Chercha-Païs fait route vers l’ouest

La main encore sur le téléphone, j’ai l’impression d’avoir pris un grand coup sur la tête. Deux jours avant la date convenue, le transporteur spécialisé de La Rochelle vient de déclarer forfait : -J’ai regardé la carte, jamais je n’enverrai mon camion là-haut.
Par chance, le gendre de notre propriétaire, qui est routier, parvient à le convaincre à distance, in extremis, et son chauffeur amènera le camion devant le chantier juste avant que le grutier n’arrive avec son engin.

L’affaire est prestement menée par ces professionnels, qui laissent derrière eux un grand vide, très étrange à contempler pour ceux de l’équipage. Mais l’heure n’est pas aux états d’âme, il faut prendre la route, avec en tête la voiture des parents de Mireille, portant un panneau "convoi exceptionnel" dont la prise au vent va l’empêcher de précéder le camion le long de l’itinéraire assigné par la préfecture.


Le grutage.

Le chantier soudain vide


Chercha-Païs quitte son Auvergne natale.

À mi-chemin, voitures accompagnatrices et camion se regroupent pour faire le plein, et toute la troupe grimpe à bord du bateau pour quelques instants de détente autour d’un café ; c’est aussi l’occasion de constater que la Mimine, notre chatte blanche qui voyage à bord, n’est en rien perturbée par la mise en mouvement de sa seconde demeure. Pourvu que ça dure... Au bout de la route, quand le semi-remorque se range près du bassin des chalutiers, à La Rochelle, la grue du transporteur est déjà là, vérins en place, et le ballet aérien reprend, Chercha-Pais étant cette fois guidé, non à bras d’hommes, mais avec deux amarres flambant neuves. Bourrelé d’angoisse, je pars de l’autre côté du bassin, tandis que notre voilier, défenses à poste, s’approche de son élément, avec le reste de l’équipage sur le pont. L’avant de la quille touche l’eau, instant furtif où mon cœur bondit, puis la coque prend sa place et les câbles mollissent un peu. L’assietteassiette : position d'équilibre. du bateau n’est pas parfaite, un peu sur l’avant, un transfert de poids suffira à régler cela, l’essentiel étant que son déplacement corresponde à ce qui avait été calculé. Ouf !



La mise à l’eau à La Rochelle.

Je galope au bord du quai tandis que Francis et Annie hâlent le bateau au niveau d’une échelle. Descendu de sa cabine, le grutier refrène nos ardeurs : -Je ne vous lâche pas, allez voir dedans s’il n’y a pas d’entrée d’eau. Il a raison, un mince filet gicle du presse-étoupepresse-étoupe : dispositif d'étanchéité autour de l'arbre d'hélice., rapidement jugulé d’un coup de clé. Voilà, en ce 15 juin 1974, au terme des trois années prévues pour mener la construction à bien, les quatre du Chercha-Païs entament une nouvelle existence. L’esprit un peu embrumé, nous en faisons le constat, assis dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., d’où nous apercevons les pierres du quai et non plus les arbres de la comtesse : à terre, tout est réglé derrière nous, en revanche, sur l’eau, nous entrons en territoire inconnu. Essais du moteur, manœuvres diverses, petits tours dans le bassin et, deux jours plus tard, nous passons son écluse, direction le nouveau port des Minimes, en laissant dans le sillage les fameuses tours de La Rochelle.


Le passage vers les Minimes, avec les parents du capitaine et Nano (Jean), l’aîné de ses frères.

En service depuis peu, le premier bassin de ce qui deviendra l’immense port des Minimes aligne des pontons déjà bien garnis quand Chercha-Païs vient s’y amarrer. C’est une marina moderne dans toute sa splendeur, autrement dit un parking à bateaux que n’anime pas le moindre être humain, hormis un garçon venu ouvrir les panneaux du voilier voisin. Comme celui-ci paraît prêt à partir à l’autre bout de la planète, je lui en fait la remarque :
-C’est exactement ça, me répond-il, le propriétaire me paye pour que son bateau puisse appareiller dans l’heure, pour n’importe où. Il veut pouvoir se sauver très loin si la troisième Guerre Mondiale éclate ! Les pleins sont faits, il y a plusieurs mois de vivres, je renouvelle ce qu’il faut et je viens deux fois par semaine vérifier que tout fonctionne.
S’ensuit un long silence, puis il reprend, hilare :
-S’il y a une guerre, son bateau, il ne le trouvera pas…
Quand on croit avoir tout prévu.…

Monté à la capitainerie pour connaître le tarif de notre emplacement, j’apprends que nous ne sommes pas seuls à vivre à bord aux Minimes :
-On ne va pas vous demander quelque chose alors qu’on ne fait pas payer "les Damien"…

C’est vraiment trop d’honneur ! En effet, Damien est le voilier mythique que Jérôme Poncet et Gérard Janichon viennent de mener au long d’un tour du monde fabuleux, qui les a fait passer des glaces arctiques et antarctiques au foisonnement équatorial de l’Amazone. J’apprécie d’autant plus la nouvelle que par l’entremise d’un oncle qui a côtoyé ces aventuriers à Papeete, deux ans auparavant, j’avais échangé quelques lettres avec Gérard, la plume du duo. En fin de journée, c’est en fait d’un quatuor que nous faisons la connaissance, car Jérôme et Gérard sont accompagnés de leurs fiancées des antipodes, Sally, blonde Australienne et Jaquie, brune Néo-zélandaise. Ils reviennent de ...Tarare, où le chantier Meta va réaliser leurs futurs bateaux, Damien II et Damien III. Ce seront d’extraordinaires goélettes en acier à quille relevable, propres à mener toutes les expéditions, à en juger par les plans qu’ils étalent sur la table de notre carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire).. Accoudés à cette même table, bien loin de La Rochelle, Gérard et Jaquie me raconteront quelques années plus tard comment ces deux bateaux ont connu les destins les plus dissemblables qu’on puisse imaginer. J’y reviendrai.


Jérôme et Gérard, "les Damien".

Pour l’heure, pas prétentieux pour deux sous, "les Damien" se montrent assez admiratifs du fait que Chercha-Païs ait été intégralement réalisé par nous-mêmes, plans y compris. Cela, alors que notre voilier est encore à l’état de ponton, les mâts couchés sur les roofs, et que son unique traversée l’a mené du bassin des chalutiers au port des Minimes !  Ainsi, durant les deux mois et demi que nous allons passer à La Rochelle, aurons-nous déjà savouré l’une des meilleures facettes de notre existence à venir, les longues soirées d’échanges entre gens de mer -Christian, le maître du port est souvent de la fête-, dans la lumière vacillante des lampes à pétrole de Damien. La majorité des veillées a toutefois pour cadre le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). de Chercha-Païs, car les amis de passage et les membres de la famille se succèdent chez nous comme au temps du chantier, si bien que la place manque parfois pour que tout le monde dorme à bord. Le bateau n’a pas bougé depuis son arrivée au ponton que déjà survient une péripétie. Un petit matin, premier levé, je me retrouve les pieds dans l’eau ! Les fonds sont envahis, car le dernier utilisateur des toilettes, un de mes frères (je ne dirai pas lequel, mais l’intéressé s’en souvient bien) a oublié de refermer une vanne essentielle...

Il va de soi que la période est intense, à commencer par la mise place du gréement, étape oh combien symbolique pour un voilier. Fixation des ferrures, de l’extrémité haute des haubans, des barres de flèchebarres de flèche : petits espars situés en hauteur sur le mât et et servant à le raidir. (façonnées en frêne par l’homme de la barre franche "manche de brouette"), des feux de pont, grutage des mâts et ajustement de la longueur des haubans, tout se passe au mieux. De retour au ponton pour compléter l’installation, en bout des barres de flèchebarres de flèche : petits espars situés en hauteur sur le mât et et servant à le raidir. ou en tête des mâts, Francis et moi retrouvons les émotions du temps où notre cordée d’escalade nous liait à la vie à la mort. Ce, d’autant plus qu’un gros problème apparaît douze mètres au-dessus du pont, car les drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. de grand voile et de focfoc : voile d'avant triangulaire. se coincent dans leurs poulies de façon incompréhensible. Impuissants et à bout de forces, nous allons à la capitainerie pour demander s’il est possible de disposer à nouveau de la grue, qui est très sollicitée ; nous sommes sur la pointe des pieds car la prestation précédente nous avait été offerte :
-Approchez le bateau, on vous prend tout de suite, les autres attendront !
C’est à nouveau gratuit pour ce démâtage, avec promesse qu’il en sera toujours de même, nous sommes choyés ! Après avoir joué de l’ébarbeuse et du poste à souder pour modifier cette ferrure complexe, issue comme les autres du talent de Christian, nous retournons à quai pour un mâtage, cette fois définitif, nous l’espérons.


Le mâtage, premier épisode.

Ce 4 juillet 1974, une fois les ridoirs serrés, bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles., balancinebalancine : cordage soutenant un espar et permettant d'en régler la hauteur., estropesestrope : petite longueur de cordage, servant par exemple à rehausser le point d’amure d’une voile d’avant., poulies et mousquetons retrouvent vite leur place, comme la grand-voile, ses écoutesécoute : cordage servant à régler l'angle de la voile par rapport à l'axe longitudinal du voilier. et ses bosses de risbosse (de ris) : cordage présent sur la chute d'une voile et permettant de prendre un ris.. Derniers essais, tout va bien avec les drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. et nous regardons flotter nos voiles marquées de l’éclair rouge de Victor Tonnerre, le maître-voilier qui a fourni tous les Pen-Duick, très émus et en même temps fort intimidés en songeant à tout ce qui nous sépare de Tabarly, le héros de l’Atlantique. Car c’est le moment de profiter d’un vent presque nul pour la première sortie de Chercha-Païs, escorté du canot de la capitainerie qui a embarqué les photographes de la bande. Les images prises dans le chenal ne rendent pas justice à cette sortie inaugurale, qui voit bientôt le vent s’établir à force 4-5, mais c’est sans doute tant mieux si l’on songe à notre ignorance en matière de réglage des voiles. C’est loin d’être notre seule lacune, nous le verrons aussi en ce jour historique : au large, en route de collision avec un minéralier, je déclare qu’il doit céder le passage à un voilier et je ne change pas de cap. Retentit alors le plus furieux coup de sirène imaginable, car ce cargo est dans un chenal, donc on ne peut plus prioritaire.


La première sortie en mer.

Chaque jour ou presque, nous partons en mer passer en revue les jalons du pertuis d’Antioche, à commencer par Fort-Boyard, alors complètement ignoré de nos compatriotes. Bouée sifflante de Chauveau, phare de Chassiron, Saint-Denis d’Oléron, Sainte-Marie-de-Ré, nous patrouillons par tous les temps en multipliant les manœuvres, virements, empannagesempannage : virement de bord vent arrière., prises de risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. et changements de voiles, jusqu’à un premier mouillage devant Aix, notre première île.


Au loin, Fort-Boyard.

Les proches embarquent à tour de rôle et sont parfois mis à contribution à l’instar d’Éric, un jeune que nous avions pris en stop à notre retour de la croisière-école à Port-Vendres : désigné volontaire pour un exercice d’homme à la mer, il est déposé dans l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. que nous larguons dans le sillage, après que Mireille, un brin cynique, lui ait passé une provision de biscuits… Ce n’est pas si commode de le récupérer à la voile pure et nous nous en souviendrons. Une autre fois, nous sortons au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. dans une mer formée, l’eau vole copieusement et nous admirons l’ami Jean-Jacques qui se tient face aux éléments, à l’avant, agrippé au bas-hauban du grand mât. Je finis par trouver son attitude bizarre et je le rejoins :
-Noël, si tu es un ami, tu fais demi-tour, implore-t-il alors.
Tétanisé par l’angoisse, il a les doigts figés sur le câble et nous avons toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise ! Deux heures après notre retour, sur la terre ferme, je le tiens encore par le bras tandis qu’il marche comme un petit vieux sur le parking du port, en tâchant de retrouver un état normal.




Vent soutenu, avec un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. dans la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples..

Francis et Annie préparent le mouillage.

Beau temps, mer belle, avec les amis.

Les essais montrent que si la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. de Chercha-Païs est équilibrée, le voilier étant comme il se doit un peu mou par petit temps et légèrement ardentardent : pour un voilier, tendance à venir face au vent. dans la brise, elle est en revanche volage, comme on dit dans la marine, souffrant d’un défaut de stabilité de route aux allures portantes. Pas de quoi avoir honte de mes plans, car je viens de lire dans une revue nautique qu’une légende de l’architecture navale, Olin Stephens, a eu ce problème avec son dernier voilier de course et l’a résolu en installant un aileron sous la voûtevoûte : prolongement de la coque à l'arrière d'un bateau.. Nous allons en faire autant fin juillet après avoir béquillé le bateau sur la cale des Chantiers, devant les tours de La Rochelle. Ce sera un séjour d’une semaine assez inconfortable, rythmé par les horaires de la marée qui impose à chaque fois des manœuvres qu’on ne peut se permettre de rater sous peine de voir la coque se coucher sur le flanc. Nous nous félicitons à cette occasion d’avoir embarqué à tout hasard une échelle de spéléo, ce qui permet de descendre à terre ou de remonter à bord.



Derniers jours à La Rochelle, sur la cale des chantiers.

Aileron posé, les sorties suivantes montrent que la stabilité de route est bien là, quel que soit l’état de la mer, et que notre frêle conservateur d’allure remplit maintenant son office à la perfection. L’entraînement se poursuit avec des virées plus au large, incluant une nuit en mer, puis deux, et lorsque le lochloch : instrument de navigation mesurant la vitesse d'un navire. marque 675 milles depuis la mise à l’eau, nous nous sentons assez amarinés pour le grand départ. C’était bien sûr très insuffisant et avec le recul, je me dis que nous aurions dû multiplier les mouillages, car s’assurer de la bonne tenue d’une ancre est chose très difficile à maîtriser. Cela, les livres, qui parlent surtout de grandes traversées, ne l’apprennent pas.

(juin-août 1974)

(sauf pour Jérôme et Gérard, les photos en noir et blanc sont de l’ami François.)