Les détours du chemin vers la mer

Troublé par ma demande, le menuisier arbore la mine de celui qui ne se laissera jamais convaincre. Je le comprends trop tard, tandis qu’il se lisse les bacchantes. Il n’aurait pas fallu lui préciser que la pièce de frêne dont j'ai besoin est destinée à devenir la barre franche d'un voilier : c’est un domaine inconnu où cet artisan établi au cœur des Combrailles ne voudra à aucun prix se risquer. Sur le point de repartir, je le vois jeter un dernier regard au croquis qu'il s'apprête à me rendre et son visage s'éclaire soudain :
-Pourquoi vous ne m'avez pas dit que vous vouliez un manche de brouette ! 
Une chaleureuse poignée de mains scelle cet accord conclu in extremis entre deux univers étrangers l'un à l'autre. En me remémorant l'anecdote, j'en viens à m'interroger sur ce qui a entraîné vers les océans le pur Auvergnat que je suis.

Cela remonte à loin. J'avais cinq ou six ans, probablement, et je suivais pour la première fois mon grand-père adoré le long de la Gazeille, le ruisseau des montagnes du Velay où ce jour-là il pêchait la truite.
-Tu vois cette eau, me dit-il au début de son parcours, eh bien elle va jusqu'à la mer.
Il n'a jamais réussi à me faire partager sa passion, peut-être parce que je renâclais à l'idée d'embrocher une sauterelle vivante sur l'hameçon, mais quelle porte venait-il de m'ouvrir !

Dès lors, à chaque sortie en sa compagnie, je me munissais d'un de ces fins tubes de verre où l'on garde les gousses de vanille, j'y enfermais un message en lettres bâton et je confiais le tout à un petit radeau lâché au fil de l'eau, rêvant à son périple magique vers l'océan. Messages naïfs et sans adresse auxquels, bien sûr, personne n’a jamais répondu, mais l'histoire a eu un prolongement quelques années plus tard, près de l’immuable lieu des vacances familiales. En cheminant sur une des grèves de Contis-Plage, aux côtés de ce même grand-père qui, mine de rien, m'a tant apporté, j'ai trouvé une petite bouteille contenant un papier manuscrit. Elle avait été jetée à l’eau à vingt milles au large de Gibraltar, par un matelot d'un cargo hollandais, et, vu le temps qu'elle avait passé en mer, elle s'était probablement échouée après une traversée aller-retour de l'Atlantique. C'est en tous cas ce que m'a expliqué son expéditeur, Kornelius Meijer, ravi au plus haut point d'avoir enfin pu établir un contact, fut-il épistolaire, grâce à l'une de ses bouteilles à la mer.

Auvergne oblige, à l’adolescence, je ne connaissais encore que le tout début du chemin vers la mer, à savoir les torrents de la province. Du radeau-jouet de l'enfance, j'étais passé au kayak, ma première embarcation digne de ce nom, et celui qui m'a initié à sa pratique a été la seconde personne à m'ouvrir la voie de la bourlingue. Personnage remarquable que ce Fernand Dantan, artiste-peintre réputé, toujours compétiteur acharné à cinquante ans passés, qui avait l'habitude, la ligne d'arrivée franchie, de se mettre en maillot et de piquer une tête dans le torrent qu'il venait de descendre. Je le vois encore, avec son physique de jeune homme, ressortir tout fumant au milieu des glaçons qui frangeaient les rochers, sous le regard ébahi des autres concurrents transis de froid. Un jour, d'une simple remarque, cet homme m'a tout simplement offert le monde.
-Tu vois, ce kayak, on peut mettre beaucoup de choses dedans et partir très loin avec.

Autrement dit, il me donnait les clés du voyage en autonomie, le maître-mot qui allait régir tous mes grands périples à venir, en kayak, bien sûr, mais aussi à vélo, plus tard en mer, à la voile, et, encore au moment où j'écris ces lignes, sac au dos sur les volcans du globe ou parmi les cimes enneigées. Le soir même, je compulsais les cartes et le projet était arrêté : je partirai au plus près du puy de Sancy où la Dordogne prend sa source et, rejoignant la Gironde, je continuerai par les étangs des Landes et le bassin d'Arcachon, jusqu'au village de Contis où la famille prenait ses quartiers d’été. Parfait, sauf que la famille ne partageait pas du tout mon enthousiasme. Au terme d'une dure bataille, j'ai fini par surmonter le veto paternel, à condition de ne pas partir seul. C'est ainsi que j'ai acheté un second kayak correspondant à mes faibles moyens, c'est-à-dire fatigué et alourdi par les réparations, et que François, fidèle ami du lycée, s'est retrouvé embarqué dans une galère inattendue -sur le "bon" kayak, toutefois- sans avoir eu à argumenter le moins du monde auprès de ses propres parents...

Notre amitié -toujours d’actualité- était à la mesure de cette rude aventure d'un mois, déroulée sur six cent cinquante kilomètres, dont un certain nombre à arpenter le bitume, pour "sauter" les grands barrages qui coupent la haute Dordogne, puis pour traverser le vignoble bordelais vers l'étang d'Hourtin. Nos pires ennuis vinrent d'ailleurs du chariot démontable qui nous permettait ces liaisons, avec sa litanie de pneus crevés et de soudures qui lâchent. Voyage pour le moins humide, entre mon kayak qui fuyait et un certain nombre de dessalages sans gloire, et souvent pénible en raison de longues étapes passées à composer avec le vent, qui n'est jamais l'allié du kayakiste, obligeant à forcer toujours du même bras. En contrepartie, le périple s'est révélé étonnamment varié, faisant se succéder les perspectives sauvages des gorges de la Dordogne, les douceurs de sa vallée moyenne, jalonnée de grottes préhistoriques, de châteaux et de villages perchées, avant l'interlude d'un canal latéral désaffecté et l'élargissement d'une rivière devenue un vaste fleuve bordé de vignes. Là, aux approches de la Gironde, François et moi avons vite compris que la marée impose sa loi aux navigateurs. Puis au long des "courants" qui font communiquer entre eux les étangs landais, nous avons eu la surprise d'évoluer dans un décor amazonien, loin de toute trace humaine, sous un tunnel végétal interrompu par le fatras d'arbres couchés en travers de notre route : le seul courant d'Aureilhan nous a de la sorte imposé une soixantaine de portages. Quelles difficultés pour franchir ces obstacles, mais aussi, ailleurs, que d'emplacements rêvés pour planter la tente ! À l'arrivée, là où le courant de Contis se jette dans l'océan, il n'y avait plus devant nos étraves qu'un horizon infini. Aller au-delà était évidemment impossible, mais ce sentiment de frustration a sans doute été le germe duquel allait naître Chercha-Païs.


L'arrivée à Contis-Plage, terminus obligé pour nos kayaks.

Douze ans vont s'écouler avant que ce "voilier de tour du monde" ne soit mis à l'eau, le temps de passer de l'année du bac à l'âge de l'indépendance financière. En apparence, à l'entrée dans ma vie d'adulte -à vingt-et-un ans à l'époque- l'essentiel de mon énergie était consacré aux activités du Groupe Spéléologique Auvergnat, ne laissant que le strict minimum à des études de géographie, puis à une carrière de journaliste embrassée à la volée. Cependant, dans mon esprit, sans en avoir conscience, je cheminais vers la mer. Sinon pourquoi, auparavant, ma passion des maquettes m'aurait-elle fait assembler autant de voiliers ? Pourquoi aurais-je tracé au mur de ma chambre le profil d'un Challenger, un voilier dont les lignes tendues me fascinent encore aujourd'hui, pour m'imaginer vivre dans sa cabine dépourvue de la hauteur sous barrotsbarrot : structure transversale du pont ou du roof. ? J'épluchais les revues maritimes, je dévorais tous les récits d'aventures sur les mers, je digérais les précis d’architecture navale, j'esquissais des plans de formes et de voilure et je me voyais courir le monde.

Depuis notre rencontre dans les entrailles de la terre, Mireille partageait ma vie et mes rêves de voyage, mais sans songer particulièrement à la mer. La lecture des Cavaliers l'avait marquée, alors qu'aux lendemains de mai 68 le grand départ vers l'Asie était presque un passage obligé. Ceci pour dire que nous avons envisagé un temps de partir là-bas à bord d'une Land-Rover. Si j'ai eu depuis l'occasion de voir Katmandou et de parcourir le Népal, je garderai toujours le regret de n'avoir pu connaître l’Afghanistan d’alors, sauvage et pourtant pacifique, décrit avec tant de force par Joseph Kessel. Pour compléter le tableau de nos influences de l'époque, je me souviens de la profonde émotion ressentie devant le film La vallée, de Barbet-Schroeder, qui retraçait une expédition en Papouasie, en ayant toutes les apparences d'un reportage. L'aventure terrestre avait de quoi séduire, et plus encore enveloppée dans la musique des Pink Floyd… Cependant, quand nous avons vu ce film, nous nous étions déjà lancés dans la construction de Chercha-Païs : la solution du voilier, qui mettait sous le boisseau quantité de beaux projets, nous avait parue plus réaliste sur le long terme, du point de vue du mode de vie. Nous n'imaginions pas à quel point ce choix allait s'avérer judicieux : la formule offre en effet certains avantages de la sédentarité, permettant par exemple de vivre au milieu de sa bibliothèque ou de recevoir chez soi autant d'amis que souhaité, tout en promettant des voyages à perte de vue, sans devoir beaucoup dépenser. Une existence infiniment riche, à la fois casanière et aventureuse, voila ce qui nous attendait…

Au début de l’année 1971, la décision était prise. Restait à concrétiser. Le grand rêve semblait accessible, à condition de construire nous-mêmes ce fameux voilier. Comme un fait exprès, l’époque voyait arriver à maturité diverses techniques de mise en œuvre du ferro-ciment, un matériau qui nécessitait plus de patience que de compétences. Une virée dans le Midi, à Cogolin, sur les bords de la Giscle où se trouvait le nid des pionniers français en ce domaine, ne nous apprit pas grand-chose sur la technique néo zélandaise qu’ils mettaient en œuvre. Ces gens, bien peu sociables, étaient comme des ours en cage ; quelques années plus tard, nous mesurerons notre réussite en apprenant que Chercha-Païs fut le deuxième voilier français en ferro-ciment à traverser l’Atlantique, derrière Ferrossimo, le plus illustre de ces "cogolinois" dont la construction s’est éternisée. Pour notre plus grand bénéfice en effet, Mireille s’était rendue au bétonnage du bateau d’un constructeur amateur de Normandie, qui ramenait du Canada la méthode très efficiente que nous allions adopter (et faire connaître de-ci de-là dans notre sillage).


Le chantier amateur de Cogolin, à l'emplacement où sera ensuite aménagé Port-Grimaud.

Durant ces préliminaires, aidés par les copains spéléos qui suivaient l’aventure en devenir, nous recherchions un emplacement adapté à la construction de notre voilier, encore dépourvu de nom. Nous avons d’abord envisagé de louer un petit hangar, en ville, mais la chose s’est avérée impossible à dénicher. Alors pourquoi pas un terrain quelconque en périphérie immédiate.
-Qu’est-ce que vous voulez y faire ?
C’est peu de dire que les gens de Clermont-Ferrand faisaient grise mine à l’idée qu’une bande de jeunes allaient construire un bateau chez eux. Et en béton, en plus !
Plusieurs fois, cet obstacle franchi, nous avons renoncé pour cause d’accès impossible à la grue et au semi-remorque qui devaient arriver sur place, le jour du grand départ. Nous sommes allés ainsi de fiascos en déconvenues jusqu’à ce que l’on nous parle d’un paysan sympathique, à l’Étang, un hameau de Chanat-la-Mouteyre situé à quelques kilomètres de la grande ville.

Dès notre rencontre, emballé par notre projet, ce monsieur Vidal nous propose un coin de pré, en bordure de route. Non seulement c’est un emplacement idéal, mais de plus l’endroit est charmant, avec d’un côté l’annexe de l’école communale et de l’autre un ruisseau élargi en petite pisciculture. En toile de fond du terrain se dressent les grands arbres d’un parc. Celui de la comtesse, nous explique-t-il.
-Et pour le prix ?
-Pensez-vous ! Rien du tout, ça me plaît de vous aider. Vous coupez les orties le long de la clôture et vous êtes chez vous pour le temps qu’il faudra. Vous faites juste attention à ne pas laisser traîner de clous ou de bouts de ferraille que les vaches pourraient avaler...
Étonnante ouverture d’esprit. C’est un homme bien, qu’hélas nous ne connaîtrons pas davantage, car quelques jours plus tard il perdait la vie, happé par sa botteleuse. Sa veuve s’est fait un devoir de respecter l’accord passé et toute la famille s’est ensuite ingéniée à nous faciliter les choses, durant les trois années qu’allait durer la construction.

C’est ainsi qu’avant de bercer longuement nos rêves au niveau de la mer, Chercha-Païs a vu le jour à 656 mètres d’altitude, à toucher les volcans d’Auvergne chers à nos cœurs.

(1952-1971)