Le grand manège des tortues-luth

Le Brésil dans le sillage, pour la seconde fois, me voici dans ce coin de Guyane. J'emploie le mot à dessein car la pointe des Hattes constitue l'angle nord-ouest du pays (ces parages de la planète m'ont toujours un peu déboussolé, pour une raison qui m'échappe, et je viens de jeter un œil sur un globe terrestre pour être certain de ne pas mélanger les points cardinaux.)

Ma première incursion à la pointe des Hattes, huit années auparavant, avait été aussi mémorable que désolante. Tout avait commencé un jour où nous refaisions la peinture des ferrures de mât de Chercha-Païs, dans l'anse de Montravel, notre mouillage habituel. Un peu avant l'étale de la marée haute, intrigués par un groupe de "ciseaux" -ainsi nomme-t-on ici les frégates- qui tournoient au-dessus de la plage, nous nous disons, Mireille et moi, que peut-être… Je donne un coup de jumelles qui confirme nos espérances : événement peu fréquent dans cette zone assez civilisée, une tortue-luth est en train de préparer sa ponte et les oiseaux sont là à guetter une occasion de s'emparer de ses œufs.


Une tortue-luth qui commence à creuser son nid.

Parvenus près de la tortue géante qui s'est installée à la limite des grandes marées, laissant derrière elle des traces de bulldozer, nous commençons par admirer ses formes et sa robe bleutée parsemée de taches claires. C'est une bête encore assez jeune, pesant entre deux et trois cents kilos, alors que les plus grosses approchent de la tonne, dit-on, ce qui en fait les championnes de leur catégorie, haut la main. Son profil allongé est très harmonieux, avec un dos marqué de cinq arêtes évoquant effectivement la caisse d'un luth. La référence est peu familière ici et les créoles s'attachent au fait que cette espèce de tortue, véritable fossile vivant, est la seule à ne pas avoir de carapace solide, disposant plutôt d'une peau épaisse tendue sur ces arêtes, d'où le nom de toti cui (tortue cuir) qu'ils lui donnent.


Le début de sa ponte.

La chance nous est offerte de suivre le processus de ponte dans sa totalité, puisque la tortue s'emploie pour l'heure à brouiller ses traces, en battant le sable sur une grande surface à l'aide de ses longues nageoires antérieures. Puis, soufflant de plus belle tandis que ses yeux ruissellent de larmes -celles-ci, longtemps mises sur le compte de la souffrance seraient un mode normal d'élimination du sel- elle entreprend un extraordinaire travail avec ses nageoires postérieures. Sans rien voir, naturellement, elle se sert de ces appendices mobiles dans tous les sens pour creuser un trou circulaire, rejetant le sable au loin, avant d'en agrandir le fond en une cavité sphérique d'une netteté géométrique surprenante. En quelques instants, la tortue y dépose une centaine d’œufs à la coquille molle, gros comme des boules de billard. À peine le dernier est-il libéré qu'elle recouvre le nid, en damant soigneusement son ouverture. Elle recommence alors à brouiller ses traces à grands coups de battoir, telle un oiseau monstrueux qui n'arriverait pas à s'envoler, puis s'en va rejoindre son élément. Elle en ressortira à plusieurs reprises pendant les semaines suivantes pour compléter sa ponte dans d'autres nids, avant de réapparaître un an plus tard, très exactement au même endroit, comme le prouvent les débris d’œufs jaunis qu'elle a mis au jour en creusant son puits. Une prouesse d'autant plus étonnante qu'elle est réalisée au retour d'une migration étirée à travers l'océan sur des milliers de kilomètres !


Retour à la mer avant les autres pontes de sa migration annuelle.

Ce spectacle inoubliable, nous voulons absolument le compléter de celui d'une éclosion. Ce pourquoi, le mois suivant, nous prévoyons une expé-dition à la pointe des Hattes, site majeur de ponte en Guyane, contrée qui est le port d'attache de près de la moitié des tortues-luths de la planète. Cette sortie s'est tout de suite mal présentée. Asphyxiée par des pluies incessantes, l'épave qui nous sert de voiture s'arrête après cent mètres et refuse de repartir ; je vérifie tout, rien n'y fait ; en dernier recours, aidés par Babine-Dodoche, nous tentons la technique risquée du petit feu de bois sous le moteur (trouver du combustible sec est déjà un problème…). Toujours en vain. Nous aurions abandonné le projet si un copain passant par là n'avait proposé d'échanger nos voitures, se sentant motivé par le défi de dépanner la nôtre. Il n'aurait pas fallu accepter. Quand nous parvenons au terme du long trajet vers l'embouchure du Maroni et la pointe des Hattes, sous des trombes d'eau, cela va de soi, la nuit est tombée depuis belle lurette. À peine descendus de voiture, lampes torches en main, prêts à parcourir la plage balayée de pluie et de violentes bourrasques, nous sommes attaqués par des multitudes de moustiques, assoiffés de sang au possible. Dans de telles conditions de temps, c'est incroyable ! Célèbre enfer des moustiques, où les Galibis vivent dans les fumées de perpétuels feux d'écorces, la pointe des Hattes n'a pas usurpé sa réputation. Nous tenons quinze secondes, peut-être, avant de nous en retourner, dépités au plus haut point...


La 2 cv en panne définitive.

Quelques semaines plus tard, nous quittions la Guyane, passant au large de la pointe des Hattes sans y faire escale faute de temps, car nous avions à bord des passagers payants qui devaient prendre l'avion à Trinidad. Un regret de plus à mettre dans la besace idoine. Et voila que l'occasion se présente d'y revenir, au cours d'une navigation entre le Brésil et les Antilles, suite à une cascade de péripéties et à un changement de vie radical.

En effet, c'est désormais avec Michelle que je fais équipe, en profitant de ce nouveau passage en Guyane pour poser le pied là où je n'avais pu le faire autrefois. Ainsi avons-nous jeté l'ancre devant le Grand Connétable, tandis qu'avant de rejoindre la pointe des Hattes, à l'embouchure du Maroni, nous avons découvert l'île du Diable, toujours restée hors d'atteinte à cause de la houle, lors des nombreuses visites de Chercha-Païs aux îles du Salut. Quittant l'île Saint-Joseph, où nous avons fait provision de noix de coco et de bananes, un peu avant la marée basse pour profiter du calme, il apparaît enfin possible de mouiller à la fameuse île du Diable, dans l'anse dite de Bora-Bora. C'est une terre très peu abordée, envahie de végétation, où se distinguent quelques ruines, dont, au sud, dans les rochers qui plongent vers la mer, l'une des deux cases qu'occupa le capitaine Dreyfus (il ne voyait même pas la mer, un mur ayant été élevé devant sa fenêtre...) ; à proximité, subsistent également les restes du petit transbordeur à câble qui reliait l'île du Diable et l'île Royale.


Le treuil qui reliait l'île du Diable à l'île Royale.

Pour ce qui est de la pointe des Hattes, l'heure de la revanche sonne donc aussi en ce 19 juin 1984 dont le journal de bord conserve la mémoire, avec la mention de Karouabo pour l'endroit exact du mouillage. Nous y parvenons avec un fort vent qui s'ajoute au courant portant, juste avant que la nuit soit complètement noire. Tout autour, de grosses tortues-luth nagent en soufflant avant d'aller pondre sur la plage et quelques-unes se heurtent bruyamment à la coque du bateau. Le chat Piou-piou en est terrorisé !


La plage des Hattes.

Au matin, nous arpentons longuement le sable entre Yalimapo et Awala, sur une plage toute chamboulée par les traces des tortues qui sont apparemment plusieurs dizaines à venir chaque nuit, à marée haute. Des débris d’œufs sont dispersés un peu partout, les urubus picorent des pontes ça et là et des chiens errants guettent les petites tortues qui parviendraient à gagner la mer après leur éclosion et la sortie du nid. Le décor, l'ambiance et la topographie des lieux nous rappellent l'embouchure de la Casamance, où nous étions en fin d'année, jusqu'aux huttes des Indiens, dans la forêt côtière, qui font penser au cases de Djogué. Ce n'est pas encore la bonne marée et nous ne trouvons aucune kawana, selon le terme galibi ; nous avons cependant la vision rare d'un caïman qui déterrait des œufs et qui se sauve en galopant, haut sur ses pattes, quand nous le surprenons.


Au mouillage devant la plage la plus appréciée des tortues-luth.

À la haute mer, en revanche, les tortues sortent de l'eau de toutes parts et grimpent péniblement sur la grève comme une armada de chars d'assaut. La longue et épuisante opération de ponte leur prend une heure ou deux, pendant laquelle elles soufflent et grognent, faisant voler le sable, qui retombe même sur leurs yeux. Ces tortues font vraiment peine à voir en cet élément qui n'est pas le leur. Au crépuscule, chassés par les moustiques, nous regagnons le bord.


Michelle et la plus grosse des tortues vues lors de notre escale.

Le lendemain matin, nous suivons à nouveau tout le déroulement de la ponte et, enfin, se présente à nous l'inoubliable spectacle de l'éclosion de plusieurs nids, "couvés" deux mois durant par la chaleur du soleil. Les bébés tortues pesant quarante-cinq grammes environ -c'est-à-dire qu'elles sont cinq à dix mille fois plus petites que leur mère !-, traversent une bonne épaisseur de sable vers le haut, une par une ou en paquet, et se précipitent vers la mer autant que faire se peut, déployant de toutes leurs forces leurs nageoires antérieures surdimensionnées. Elles ne se trompent pas de direction et s'acharnent à franchir les obstacles.


Les bébés tortues émergent de leur nid de sable.

La première vaguelette qui les lèche leur donne une vigueur nouvelle et elles se font culbuter dans le ressac jusqu'à pouvoir nager vers l'eau calme. C'est fascinant et nous avons du mal à nous arracher à la contemplation de ces premiers instants de vie autonome des bébés tortues.


A toutes nageoires vers l'océan !

Une frêle créature dont les chances de survie sont bien minces.

Voilà une rude entrée en matière, dont bien peu réchapperont malgré tout : avant de devenir assez grosses pour se nourrir tranquillement de méduses sans trop craindre de prédateurs, les petites tortues-luth vont en effet servir les appétits féroces des oiseaux de mer et d'à peu près tous les poissons du large. Devenues adultes après un périple à l'échelle planétaire, les survivantes qui reviennent pondre à l'endroit de leur naissance ne sont pas plus à l'abri, hélas. Il est un autre spectacle que nous n'avons pas eu à contempler, fort heureusement, celui des gens du cru qui chassent les tortues en cours de ponte. Je veux bien que tout animal en Guyane -sauf s'il est vraiment immangeable, comme le paresseux- soit considéré comme du gibier, mais le sadisme de ces prédateurs-là dépasse l'entendement : opérant loin des regards, la nuit, au sabre, ils éventrent les tortues, leur prennent le foie, leur coupent les nageoires et les laissent à une agonie affreuse (de nos jours, je l'ai appris avec soulagement, les patrouilles des gendarmes ainsi que de volontaires protecteurs de la nature ont mis fin à cette odieuse pratique).

(mai 1976 et juin 1984)