Cours de castillan en accéléré

L'histoire qui suit pourrait également s'intituler Un nazi, un manchot : deux grands voleurs. Elle commence là où nous avons fait la connaissance d'Eddy, à l'astillero à peu près à l'abandon que la compagnie OTICA possède dans l'anse déserte de Pamatacualito. Quelques jours passent jusqu'à ce que Carlos, le gardien des lieux, nous prévienne qu'une voiture va venir nous prendre, le lendemain matin. Nous pensons que c'est pour notre livraison, mais pas du tout. À Cumana, Mireille et moi sommes conduits dans le bureau du patron de la firme, qui nous reçoit comme si nous étions de vieilles connaissances.

Heppner, ainsi se nomme-t-il, est un Allemand d'un certain âge, portant beau et parlant espagnol avec un accent épouvantable. Vu ma maîtrise de la langue de Cervantès, c'est en anglais qu'il nous explique son problème : il y a deux ans, il a commandé à un Américain, de passage en voilier, la construction d'un bateau de pêche en ferro-ciment. Mais l'homme est parti sans prévenir pour retrouver sa copine à Sainte-Lucie, laissant le chantier en plan, dans ses ateliers de Cumana. Herr Doktor, comme on l'appelle ici, mis au courant du matériau dont est fait Chercha-Païs, voit donc en nous ses sauveurs.

Notre interlocuteur est très déçu de constater que son enthousiasme n'éveille aucun écho. Il se trouve que notre pécule guyanais est à peine entamé et que nous rêvons surtout de mouillages aux eaux cristallines. Heppner insiste en expliquant qu'il place de grands espoirs en ce petit chalutier, prototype d'une série à venir pour laquelle il pense obtenir une importante subvention. Il commence à parler d'argent pour notre contribution et les sommes évoquées inspirent le respect. Sans compter qu'il fait miroiter un véritable pont d'or si nous revenons en fin d'année pour superviser la construction de la flottille. Bon, discutons. Je commence par demander, au cas où nous accepterions, s'il mettrait une voiture à notre disposition, arguant de notre isolement à Pamatacualito. Il promet tout de suite de nous confier une Coccinelle et nous offre même l'essence (nous comprendrons pourquoi, en découvrant à quel tarif ridicule le carburant est vendu dans ce pays qui regorge de pétrole). Je demande aussi à ce que nous puissions disposer des moyens du chantier pour notre propre usage. No problem, répond-il en nous emmenant d'autorité voir le navire dont il s'agit, en fait une grosse lancha, dont le ferraillage est bien avancé.


Le ferraillage du chalutier est déjà bien avancé quand nous prenons le chantier.

Voilà pour le nazi (c'est une quasi certitude, sachant qu'il a quitté l'Allemagne en 1945 et qu'il n'y est jamais retourné, au contraire de sa femme, qui part souvent là-bas, dans sa famille). Le manchot, maintenant. Songeant à mon problème avec l'espagnol -les gens d'ici se targuent de pratiquer un parfait castillan, mais en fait ils mangent affreusement tous les mots-, j'ai tout de suite pensé à m'adjoindre el Mocho, un personnage peu banal rencontré à notre arrivée dans ces eaux. Comme le souligne son surnom local, Charlie est en effet dépourvu de bras, sans même un moignon, côté gauche. Quand on le questionne, il parle tantôt de l'explosion d'une grenade, tantôt d'une attaque de requin. Ce doit être beaucoup moins glorieux… En tous cas, Charlie est impressionnant de débrouillardise, j'ai pu le vérifier en allant à la chasse sous-marine en sa compagnie -comment peut-il bander le sandow de son fusil avec un seul bras ?-, ou en passager de la jeep qu'il conduit à fond de train, s'attirant d'ailleurs de fortes inimitiés : « Mocho, si tu continues à traverser notre village comme ça, on te coupe l'autre bras ! ».

Avec sa femme, dite évidemment la Mocha, et leurs enfants Philippe et Sylvie, Charlie patrouille depuis des années à bord d'un gros voilier en acier baptisé Chantalou, sans jamais sortir des eaux vénézuéliennes, ce qui éveille quelques soupçons. Nous en aurons confirmation plus tard, en Martinique, en rencontrant un jour ceux qui étaient les véritables propriétaires de Chantalou : au courant de tout, ils étaient totalement impuissants face à leur voleur, bien à l'abri dans un pays qui n'extrade personne.

Pour l'heure, marché conclu, Charlie et moi allons terminer le ferraillage de cette coque et en diriger le bétonnage. C'est l'affaire d'un petit mois, entrecoupé de virées à deux bateaux, en fin de semaine, dans les îles du secteur.


Chantalou devant les falaises de la région de Cumana.

Soit dit en passant, je dois à Charlie, à cette occasion, d'avoir appris à poser des collets ; de mon côté, je lui enseigne les subtilités de la dentelle d'acier qu'est le ferraillage d'un bateau. Il m'épate encore une fois par son habileté, en jouant des dents et de coincements variés entre ses genoux et son unique coude. Ce faisant, jour après jour, nous nous lions avec les ouvriers de l'entreprise, sur qui nous devons absolument compter le jour du bétonnage. Ce n'est pas gagné d'avance, à voir le comportement du "Cumanais fou", du Péruvien obséquieux, de quelques obèses à peine valides et d'un grand nombre de flemmards congénitaux que même le chef du personnel ne parvient pas à tirer de leur léthargie…


Charlie, manchot, mais sacrément habile de son unique bras.

Il y a malgré tout un Juan Manuel, Argentin, qui semble de confiance et qui a l'oreille de ses collègues. Nous tentons de lui insuffler l'esprit qui doit prévaloir lors d'un bétonnage, ouvrage collectif exigeant autant d'efforts que d'application et de persévérance, et je sais par expérience que deux ou trois mauvaises têtes suffisent à ruiner une telle journée. J'en parle aussi à Heppner, lui suggérant de payer double ce jour J et de prévoir un ravitaillement généreux en bières et en victuailles. De bon matin, un mémorable lundi du mois de mars, Charlie lance les opérations en même temps que la bétonnière, où Juan Manuel officie comme chef des mélanges, tandis que le petit Philippe se charge du nettoyage de la cuve entre chaque gâchée.


Charlie lance la bétonnière.

Philippe nettoie la cuve entre deux gâchées...

...et s'active à bétonner les endroits les moins accessibles.

Toute l'équipe embarque à l'intérieur de la coque, où le travail commence par les fonds. Le chef du personnel motive ses troupes, je contrôle du dehors la bonne pénétration du béton et Heppner surveille l'activité de loin. Cela débute assez bien, les gars rigolent et font de leur mieux. Ils ont commencé par le plus commode, avec des surfaces horizontales où il est facile de forcer le mélange vers le bas, Philippe et sa sœur se chargeant de bétonner l'arrière du bateau, où la place est très réduite.


Vérification de la bonne pénétration du béton dans les fonds.

Après le coup de gueule du francès, le travail approche de son terme.

Dès qu'il est question de s'occuper des flancs du bateau l'ardeur faiblit et certains progressent vers le haut en négligeant de garnir correctement le treillis métallique ; à l'inverse, le Péruvien, maniaque, ne décolle pas de son petit coin, tandis que d'autres restent assis confortablement au fond en faisant semblant de s'activer. Le désastre se profile et ni Charlie ni les responsables ne parviennent à remettre de l'ordre dans l'équipe. Hors de moi, j'arrête la bétonnière et dans le silence revenu je crie à tous de sortir sur le pont. Les mots me viennent en espagnol comme par magie.

« Ce que vous faites, ce n'est pas un boulot pour le patron, c'est un bateau ! Il doit naviguer, avec des hommes à bord. Beaucoup de gens ont travaillé pour ça et vous êtes en train d'anéantir leurs efforts. Honte à vous de manquer autant de respect. Allez, on s'y remet comme il faut et après on fera une grande fête ! »

Quand j'y repense, c'était certainement du charabia, mais tout le monde a bien compris l'esprit de la harangue. Ma fougue a fait le reste et le bétonnage s'est déroulé ensuite au mieux, jusqu'à la nuit. Incroyable...

Ceci fait, Chercha-Païs reprend sa route vénézuélienne, vers le superbe lagon de l'île déserte de Tortuga et jusqu'aux baies oubliées de la péninsule de Paria, avant de gagner Fort-de-France où Cécile allait voir le jour. Par courrier, Heppner s'enquiert de cette naissance et nous tient informés de l'achèvement du bateau cher à son cœur. En novembre, Mireille et Cécile ont pris l'avion pour un séjour en métropole et, comme convenu, je mets le cap sur le Venezuela depuis Pointe-à-Pitre. Je ne suis pas encore au point pour naviguer en solitaire et quand un Allemand vient à la nage en pleine nuit, à Prince Rupert Bay, pour demander un embarquement, je ne me fais pas prier. Cet Helmut ne parle jamais et sait tout faire sur un voilier. Il est assez inquiétant, à vrai dire, et chaque fois que je me soulage par dessus bord, par exemple, je m'assure qu'il n'est pas dans mon dos… Craintes infondées, sans doute, et je le débarque à Puerto Sucre avant d'aller m'amarrer au quai d'OTICA.

Le bateau de pêche d'Heppner est là, rutilant de tous ses cuivres, accastillé comme un yacht. Je contemple ce superbe premier exemplaire de la série dont j'allais être le responsable, quand Carlos s'approche. Hay un problema, me dit-il. C'est le moins que l'on puisse dire : Herr Doktor s'est volatilisé depuis deux mois, en emportant la subvention !

(février-mars et novembre 1977)