Un chantier naval au milieu des vaches

Un coin d’orties… Le projet partait de loin et je m’étonne encore de la tranquille certitude qui nous habitait, ce 1er mai 1971, quand nous avons fait place nette, à coups de faucille, avant de commencer à monter notre chantier naval. Nous avions lancé l’aventure, Mireille et moi, en compagnie de Chris et Dom, certains de l’amitié qui nous liait à ces deux-là, pour avoir partagé avec eux quantité de péripéties sous terre et en plongée.

Je me revois, les mois précédents, tracer en toute innocence les premières esquisses de ce qui allait devenir le Chercha-Païs. J’étais parti de deux rectangles représentant le plancher que je souhaitais pour le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., avec des extensions devant la cuisine et la table à cartes, et j’avais dessiné grossièrement la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. qui pouvait intégrer cette surface et y permettre une hauteur sous barrotsbarrot : structure transversale du pont ou du roof. suffisante pour les grandes dégaines de nos associés. À l’avant, pour la beauté de la chose, j’arrondis une étrave classique assez élancée et à l’autre extrémité un tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. généreux qui promettait une cabine spacieuse, en arrière d’un cockpit central. Cela donnait une coque d’un peu moins de 11 mètres au pont, juste assez longue pour être dotée d’un gréement de ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. favorisant la manœuvre et l’équilibre sous voiles. Le plan de formes fut l’aboutissement d’un long tâtonnement destiné à lisser et à faire correspondre toutes les courbes des vues en plan, en coupe et en latéral, un travail de bénédictin que l’informatique a renvoyé aux oubliettes de l’architecture navale, en même temps que les calculs de centrage et de stabilité, pour lesquels il m’a fallu noircir des pages de chiffres. Enfin, pour réaliser le plan des couples grandeur nature, j’avais dû confectionner les outils idoines, à savoir une série de lattes souples en plexiglas et des "perroquets" en plomb pour les maintenir en place. Bien conscient de mes limites, je ne m’étais pas écarté des proportions conventionnelles et pour ce qui est du gréement, je décidais d’adopter celui de l’Oréade, un petit frère du Joshua de Bernard Moitessier, que construisait un chantier situé non loin de chez nous, à Tarare, dans les monts du Lyonnais (j’y avais mes entrées pour avoir réalisé un reportage élogieux sur leur production...)

Un autre souvenir donne la mesure de notre incompétence initiale. D’après le plan de formes agrandi à l’échelle 1, j’avais joué de la scie sauteuse -l’outil incontournable de la construction nautique amateur- pour découper les pièces de bois dont l’assemblage allait donner les treize couples du moule de la coque. Dans le garage familial, porte ouverte, je clouais ces morceaux de planches quand survint notre voisin, monsieur Jamon, électricien de son état et vieux complice de mes engouements (il avait commencé en soudant le pivot des roues avants de mes carrioles d’enfant.) -Ça ne va pas aller. Pour que ça tienne, il te faut des clous bien plus longs, que tu pourras recourber de l’autre côté.

Ces couples, qui étaient la première matérialisation de notre bateau, ont du faire jaser le long du trajet entre Clermont et l’Étang car, avant d’être complétés à même le pâturage, ils ont fait le voyage à califourchon sur une 2 cv ! Auparavant, notre escadrille de dedeuches avait assuré un autre transport spectaculaire, celui des poutres de l’échafaudage, récupérées dans une scierie abandonnée.


Chris et les couples à cheval sur la 2 cv.

Dom vérifie les côtes des couples sur le plan à l’échelle 1.

Tout était prêt pour la naissance du bateau, qui est sorti des limbes au fur et à mesure que nous suspendions et alignions les couples. Quelle émotion ! Le temps de poser des lattes pour concrétiser les courbes longitudinales de la coque et nous pouvions évoluer "dans" notre voilier, en y voyant déjà, par exemple, la couchette avant, le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). et le compartiment moteur. La suite fut un travail de dentellière à base de surfaces de grillage à poules qu’il fallait agrafer sur le bois, mettre en forme et ligaturer les unes aux autres, ouvrage rapidement mené sur les parties plates, comme le pont, mais plus ardu dans les zones concaves du retour de galbordgalbord (retour de) : partie concave entre la coque et la quille..


Dom travaille au-dessus du tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie..

L’environnement champêtre du chantier.

Dom à l’ouvrage sur le mannequin de la coque, suspendu à l’échafaudage.

À l’intérieur du mannequin, vue vers l’arrière.

Dom et Alain à l’agrafage.

Mireille sous la quille et Chris et Dom juchés sur une 2 cv-escabeau.

Le ferro-ciment est fait de couches de grillage enserrant des fers à béton entrecroisés, le tout très densément ligaturé pour limiter au maximum l’épaisseur et donc le poids de la coque. Une fois en place les trois premières couches de grillage, nous avons de la sorte tiré les longueurs de fers à béton, verticalement puis horizontalement, avant de reprendre la "couture" à la pince coupante pour les trois couches extérieures de grillage. Nous avions aussi à insérer dans ce ferraillage un certain nombre de pièces métalliques qui seraient apparentes, telles que les découpes de capots, le dessus des pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont., la ferrure de sous-barbesous-barbe : hauban reprenant la tension de l'étai sous le bout-dehors., les tiges filetées d’inox (métal alors rare et précieux) pour la fixation du davierdavier : rouleaux d'étrave évitant l'usure de la chaîne et des amarres. ou encore la semellesemelle (de quille) : protection du dessous de la quille. de quille. Pour cette dernière, j’avais prévu du très costaud et nous nous en sommes félicités par la suite à chaque échouage, cependant les épaisseurs de métal nécessaires dépassaient nos possibilités pour la soudure et le chaudronnage (la partie qui remonte vers l’étrave devant être arrondie) : fort heureusement les paysans disposent de gros matériel pour réparer leurs machines et un voisin s’est fait un plaisir de nous donner un coup de main. Enfin, pour les pièces techniques comme le safran et le tube d’étambotétambot : partie arrière de la coque, en avant du gouvernail., nous avions passé commande au chantier Meta.


Dom et son frère travaillent sur la quille.

La soudure de la semellesemelle (de quille) : protection du dessous de la quille. de quille chez un paysan du cru.

La semellesemelle (de quille) : protection du dessous de la quille. de quille en route vers le chantier, avec Christian.

Ce ferraillage aurait pu paraître fastidieux sans les amis du groupe spéléo, que chaque fin de semaine voyait venir au chantier. Délaissant une sortie vers les avens de Lozère, certains venaient quelques heures pour agrafer, "coudre" ou "ziziller" -ainsi nommions-nous le fait de ligaturer serré chaque croisement des fers à béton-, tandis qu’après avoir monté leurs tentes près des nôtres, pour que les convives puissent s’abreuver à satiété sans souci du retour, d’autres s’occupaient de la soirée, tendance guitare, saucisses grillées et patates sous la cendre.


Autour du feu de camp, à la fraîche.

La belle saison passée, les festivités sont devenues plus rares et, le samedi soir, nous ne traînions pas pour filer au chaud dans nos duvets, les doigts encore endoloris d’avoir formé de l’acier toute la journée. Pour les bonnes choses, la famille avait pris le relais, laissant toutefois passer un peu de temps, car après le kayak, un nouveau bateau s’était mis entre mon père et moi. En effet, lui qui avait été comblé par mon entrée dans le journalisme et qui me voyait déjà mettre ma plume au service des plus grands titres nationaux, a commencé par se désespérer de me voir troquer ces brillantes perspectives contre une hypothétique vie sur les mers. Cela s’est atténué après que ma mère lui ait fait remarquer qu’en construisant un voilier je reproduisais un pan de sa propre existence : n’avait-il pas bâti de ses mains la maison familiale ? Bref, parfois au complet avec frères et sœur, la famille a pris l’habitude d’arriver au chantier le samedi midi, avec des cocottes emplies de plats roboratifs que nous engloutissions sans nous faire prier.


Mireille au ferraillage du cockpit, première version.

Ces parenthèses chaleureuses ont adouci un premier hiver assez rude, où nous avons souffert du froid -il fallait se faire violence pour sortir de la tente le matin-, mais plus encore du vent. Nos premières tempêtes… Ces coups de tabac ont plusieurs fois emporté les bâches couvrant l’échafaudage et le pire d’entre eux a fait basculer tout notre chantier vers l’arrière jusqu’à ce que la quille bloque le mouvement en se calant sur le sol, heureusement sans déformer le mannequin de la coque. Le remède n’était pas loin, sous la forme du tracteur d’un voisin qui a permis de tirer l’ensemble pour remettre nos poteaux à la verticale. Les paysans auvergnats ont la réputation d’être peu fréquentables et c’est vrai qu’ils sont du genre taiseux, mais la petite communauté de l’Étang nous avait vraiment adoptés : à preuve, cet homme au tracteur, jamais rencontré auparavant, qui était venu proposer son aide spontanément après avoir vu les conséquences de la tempête de la nuit.


Une scène immémoriale surprise du pont du bateau.

Si l’on excepte la comtesse toujours restée invisible, le dernier des autochtones à nous battre froid fut notre voisin le plus proche, propriétaire du petit élevage de truites qui jouxtait le champ de la famille Vidal. Un soir, en allant se soulager sur un buisson des berges du ruisseau, Dom s’est aperçu que le jeune fils du voisin était tapi là, aux aguets, ce que nous avons constaté à d’autres reprises ensuite. À la longue, son père a du se convaincre que nous n’en voulions pas à ses poissons et il a fini par venir faire ses civilités, nous apprenant entre autres qu’il était le pompier des lieux et qu’au besoin, il pouvait nous faire profiter de sa lance à incendie.

Une année pleine s’est écoulée avant que nous soyons prêts pour le bétonnage et avec le recul je me rends compte que notre inexpérience nous a valu de consacrer à ce ferraillage plus de trois fois le temps nécessaire. La dernière étape avant le grand jour a consisté à couper les lattes du mannequin, pour que toutes les parties de la coque soient accessibles, et à préparer les chemins de travail extérieurs et intérieurs où allait évoluer la nombreuse équipe attendue pour l’occasion. Livraison des sacs de ciment, du sable (à tamiser pour obtenir la granulométrie adéquate), des additifs, transport de la bétonnière, du vibreur, des seaux, taloches, truelles et autres accessoires, organisation du ravitaillement des quelques trente copains et amis rameutés pour la fête, sans compter les deux vrais maçons que nous avions embauchés pour leur tour de main, afin de lisser la coque, les préparatifs d’un bétonnage sont intenses et je me sentais moins dans la peau du général d’une petite armée que dans celle de l’éventuel responsable d’une immense déroute.


Je passe au tamis le sable du béton

Christian et la vibreuse, le jour du bétonnage.

Un des maçons et mon jeune frère François.

Il s’en est fallu de peu que cela advienne… Selon le plan d’attaque prévu, nous commençons par le plus facile, le bétonnage du pont, qui est entièrement coffré et où nous faisons pénétrer le béton à l’aiguille vibrante. Au milieu de l’opération, l’équipe de la bétonnière m’alerte sur la pénurie d’un des additifs favorisant le vibrage et nous découvrons qu’il a été incorporé aux mélanges en proportion dix fois trop forte. Aïe, aïe, aïe…

Nous rectifions cela pour le bétonnage du fond de la quille, vibré également, mais il est à craindre que le pont soit à refaire. Nous en avons confirmation pendant la cure humide, qui assure au béton une prise optimale ; il s’agit d’un arrosage permanent d’une semaine, suivi d’un maintien en conditions humides pendant trois semaines de plus. Quand nous ouvrons le robinet, tout va bien en apparence, mais quelques heures plus tard le pont commence à se déliter par endroit sous forme de sable, c’est un vrai crève-cœur.

Le ratage est en partie compensé par la possibilité qui s’offre d’améliorer le plan de pont, principalement en réduisant la largeur et la profondeur du cockpit de façon à ce qu’il empiète moins sur les aménagements intérieurs. Cinq mois supplémentaires passent, le temps de caler la coque, de démonter l’échafaudage, d’évacuer le bois du moule, de découper le pont à l’ébarbeuse, de refaire un coffrage et un ferraillage. Si bien qu’il gèle au matin du second bétonnage et que nous devons prévoir un additif supplémentaire, confié à mon père qui officie à la bétonnière. Additifs mesurés, cette fois-ci, avec une précision de chimiste !

(mai 1971-septembre 1972)


Le découpage du pont raté.

Le ferraillage du nouveau pont.

Le deuxième bétonnage du pont.