un chat, il passe tout naturellement de la maison à la forêt, mangeant de tout et dormant dans les arbres, sans rien perdre de sa fantaisie. Un coati sauvage a ainsi eu son heure de célébrité à Cayenne en dérobant, des mois durant, une seule chaussure de chaque paire imprudemment laissée sans surveillance à la piscine du Montabo ; il a fallu de longues recherches pour découvrir son repaire et ce ne fut pas commode de lui reprendre le trésor qu'il a mis toute son ardeur à défendre !


Un coati, animal joueur au possible.

Les gens
La première personne à qui j'ai adressé la parole en Guyane, on l'a vu, a été François Suski. J'ai évoqué dans ces pages plusieurs autres figures marquantes d'aventuriers, un mot non encore galvaudé sous ces cieux, et pour compléter le tableau, il me faut parler des légionnaires. La Légion Étrangère s'est installée à Kourou une grosse année avant notre arrivée et c'était un spectacle peu banal que de voir leurs véhicules blindés sagement rangés devant les HLM où ces soldats étaient hébergés. Les bâtiments avaient été édifiés à l'origine pour les ouvriers employés à la construction de Centre Spatial et les blocs voisins abritaient alors les techniciens australiens du programme Europa. La cohabitation entre les épouses de ces derniers, condamnées à l'oisiveté, et les légionnaires, pleins de fougue, s'est très bien passée et l'on en a longtemps fait des gorges chaudes dans le milieu de l'exploration spatiale !

La mission principale de la Légion était donc de sécuriser le Centre Spatial, mais il allait s'écouler des années avant que le programme Ariane ne débute et ces soldats rompus à toutes les embûches des régions tropicales ont été affectés à l'ouverture de la "route de l'est", en direction du Brésil. Ce fut une véritable aventure, dont nous avons eu un aperçu à Pariacabo, le port de Kourou, en rencontrant un légionnaire qui était ce jour-là, de son propre aveu, « défoncé comme un terrain de manœuvre ». Sa vie de perceur de route, au bout du monde, quelque part entre Saint-Georges et Régina, était digne d'un roman du siècle précédent : nous imaginions un chantier lancé à grand renfort d'engins de génie civil, alors qu'en fait, ses compagnons et lui s'épuisaient à ouvrir à la tronçonneuse un "layon militaire" tout juste assez large pour le passage d'une patrouille. Apparemment, c'était le genre de défi propre à séduire ces hommes à part, une forme de guerre dans laquelle la Légion a d'ailleurs perdu pas mal de combattants. Notre interlocuteur semblait même goûter particulièrement les périodes pendant lesquelles les légionnaires, suite à quelque débordement à Kourou, avaient pour punition d'être privés d'outils mécaniques. Renvoyés alors au temps des forçats, sinon des esclaves, en étant contraints d'abattre les arbres géants au sabre, ces "forceurs de jungle" n'en poursuivaient pas moins leur mission… (Long de 230 kilomètres, ce premier layon, élargi au bulldozer dans les années quatre-vingt, a fini par devenir la route RN2 en 2003, au terme de cinquante ans de travaux. À l'aboutissement de cette route, le pont lancé au-dessus du fleuve-frontière a été achevé à l'été 2011 ; à l'heure où j'écris ces lignes, en janvier 2017, il n'est toujours pas entré en service, pour des raisons qui ont à voir avec Kafka, à moins que ce ne soit Ubu...)


Élargissement du layon de 230km ouvert à la tronçonneuse par les légionnaires.

Cette parenthèse refermée, revenons quarante ans en arrière. En poussant à fond dans l'autre sens le curseur de la nature humaine, on aboutissait à cette époque à Bourda, qui était un peu le quartier latin de la Guyane. C'est là que résidait Spirou, et ce n'était pas par hasard car la plupart des artistes du pays avaient élu domicile sur les pentes de cet agreste monticule des environs de Cayenne. S'y trouvaient notamment Georges, l'extravagant animateur de Radio-Guyane, un couple d'illustrateurs sympathiques et talentueux, les Deshiles, si ma mémoire est bonne, un sculpteur dont le nom, en revanche, ne me revient pas, Alain Laborde, un peintre qui exposait en Amérique du Sud et aux Antilles, ou encore Bernard Mathon, un auteur de nouvelles d'anticipation, qui venait à l'occasion jouer du Bach, à la flûte, sur le chantier du bateau de Spirou. Spirou, celui-là même qui a réussi à mettre en contact deux mondes a priori étrangers à tout jamais, en embauchant des hommes de la Légion Étrangère pour le bétonnage de la goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. de Captain Caraïbe !

(1975-1976)