Les Atlanticos quittent l’Ancien Monde

À peine Francis a-t-il bloqué le guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., après que nous ayons mouillé à La Corogne, qu’un jeune gars à la tignasse ébouriffée nous accoste. Debout dans sa petite annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. pliante, il nous bombarde de questions :
-Vous venez d’où ?
-De La Rochelle.
-Super ! Et vous allez où ?
-On traverse.
-Super ! Par où ?
-Madère, Canaries, Cap-Vert.
-Comme moi. Super ! Et qui a fait vos voiles ?
-Victor Tonnerre.
-Comme les miennes. Super !
Et ainsi de suite… Inutile de dire qu’avant de connaître le prénom de notre visiteur, nous l’avions déjà, intérieurement, baptisé "Super". Notre première rencontre de bourlingue nous fait ainsi connaître Alain Relmy, qui allait, dès ce mois de septembre 1974, devenir l’un de nos plus chers compagnons sur les mers, avant de s’affirmer comme un marin d’exception. L’interrogeant à notre tour, nous apprenons qu’Alain vient de Saint-Brieuc, sa ville natale, et que Nayla, son voilier peint en rouge vif, avec deux yeux à l’étrave à la mode asiatique, est une ancienne chaloupe de sauvetage de pétrolier. Une fois gréée en côtrecôtre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. auriqueaurique : voile de forme trapézoïdale., avec des dérives latérales à la hollandaise, cette coque de 7,50 m, en aluminium riveté, est devenue un vrai bateau de tour du monde pour solitaire. Ou comment, à tout juste vingt ans, en quelques mois et sans le sou, il est possible de concrétiser ses rêves !


À La Corogne, Hydrophyle et Nayla.

Notre second voisin, Hydrophile, est également mené par un breton, parti pour trois ans avec femme et enfant ; leur cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. est un sister-shipsister-ship : bateaux construits selon les mêmes plans. du Hierro des Van de Wiele, c’est-à-dire une coque en acier de moins de dix mètres, tronçonnée par deux cloisons étanches, autant dire un bateau invivable. Quelques autres oiseaux du large allemands et anglais rejoignent le mouillage, mais les contacts que nous avons avec ces Atlanticos, comme on dit, restent superficiels. En revanche, la soirée passée en compagnie d’Alain nous a emmenés loin dans la nuit. Décidément, c’est une sacrée chance d’avoir croisé sa route et lui-même est impatient de partager d’autres escales avec Chercha-Païs, comme il nous le confiera avant d’appareiller à la godille, tout en silence et décontraction (bien entendu, Nayla n’a pas de moteur).


Alain joue de la godille pour sortir du port.

Entre temps, La Corogne nous réserve une première leçon, au chapitre des difficultés liées au mouillage. Le vent souffle fort de secteur sud à la fin de cette première nuit, faisant petit à petit déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. l’ancre, et nous nous réveillons à quelques mètres des enrochements de la jetée. Cela aurait pu très mal se terminer. Nous remouillons avec deux ancres et je reste à bord pendant que le reste de la troupe part en ville pour des courses. Sage précaution puisque la violence d’un grain subit nous fait bientôt déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. en grand, comme tous nos voisins, hormis Super. Je tiens le bateau au moteur le temps que le calme revienne et, après quelques minutes de ce manège, une des ancres au moins raccroche. Elle le fait même tellement bien que l’équipage à nouveau au complet n’arrive pas à relever le mouillage. Pire, une fausse manœuvre fait que la chaîne file à toute vitesse et que son étalingureétalingure : fixation de l'extrémité d'une chaîne dans le puits à chaînes. lâche : nous voyons son extrémité disparaître dans les eaux du port ! Par chance, une marina en construction nous tend les bras sous la forme d’un ponton facile à atteindre. Deux jours de plongée en bouteilles, dans une eau très vaseuse, seront nécessaires pour rassembler tout notre attirail, qui s’était emberlificoté dans les poutrelles d’un hangar submergé : pour le coup, ainsi fixé au fond, Chercha-Païs aurait été capable d’affronter un cyclone...

Il convient de poursuivre la relation de ce mois de septembre au jour le jour, car notre descente le long des côtes européennes va rester riche de premières fois. Avec en sus une dernière fois, car nous quittons La Corogne dans un froid sibérien : tous pull-overs enfilés, ce qui n’arrivera plus avant longtemps, nous guettons, non les icebergs, mais les enfilades des cargos qui se croisent sur leur "rail", au large du "coin" de l’Espagne. Sous un ciel bas d’où suinte un crachin glacé, nous doublons d’abord la tour d’Hercule, puis les îles Sisargas, pendant une nuit assez stressante du fait du trafic maritime. Au matin, après un grain, Annie, qui est de veille dans le cockpit, nous appelle sur le pont, tout excitée : une quinzaine de dauphins nous escortent, en sautant de part et d’autre de l’étrave avec un ensemble parfait. Un spectacle que nous découvrons avec émerveillement et dont il n’est pas possible de se lasser. Nos compagnons à nageoires restent au large quand, après avoir largement contourné les dangers qui bordent son entrée, nous pénétrons dans la baie de Camariñas. Ancrés devant un rio aux berges verdoyantes mais à l’eau trouble, nous tâtons de la pêche au lancer pour le repas du soir : bonne idée, nous ferons bombance avec une douzaine de dorades grises. L’équipage repu allait se coucher quand la quille talonnetalonner : se dit quand la quille d'un bateau heurte le fond. doucement sur du sable ; voila qui nous apprendra à tenir compte des grandes marées qui s’approchent.

Le lendemain, le petit temps laisse la place à un bon vent du nord qui nous fait doubler à presque 8 nœuds, étrave bouillonnante, la pointe ultime de l’Europe, le cap Finisterre. L’escale du soir a pour cadre la baie de Muros, elle aussi défendue par une série de hauts-fonds. Au milieu de vieux chalutiers transformés en parc à moules, l’abri y est parfait et nous décrétons un jour de repos, notamment pour échanger nos dernières pesetas contre du ravitaillement couleur locale. Nous poursuivons nos expériences de pêches en tous genres en posant le tramailtramail : filet à triple nappe. : relevé à minuit, il rapporte trois roussettes, deux soles et une armée de crabes fort pénibles à démailler.


Les parcs à moules de la baie de Muros.

Chercha-Païs repart au matin avec un vent du nord qui pousse vigoureusement. Serait-ce déjà ce que les marins appellent l’alizé portugais ? La mer reste étonnamment plate, le soleil est chaud et le bateau a fière allure, filant comme jamais sous yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois., trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. et grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples.. Après le cap Corrubedo, des îles dont nous n’avions pas idée défilent de chaque bord, Sagres, Cornella, Sálvora, Ons, Onza et enfin Faro, la plus étendue des spectaculaires îles de Cies. À l’entrée de la majestueuse baie de Vigo, un dernier mouillage espagnol nous attend, à l’opposé de la grande ville, devant la plage de l’anse de Barra, sertie de rochers et de pins. Le cadre est tellement tentant que nous sautons tous à l’eau pour aller fouler ce sable fin ! Au soir, dégustant les aiguillettes pêchées à la traîne lors de l’étape, nous fantasmons sur le trésor englouti à quelques encablures, suite à une bataille navale de 1702, ce trésor fameux -deux mille tonnes d’or des Amériques, au bas mot- dont Jules Verne a parlé dans Vingt milles lieux sous les mers et que recherchent encore des équipes de plongeurs.

Non, le vent qui nous a menés là n’était pas l’alizé portugais ! Il faut sans doute attendre d’avoir passé la frontière... En effet, nous quittons Vigo avec un zéphyr presque imperceptible et nous n’avons même pas fait vingt milles quand la nuit tombe, neuf heures plus tard. Cela va un peu mieux ensuite et, cette fois-ci c’est Mireille, pendant son quart, qui nous appelle tous sur le pont pour admirer une bande de dauphins. Leur ballet est très différent de la dernière fois, car ils ne sautent pas et nous n’apercevons que les traînées phosphorescentes qu’ils laissent dans leur sillage ondulé. C’est ainsi que nous touchons les eaux portugaises, espérant un retour du vent de nord. Mais non, toujours accompagnés de brisettes, nous avons tout le temps d’admirer de loin Leixões et ses torchères, puis Porto et son pont sur le Douro, avant qu’un épais brouillard ne nous coupe du monde. Au matin, cette purée résonne de bruits de moteurs assortis d’un concert de puissantes cornes de brume et nous avons quelques scrupules à souffler dans le ridicule engin dont nous disposons ; nous n’avons d’ailleurs pas plus entendu la corne d’un voilier qui nous croise à quelques mètres, assez près pour que nous apprenions que son équipage fait un convoyage Gibraltar-Le Havre non-stop.

Tantôt le vent se lève en grand et tantôt il s’évanouit, alors que le brouillard persiste, si bien que la nuit venant, il faut sauter l’escale dont nous espérions jouir, dans le superbe lagon de São Martinho do Porto. Tant pis. Chercha-Païs poursuit cahin-caha vers le sud, maintenu au sondeur sur la ligne des trente mètres. Tout s’arrange enfin aux approches de Lisbonne, quand le soleil perce, accompagné d’une bonne brise de nord, avec des vagues qui nous font partir en survitesse et, en prime, un beau merlu qui mord à la traîne, mis à saler sitôt tiré de l’eau. Passé le cap Raso, la remontée du Tage se fait au petit largue, à bonne vitesse sur une eau idéalement plate. De quoi nous consoler des errances du début de cette étape de 250 milles. Avant d’arriver devant la capitale proprement dite, nous passons l’admirable tour de Belém, aux murailles assiégées par le clapot, puis nous nous présentons sur la pointe des pieds dans le célèbre bassin de Belém, qui a l’air plein comme un œuf. Il faut en effet déployer toute notre maigre science des manœuvres au moteur pour gagner sans anicroche une place libre. Derrière nous, face au large, s’élève le monument aux Découvreurs, Henri le Navigateur en tête, dont nous allons apprendre que les Lisboètes l’ont baptisé sans aucun respect "Poussez pas derrière !".


À Belém, Padrão dos Descobrimlentos, le monument aux Découvreurs.

L’accueil espagnol nous avait séduits, mais que dire de ce que nous allons ressentir à Lisbonne, une ville encore frémissante des espérances portées par la Révolution des Œillets. Comme un symbole, le gigantesque pont suspendu sur le Tage ne porte plus le nom de Salazar, le dictateur honni, mais celui du 25 avril dernier, le jour où l’armée, une fois n’est pas coutume, a mené un coup d’État pour restaurer la démocratie au Portugal. Et avec la manière, s’il vous plaît, puisqu’il n’y eut aucune effusion de sang. Au plus fort de l’action, les chars d’assaut s’arrêtaient même aux feux rouges ! L’amour que le peuple porte désormais aux hommes en uniforme -souvent débraillés et très chevelus- est d’ailleurs la première impression que j’ai du pays car, aussitôt le bateau amarré, son capitaine est embarqué en voiture pour une tournée de tous les services compétents, police du port, police internationale, immigration, douane et santé (une telle sollicitude de la part des autorités restera un cas unique durant toutes mes années de bourlingue). Ainsi pourvus de la libre pratique étendue à l’île de Madère, nous allons passer cinq jours à Lisbonne, dont l’activité paraît bien frénétique après notre cabotage champêtre. L’ancien Portugal n’est pas mort et des contrastes saisissants demeurent, comme le jumbo jet qui traverse le Tage au-dessus de gabarres à voiles traditionnelles, à l’étrave très recourbée, comme le métro dépassant à cent à l’heure des charrettes à ânes ou comme le sous-marin qui descend le fleuve à une portée d’arquebuse du château são Jorge, gardien des lieux depuis le temps des Wisigoths.

Quitter le bassin de Belém est bien plus simple que prévu et nous nous félicitons de commencer à savoir manœuvrer au moteur dans les espaces restreints, quand Mireille s’interroge :
-Où est la Mimine ?
La bestiole était restée sur les pontons et il a fallu tout recommencer…
De nouveau dans le Tage, nous passons à contre-bord d’un paquebot de croisière, ce qui nous fait inaugurer un jeu puéril mais toujours recommencé par la suite : faire un grand salut du bras et apprécier combien de centaines de passagers répondent.


Les gabarres du Tage.

Une trentaine de milles plus loin, nous mouillons devant Sesimbra, séduisante cité lovée dans un bouquet de verdure et ceinturée de reliefs arides où se dressent des moulins à vent ainsi qu’un monastère fortifié. Les gens à terre, toujours aussi agréables, prennent tout leur temps, contrairement à la population de Lisbonne ; au-dessus de barques de pêche multicolores, nous parcourons un dédale d’escaliers, illuminés d’azulejos et parcourus de place en place par le fumet des poissons grillés. Pour la dernière fois avant longtemps, Chercha-Païs est relié au continent qui l’a vu naître et afin de marquer ce moment particulier, Mireille et Annie ont accommodé le merlu salé en rougail à la mode de Guadeloupe, un plat fort en épices et en promesses tropicales.

(du 9 au 26/9 1974)