Quatre cadets de Gascogne

Sur la table à cartes se déploie le routier du golfe de Gascogne, encore vierge de traits de crayon, au contraire du document qu’il recouvre, zébré des innombrables bords tirés devant La Rochelle. À fond de cale sont couchées les bonnes bouteilles confiées par les amis -certaines marquées "à déboucher en passant le tropique", ou "pour l’anniversaire de Francis"-, dans les soutes s’alignent des boîtes de conserve pour un régiment, tandis que casiers de légumes et sacs de pommes de terre se succèdent sous les banquettes du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). ; les réservoirs sont à ras bord, remplis pour la dernière fois au tuyau d’une marina (avant que n’entre en service notre taudtaud : toile tendue au-dessus du pont pour l'abriter de la pluie ou du soleil. sur-mesure, coupé de façon à recueillir l’eau de pluie). Tout a été passé en revue la veille et la météo semble favorable, sachant qu’alors les prévisions se limitent aux vingt-quatre heures à venir. La famille et les amis ont quitté ces rivages, car nous avons voulu être seuls. En ce petit matin de la fin août, personne n’agite donc la main pour saluer notre départ.

Nous filons vers l’ouest, vent de travers, et la terre s’estompe derrière nous quand un fort coup de roulisroulis : oscillation latérale d'une coque. vient bouleverser le bel ordonnancement du bord : une bombe de vernis se déclenche dans la cale et plusieurs bouteilles de vin se brisent. L’odeur est abominable et à nettoyer les fonds la tête en bas, Francis et moi finissons par nous trouver vraiment mal ; nous terminons, cassés en deux en chœur sur les filières, par un hommage à Neptune qui ne sera plus jamais renouvelé, ni pour l’un ni pour l’autre. Cela ne dure guère et pour midi, Francis s’active en cuisine après que la ligne de traîne nous ait gratifiés d’un beau chinchard et d’une aiguillette aux arêtes d’un magnifique bleu fluo. Ces deux premières prises, je le réalise aujourd’hui, attestent de notre entrée dans une existence différente : en effet, à partir de ce jour, nous allons complètement cesser d’acheter de la viande, hormis pour renouveler l’indispensable morceau de lard servant à agrémenter les pommes de terre. Toute l’alimentation carnée de l’équipage va désormais provenir de la mer sous forme de poissons, de crustacés et de coquillages, ce qui rendra d’autant plus mémorables les invitations à terre ou sur d’autres bords davantage portés sur les nourritures terrestres.

La première nuit, très claire, est animée par des brises changeantes et des vagues croisées. Au matin, optimistes, nous remplaçons la traîne par une ligne à thons qui ne fera qu’intriguer les mouettes. Les conditions se gâtent le lendemain avec l’arrivée d’une grosse houle, puis d’un vent contraire forcissant, accompagné d’une inquiétante descente du baromètre. Le mauvais temps s’installe au troisième jour, avec des grains incessants et une houle de sud dans laquelle le bateau cogne durement. Nous passons sous focfoc : voile d'avant triangulaire. et trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât., avec un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. dans la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et, à peine la manœuvre terminée, alors que nous nous séchons dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., un pauvre petit oiseau épuisé s’engouffre par la descente, aussitôt mis à mort et dévoré par notre chatte qui n’en demandait pas tant. Sauvé et massacré dans la même seconde ! Le souvenir de ce drame miniature reste étonnamment vivace et c’est même le seul que je conserve de notre première traversée.

Mes écrits de l’époque rapportent que l’équipage fait front à l’adversité sans états d’âme et que, dans l’après-midi du quatrième jour, comme nous le laissait supposer une navigation à l’estimeestime : estimation de la position d'un navire d'après sa vitesse et son cap, en tenant compte de la dérive due aux courants. digne de vieux loups de mer, la terre apparaît. Nous sommes en vue du cap Ortegal. Cette pointe est péniblement doublée avant que nous soyons stoppés dans notre progression vers le cap Prior, dernier jalon avant La Corogne. Le vent de sud redouble, il y a des cargos en tous sens dans la nuit qui tombe, le ciel et la mer rivalisent de noirceur et devant la virulence des éléments, nous décidons de patienter en allant vers le large, avant d’être contraints de mettre en fuitefuite : allure où, lors d'une tempête, un bateau prend la mer et le vent par l'arrière. sous trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. seule. L’eau entre par toutes les manches à air, que nous avions pourtant testées avec la lance à incendie du pompier de l’Étang, les chocs sur la coque sont terribles, chaque vague recouvre le pont et, sans se l’avouer sur le moment, l’équipage se sent bien vulnérable face aux éléments. Sans doute cela nous a-t-il poussés à faire les quarts à deux, Mireille et moi, puis Annie et Francis, alors qu’il ne s’agissait que d’assurer la veille. Au matin, plus question d’estimeestime : estimation de la position d'un navire d'après sa vitesse et son cap, en tenant compte de la dérive due aux courants., nous sommes perdus quelque part au large. Il est impossible de gagner dans le vent face à cette tempête, mais une route au sud-est, envisageable en renvoyant l’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât. avec un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., nous garantit un retour vers le continent. Le littoral espagnol se dessine en effet dans l’après-midi et nous comparons fébrilement ce que nous avons sous les yeux avec les vues de la côte proposées par les Instructions Nautiques. Les derniers doutes sont bientôt levés, il s’agit de la baie de San Ciprián, où nous finissons par mouiller devant la plage de Lago, à l’abri de tout, au point que cette traversée agitée du golfe de Gascogne s’achève au moteur.


A l'approche de la baie de San Ciprián.

La tranquillité retrouvée a le parfum des eucalyptus qui couvrent les reliefs côtiers de la Galice, mêlé aux relents nauséabonds d’une conserverie de poissons… La première tempête affrontée par le Chercha-Païs n’était pas anodine, nous l’apprendrons six mois plus tard de la bouche de Pierre Monsaingeon, qui suivait une route proche, au même moment, avec Askelle, son petit thonier à voile : Pierre, tout récent équipier de Tabarly sur Pen-Duick VI, se souvenait parfaitement de ce gros coup de chien qui l’avait empêché de "dégolfer" lui aussi et il en parlait avec un respect certain. Cette révélation nous apportera du baume au cœur, comme l’a déjà fait, sur le moment, la relecture des péripéties vécues en ces parages par d’illustres prédécesseurs, Robert Le Serrec et Annie Van de Wiele, victimes de reculades semblables à la nôtre et correspondant parfois mot pour mot à ce que nous venons de vivre. Malgré son équipage inexpérimenté, et le mot est faible, la traversée inaugurale de Chercha-Païs n’est donc pas si honteuse.

Le bateau est solide, rien n’a lâché, c’est aussi à mettre du côté des satisfactions, en revanche, l’étanchéité de ses aérations, pourtant vantées par les firmes Goïot et Plastimo, est une calamité. Nous le mesurons au temps passé à rincer et à sécher les légumes un par un, de même pour les habits, les housses, les matelas, les chaussures, les outils et les quelques livres qui ont subi ces entrées d’eau (glisser une feuille de papier toilette entre chaque page, ça occupe!) Ceci accompli, il ne faut pas oublier que nous venons de toucher un pays étranger, une première encore, marquée par l’envoi du pavillon de courtoisie espagnol sous la barre de flèchebarres de flèche : petits espars situés en hauteur sur le mât et et servant à le raidir. tribord (le côté noble d’un navire), tandis que de l’autre côté flotte le pavillon jaune indiquant que nous n’avons pas fait les formalités d’entrée. En ce temps où l’Europe reste une utopie, la démarche est tout de même très décontractée. Venus à terre d’un coup d’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., nous tombons sur un membre de la Gardia Civil qui doit nous guetter depuis un moment en faisant mine de se promener avec son jeune fils : il sort un imprimé de sa poche, nous le remplissons, appuyés sur un mur, et c’est tout.

Ce mouillage paisible a un petit air de vacances, cependant nous n’en avons pas terminé avec le golfe de Gascogne et une bonne distance nous sépare encore de La Corogne. Une alternance de journées calmes et de déchaînements de vent va nous obliger à grignoter vers l’ouest en sauts de puce car, fort heureusement, ce littoral déchiqueté offre une multitude de refuges bien protégés des vents dominants. La première étape nous conduit vers Cillero, au fond de la baie de Vivero, grâce à des brises évanescentes qui nous permettent même de mettre l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. à l’eau pour faire des photos de Chercha-Païs sous voiles. Hormis les fumets d’une nouvelle conserverie de poissons, ce havre est excellent, face à une petite plage encadrée de rochers, un site qui nous motive, Francis et moi, pour la première partie de chasse-sous-marine du voyage. Nous ramenons des mulets et des vieilles, la journée préfigurant ainsi la routine de nos futures flâneries tropicales.


Chercha-Païs sous voiles près de Cillero.

S’ensuit un jour de pause, passé à surveiller la tenue de l’ancre et à contempler les tourbillons d’embruns soulevés autour du bateau par de sauvages rafales, tandis que plusieurs petits caboteurs viennent se réfugier dans la baie. L’étape suivante, tout aussi poissonneuse, est la baie de Campelo, dans la ria del Barquero. Un peu par défi, nous tentons d’en sortir le lendemain malgré les risées qu’un coup de vent d’ouest fait courir sur la baie. Peine perdue : après avoir eu peur pour les mâts dans un méchant grain, le retour au bercail s’impose, pour trois jours d’attente supplémentaire. La radio parle d’une sévère tempête en Manche et nous en avons probablement eu un aperçu. Qu’il est laborieux de gagner dans l’ouest ! Après ce trop-plein de vent, nous multiplions les manœuvres de voiles dans des airs médiocres et instables, freinés par une mer encore agitée, pour atteindre la rade de Cariño. Brève escale, puisque nous appareillons avant l’aube pour profiter de l’accalmie qui précède une nouvelle perturbation. La pêche à la traîne est toujours bonne, avec des maquereaux et des aiguillettes, et même, sur la grosse ligne, un requin peau bleue.


Le premier gros poisson ramené sur Chercha-Païs.

Au moment de cette capture, nous venons de virer le cap Prior, dont le phare trapu jalonne la sortie du golfe de Gascogne. Cette fois-ci, c’est fait ! Un bonheur n’arrivant jamais seul, le vent se met au nord et s’établit à force 4-5. Nous contemplons bientôt le décor espéré depuis dix jours, la ville de La Corogne, annoncée par la colossale tour d’Hercule. Majestueusement, voiles en ciseauxciseaux (voiles en) : se dit des voiles établies d'un bord et de l'autre, au vent arrière., Chercha-Païs s’avance dans sa rade, laissant à tribord la fameuse tour bâtie par les Romains, qui est le phare le plus ancien du monde encore en service, et nous laissons enfin tomber l’ancre derrière la digue-abri, près du château San-Antón. Depuis un moment déjà, Mireille et Annie préparent le requin que nous dégusterons avec un accompagnement de tomates de Galice, de concert avec le félin du bord, toujours très attentif à ce que nous ramenons de la mer et qui se dit peut-être, depuis l’épisode du moineau, que sa nouvelle vie a certains avantages.

(du 27/8 au13/9 1974)


La tour d’Hercule, à l’entrée de La Corogne.