Accastillage et fignolages

Enjambant les voies, passant sous les attelages et nous hissant pour jeter un coup d’œil par-dessus les ridelles, nous errons en vain à la recherche de "notre" wagon, Mireille et moi, avant de nous résoudre à retourner aux bureaux de la gare de marchandises de Clermont-Ferrand, où un cheminot nous prend en pitié. Tout en nous guidant vers ce fameux wagon, en provenance de Tarare, il nous interroge sur la marchandise dont nous allons prendre livraison et il grossit aussitôt les rangs de la cohorte des gens de bonne volonté qui ont participé, peu ou prou, à la réussite de notre entreprise. L’homme nous aide à défaire l’entrelacs des cordes qui maintiennent les mâts de notre voilier et s’exclame d’une grosse voix :
-Et vous me débarrassez tout ça, je ne veux plus rien voir dans ce wagon !, soulignant sa sévère injonction d’un clin d’œil complice.
C’est ainsi que nous avons longtemps navigué avec une bonne réserve de cordes SNCF d’allure fort peu maritime, noires et blanches, avec des extrémités manchonnées de métal rouillé.

Sortir de la gare ces esparsespar : élément de gréement long et rigide (bôme, tangon, mât, etc.). en pin d’Orégon, dont le plus long mesure douze mètres, est au-dessus de nos forces et notre nouveau copain appelle des collègues à la rescousse. Dehors nous attend le dispositif prévu pour amener les mâts jusqu’au jardin de la maison familiale, à Chanturgue, à savoir l’incontournable 2cv et une remorque de vélo aux pneus surgonflés. Une extrémité dans le coffre, protégée par des couvertures, l’autre arrimée à la remorque, très loin derrière, et nous voila partis, Mireille au volant et moi au petit trot, pilotant la remorque dans les virages ! Gros succès aux feux rouges, et plus encore quand nous coupons dans cet équipage la sortie des usines Michelin… La mémoire me fait défaut sur le moyen par lequel ces mâts ont ensuite rejoint notre chantier. Était-ce un dimanche aux aurores, sur le toit d’une 2cv ?

Je me souviens en revanche que c’est la période où le bateau a gagné un nom de baptême : en patois auvergnat, un chercha-païs est un chemineau, un vagabond qui n’a pas de domicile fixe, bref, un "cherche-pays". Notre programme va de la sorte s’afficher sur le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. arrière après l’un des épisodes les plus émouvants de la construction : Fernand Dantan, le peintre qui m’a appris à mener un kayak et qui m’a surtout insufflé la passion du voyage au long cours, tient absolument à tracer lui-même les lettres de ce nom. Un peu gênés que cet artiste en soit réduit au rôle de peintre en lettres, nous lui suggérons timidement de nous laisser une vraie trace de son talent, ce qu’il fait de bonne grâce dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., en silhouettant arbres, vaches et volcans, du même pinceau et avec la même peinture industrielle, n’ayant rien de mieux à sa disposition. Nous sommes comblés.



De grands moments avec Fernand Dantan.

Avant ces touches finales, beaucoup restait à faire. A l’extérieur, ce sont des travaux sans problème, le ponçage de la coque, son dépoussiérage avec la lance du pompier-pisciculteur et des peintures. Toutefois, pour le tracé de la ligne de flottaison, comme la coque a légèrement basculé sur l’avant, nous tâtonnons longtemps au moyen de fils tendus servant de ligne de visée (cette flottaison est d’ailleurs restée fausse jusqu’à la refonte du bateau, à Caen, en 1980…) Au dehors, il y a par ailleurs une grosse corvée pour percer les fixations des cadènescadène : pièce métallique reliant les haubans à la coque., auxquelles seront fixés les haubans. Des pièces essentielles dont j’ai largement dimensionné la boulonnerie, d’où des trous de grand diamètre à ouvrir dans le ferro-ciment. Mon père a la malencontreuse idée de vouloir se charger de ce travail, à exécuter en haut d’une échelle avec une perceuse à percussion et une énorme mèche à béton : chaque fois que celle-ci se bloque dans un fer de l’armature, la perceuse se met à tourner sur elle-même, faisant dégringoler mon père de son perchoir ! Il y a seize cadènescadène : pièce métallique reliant les haubans à la coque. et trois boulons pour chacune, eh bien, en jurant comme sans doute jamais dans son existence, il est allé jusqu’au bout de cette satanée besogne !


Le nettoyage de la coque à la lance à incendie.

Mireille reporte la ligne de flottaison (sur la coque, on aperçoit les têtes des boulons de cadènescadène : pièce métallique reliant les haubans à la coque.).

Du côté des aménagements, la menuiserie, c’est-à-dire ce qui se voit le plus, avance assez vite dans les ronflements de la scie sauteuse, l’instrument-fétiche déjà mentionné. Mais derrière les panneaux, la technique prend un temps fou, avec tous les réseaux à faire circuler discrètement : rien que pour la plomberie, c’est un assemblage de tuyaux, de nablesnable : trou du pont muni d’un bouchon permettant de remplir les réservoirs., de passe-coque, de vannes, de pompes et d’anti-retour pour l’eau de mer, l’eau douce et les eaux usées, qui dessert la cuisine, les toilettes, la douche, les cales et les réservoirs. S’y ajoutent l’électricité, avec ses prolongements extérieurs pour les feux de navigation, l’éolienne et les instruments, des antennes au sondeur, ainsi que les circuits de carburant, d’échappement et de commande du moteur, auquel nous avons en outre accouplé un compresseur de plongée. Sans compter les apparaux de mouillage, puits à chaîne, guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., davierdavier : rouleaux d'étrave évitant l'usure de la chaîne et des amarres., plus ce qui va avec le conservateur d’allure. La 2cv revient à plein de chaque voyage à Tarare, des panneaux ouvrants au safran fait sur mesure, en passant par les wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes., les compas, les manches à air, les hublots, la radio marine et son cadre goniogonio : dispositif localisant la direction d'un émetteur radio., les ancres, les chaînes, les aussièresaussière : gros cordage pour l'amarrage ou le remorquage., les gilets de sauvetage, les extincteurs, le canot de survie… Et une bulle pour faire comme Tabarly ! Liste évidemment non exhaustive.

Pour les cartes et les Instructions Nautiques, nous sommes parés, grâce à la générosité de la rédaction du quotidien La Montagne. Ces documents qui couvrent notre route jusqu’à Papeete -où nous n’irons jamais- me sont confiés au terme d’un pot de départ échevelé, avec discours surréalistes et force boissons de pirates. Dans la foule rassemblée à cette occasion, tous me considèrent comme un fou de lâcher un tel job. Fou, mais peut-être un peu moins qu’un autre journaliste pareillement fêté quelques semaines auparavant : lui, s’il quittait la rédaction, c’était pour devenir clown ! Les relations nouées là dépassent le cadre professionnel et la plupart de mes acolytes de la "locale" sont déjà venus au chantier. Ainsi, après avoir expédié des "envoyés spéciaux" à La Rochelle, le quotidien publiera plusieurs reportages relatant nos péripéties et informera même ses lecteurs de la naissance de Cécile.
À notre corps défendant, le "voilier des cimes" défraye ainsi la chronique et le jour du départ, au milieu des manœuvres de grue, nous voyons arriver une équipe de la télévision régionale. Les acteurs principaux cèdent rapidement la vedette aux parents, davantage disponibles, et je regrette encore de n’avoir pu visionner ce reportage, d’autant que l’événement, longuement filmé, rassemble du beau monde en plus de nos familles, des villageois et de la presse. En particulier René Jamon, le voisin de Chanturgue qui m’a appris à clouer des planches, occupé pour l’heure à installer des palonniers entre les câbles de grutage, Paul, mon rédac’chef si sceptique sur le projet (« En béton ? Ça ne flottera jamais ! Par exemple, prends une brique... »), et Xavier, l’aumônier du lycée de mes frères ; je ne serais pas étonné que ce curé de choc -venu avec sa copine- ait procédé incognito au baptême de Chercha-Païs.



L’interview des parents par la télévision.

Pour notre part, une semaine plus tôt, nous avions organisé une cérémonie laïque en présence de la famille Vidal : vêtue de ses plus beaux atours pour l’occasion, la marraine du bateau, la petite-fille de notre regretté premier bienfaiteur, a très bien pris la chose jusqu’au moment où nous lui avons confié la mission de briser près de l’étrave la bouteille rituelle (c’est du mousseux, car le champagne, on l’a bu). Mireille a bien cru ne jamais pouvoir la convaincre de le faire.


Le baptême du bateau, avec notre propriétaire et sa petite-fille.

L’instant historique.

L’équipage qui prendra la mer avec Chercha-Païs vient alors tout juste de se constituer, il est temps d’aborder le sujet. Mireille et moi avons longtemps pensé que Christian et son amie Marie-Jo, au redoutable accent du Minervois (« Je peux pas dannnser, j’ai les pieds gonnnfles »), finiraient par se joindre à nous après avoir énormément œuvré à bord. Mais non, c’est Annie, très impliquée elle aussi depuis le début, qui se décide et met ses économies dans le pot commun, précédant de peu Francis, le frère de Mireille, revenu d’Afrique ; pour compenser son absence durant la construction, ce dernier propose de renflouer la caisse du bord avec ce que lui a rapporté là-bas son travail de plongeur professionnel. Comme une évidence, Annie et Francis se retrouvent en couple et font de la cabine arrière leur domaine. Sur le moment, un quatuor soudé par des liens affectifs tels que les nôtres et partageant un pareil bagage sportif apparaît idéal pour les aventures dont nous rêvons, avec en prime de belles parties de rire à attendre du côté des filles. Au cours de nos explorations avec le groupe spéléo, Annie n’a pas caché ses penchants homosexuels, mais comme elle a également entretenu des liaisons avec des garçons, nous présumons que tout va pour le mieux. Parés pour un grand départ sans idée de retour ni aucun fil à la patte, nous ignorons qu’Annie s’apprête, elle, à laisser en Auvergne une amie bien déterminée à la reconquérir. Cette dernière parviendra à ses fins quand nous serons aux Canaries, en faisant du chantage au suicide. Quel gâchis !

Pour l’heure, en raison de sa décision de nous rejoindre, Annie se retrouve à l’hôpital. En effet, le chapitre santé de notre aventure est pris en charge par un ami plongeur du groupe spéléo, de surcroît médecin, qui nous applique la règle alors en vigueur pour les futurs membres d’une expédition polaire : appendicectomie préventive obligatoire. Si j’y échappe pour avoir été opéré dans ma jeunesse, Mireille et Francis passent aussi sur le billard. Pierre, notre ange gardien, s’occupe également de constituer une pharmacie adaptée à notre projet, c’est-à-dire couvrant aussi bien les maladies tropicales -nous avons donc droit à une batterie de vaccins- que des blessures ou des affections survenant loin d’un centre médical. Il nous réunit en outre chez lui pour un cours de secourisme détaillé et je me remémore les minutes passées à aligner des points de suture bien réguliers dans le tapis de son salon… Nous "apprenons" ce jour-là à faire des piqûres, à pratiquer une trachéotomie, à réduire une luxation ou la fracture d’un membre, à traiter une grave brûlure, etc. et la bibliothèque du bord s’enrichit de plusieurs bouquins sur les secours d’urgence, dont les illustrations font frémir.

Nous en sommes aux prémisses du départ et par la rumeur publique, personne aux alentours de l’Étang n’ignore que le jour approche où Chercha-Païs quittera les lieux. Cela en décide certains qui n’avaient jamais osé venir sur le chantier auparavant, comme cette gardeuse de chèvres hors d’âge qui nous épate par son agilité sur l’échelle, au contraire d’un grand-père, souffrant de la goutte, qui a la larme à l’œil en bas, en comprenant qu’il ne pourra jamais voir à quoi ressemble l’intérieur du bateau. Nous accueillons même l’institutrice, à la tête de bambins qui se montrent étonnamment peu dissipés dans leur découverte du pont et des aménagements.



Le vieux monsieur et la bergère.

L’épisode aura un prolongement inattendu bien plus tard, à une époque où je pratique beaucoup la montgolfière avec mon ami Doudou, au point de m’interroger sur une éventuelle reconversion comme aérostier. Bref, l’un de nos vols nous amène à passer à la verticale de l’Étang et je photographie évidemment ce petit coin de planète chargé de tant de souvenirs, entre l’école et le ruisseau. Le soir, regardant ces images, Corinne, la compagne de Doudou s’étonne :
-Pourquoi tu as pris cette photo ?
-C’est là que j’ai construit mon bateau…
-Ça alors ! J’y suis venue avec mon institutrice !

(1973-1974 …et 2005)


En montgolfière avec Doudou, à 4 000 m, au-dessus des volcans.

Le champ de la construction, à l’Étang.

(les photos en noir et blanc sont de mon ami François, le complice du "raid" en kayak.)