À mille milles de toute terre

« Naturellement, pendant la traversée, vous avez jeté l'ancre chaque nuit. » Cette affirmation surréaliste, parvenue à nos oreilles à plusieurs reprises, illustre à quel point le quotidien des navigateurs au long cours est étranger aux terriens. Au mieux, ils imaginent une traversée d’océan comme une grande aventure, mais sous les tropiques ce n’est vraiment pas le cas. Cependant, le plus inattendu des épisodes peut tout de même survenir.

Comment se sentir plus seul, je veux dire plus serein et plus tranquille, qu’en plein milieu de l’océan ! Voilà pourquoi, au onzième jour d’une traversée qui allait durer trois semaines, tout à la routine du petit matin des jours de calme, je néglige de faire un tour d’horizon détaillé. Éteindre la lampe tempête, renvoyer la ligne de traîne, tenter de faire porter le génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant., puis l’affaleraffaler : baisser une voile.… En ferlant la toile sur les filières, je sursaute soudain à la vue d’un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant., à cinq milles de distance, au plus. J’alerte Mireille et Francis et nous scrutons ce voilier aux jumelles. "Eux" ont dû en faire autant, puisqu’ils se rapprochent au moteur. L’émotion monte. Bientôt Chriwi III, port d’attache Toulon, arrive bord à bord :
-Salut ! Depuis combien de temps vous avez du calme ?
-Cinq jours. Vous venez d’où ?
-De Puerto Rico.
Il s’agit d’une nouvelle marina de la Grande Canarie, qui est en passe de détrôner Los Cristianos comme ultime escale des Atlanticos.
-Venez fêter la rencontre chez nous !



La rencontre avec Chriwi III.

Sitôt dit sitôt fait et nous plongeons, Francis et moi, pour traverser une piscine qui a quelques milliers de mètres de profondeur. Deux couples nous accueillent : les plus âgés sont les propriétaires, en année sabbatique, et les jeunes assurent la marche du bateau : avec en main un verre de Ricard où tintent des glaçons -fi de l’heure matinale-, nous sommes invités à visiter le bord, comme si nous étions au ponton à La Grande Motte. En retour, nos voisins se désolant de ne rien pêcher à la traîne, Francis leur prodigue des conseils, en particulier celui de remplacer les leurres par des cuillers, puis je rejoins Chercha-Païs pour que Mireille puisse profiter à son tour de cette rencontre hors norme. À plusieurs occasions, par la suite, on nous en racontera "une bien bonne", à propos de cet équipage qui est allé prendre l’apéro à la nage, sur un autre bateau, à mille milles de toute terre !

Un semblant de vent se lève et Francis est le dernier à revenir, descendant précautionneusement à l’eau avec d’une main une bouteille -du Haig de vingt ans d’âge- et de l’autre un sachet de levain. Génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. envoyés de concert, les deux voiliers s’écartent lentement, mais le contact n’est pas rompu pour autant. Chaque jour à 10 heures GMT, sur la fréquence de 2321 kc, nous entendrons "Mémée Chriwi" échanger avec un bateau ami, baptisé Longue Route, et terminer par un message à notre intention, avec des recettes de cuisine, des indications météo et, sur la fin, des précisions pour prendre le mouillage à La Barbade. Ces vacations radio à sens unique nous apprennent aussi qu’ils ont ramené une fois un thon, puis deux coryphènes et encore une autre le lendemain, alors que nous resterons bredouilles à partir de notre rencontre ! Maigre consolation, Longue Route, toujours derrière, ne gagne presque rien sur nous… Le temps d’un nouvel apéro, dont nous revenons avec des confitures maison de "Mémée Chriwi", Chercha-Païs et Chriwi III seront encore voisins à La Barbade, avant que leurs routes ne se séparent. Cependant, en juillet 1982, au mouillage dans la petite baie d’Addaya, à Minorque, nous verrons arriver en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. Anne et Jean-François, les jeunes de Chriwi III, qui ont reconnu notre bateau. Nantis de deux enfants, ils n’en continuent pas moins de skipper les bateaux des autres de par le monde, ce qui leur a notamment donné l’occasion de revoir Francis, sur Dolphus, dans le Pacifique.


Nos routes s’éloignent.

Le calme qui allait caractériser cette traversée s’est manifesté dès le départ, au mouillage de Tarrafal. En compagnie d’Augusto venu nous faire ses adieux -en créole car c’est sa seule langue-, nous patientons longuement dans l’attente d’un souffle d’air, avant d’appareiller au moteur tandis qu’il lève les bras dans sa petite barque. La mer finit par se lever, mais toujours pas le vent. Tant mieux, car la houle ballotte notre régime de bananes qui se détache et tombe à l’eau : Francis plonge aussitôt et nous faisons un tour au moteur pour récupérer le tout. Voiles en ciseauxciseaux (voiles en) : se dit des voiles établies d'un bord et de l'autre, au vent arrière. avec le génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. tangonné, cela aurait été impossible. Quand l’alizé permet enfin d’adopter cette disposition typique des grandes traversées, l’étendue qui est devant l’étrave n’occupe en rien nos pensées, car nous regrettons tous trois de n’avoir pas eu davantage de temps à consacrer à l’archipel du Cap-Vert et à ses chaleureux habitants.

En deux jours la routine s’installe, même si nos quarts, ou plutôt nos tiers, sont établis avec la plus grande fantaisie ; seule la Mimine s’en tient à des horaires fixes, dormant toute la journée et patrouillant la nuit, avec un aplomb parfait en toute circonstance, pour ne manquer aucun poisson ou calmar volant échoué sur le pont. Le temps est une richesse à redécouvrir, pour la contemplation, pour lire, pour mitonner de bons plats ou pour approfondir nos connaissances en navigation. Dans ce registre, nous n’avons même plus de carte, ayant tracé un quadrillage au dos de celle de l’Atlantique Est, avec d’un côté le dessin grossier de São Antaõ et de l’autre celui de La Barbade. Tout l’équipage s’emploie à multiplier les expériences de point astronomique, en exploitant à fond les Éphémérides Nautiques et les possibilités des HO249, les volumineuses tables américaines dont nous disposons, et en pointant le sextant sur la lune, Jupiter, Sirius ou d’autres étoiles. Cela implique de ne pas manquer le bref instant du crépuscule ou de l’aurore où se distinguent à la fois l’astre et l’horizon, l’un ou l’autre sur le point de disparaître. Puis nous tentons les calculs à partir des tables françaises de Dieumegard et Bataille -tout un programme- dont la facilité d’usage est inversement proportionnelle à l’épaisseur et nous parvenons à en surmonter les embûches. L’amiral de Kerviler et le capitaine Haddock n’ont qu’à bien se tenir !

À l’alizé un peu anémique qui nous a emmenés en douceur pendant les premiers jours, succède une période de calme, pas du tout plat, qui s’apparente au pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents., avec de petits airs de secteur sud entrecoupés de grains violents et même d’orages. Quand les éléments s’apaisent, voiles affalées, nous plongeons de l’étrave pour nous rafraîchir, pris d’une sorte de vertige en contemplant la perspective infinie des rayons que le soleil darde vers les grands fonds. Les oiseaux sont presque absents du ciel, hormis parfois un paille-en-queue qui tourne autour de la tête du grand mât. En revanche, même si nous n’allons plus assez vite pour déclencher des envolées de poissons volants, la vie grouille en mer et le spectacle se renouvelle constamment. Un jour, des centaines de petites bonites sautent à perte de vue autour du bateau, ça et là passent des groupes de dauphins, avec souvent dans la troupe un virtuose qui multiplie les acrobaties et retombe bien à plat pour faire la plus grosse gerbe d’écume possible, mais parfois d’autres bandes tracent leur route en nous ignorant, au contraire d’une petite escadrille de daurades coryphènes, toujours serrées tout près, sous le conservateur d’allure. Faciles à identifier, avec un seul souffle incliné, un certain nombre de cachalots s’ajoutent au tableau, mais le plus remarquable est à venir et nous fera froid dans le dos en songeant à nos baignades insouciantes.


Francis, à la couture sur le génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant., que remplace un petit spi à l’existence éphémère.

Petit temps, Mireille prépare une bonite.

Il s’agit encore de cétacés. De ceux que l’on aurait apprécié de voir moins en détail. C’est l’après-midi et le reste de l’équipage fait la sieste. Accoudé à la bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles. d’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât., j’accompagne du regard les collines bleues, coiffées d’écume, qui nous escortent désormais. Les mouvements du bateau ont une belle ampleur et tandis qu’il accélère dans un bain d’écume, avec le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. qui frise l’eau, avant de ralentir en se cabrant à la façon d’un cheval, j’imagine qu’il dévale des escaliers géants aux marches usées… Bref, je rêvasse hors de toute logique, quand une énorme forme noire passe à toucher la coque et me tire soudain de cette léthargie. Au grand aileron dorsal qui déchire la surface, je reconnais une orque et, tout tremblant d’excitation, j’appelle Mireille et Francis. En fait, ce sont trois orques d’environ six mètres de longueur, qui commencent par cercler nerveusement autour du bateau. Leurs formes magnifiques s’accompagnent d’une robe à nulle autre pareille, noire dessus, blanche dessous, avec deux tâches claires derrière les yeux, parfaitement délimitées. Elles se relayent ensuite en faisant du surf sous les vagues ou en ouvrant la gueule hors de l’eau avant de souffler, en parallèle de notre route, à quelques mètres. Cousteau a beau prétendre que ces "baleines tueuses" ne sont pas dangereuses, nous savons qu’elles ont déjà défoncé et coulé des coques plus grandes que la nôtre. Notre inquiétude atteint son comble quand le trio commence un manège qui fait craindre le pire : parties au loin, les orques reviennent à pleine vitesse par le travers, comme pour nous percuter, et plongent sous la quille au dernier moment, avant de recommencer sur l’autre bord et ainsi de suite. Et puis plus rien, elles disparaissent comme par magie. Les attaques simulées de ces monstres ont duré une demi-heure, qui nous a paru interminable !


L’une des orques.

Sinon, la vie s’écoule sans heurt. Le lochloch : instrument de navigation mesurant la vitesse d'un navire. égrène les milles jour après jour, 1484, 1591, 1692… Notre avancée vers l’ouest fait que "Mémée Chriwi" a décalé ses vacations à 12 heures GMT, pour ne pas troubler le sommeil des équipages. Acrux, l’étoile la plus brillante de la Croix du Sud, apparaît furtivement à l’horizon bâbord. À l’approche du terme de la traversée, aucun de nous n’a envie que cette parenthèse enchantée se referme. Nous sommes bien chez nous, en harmonie avec les éléments. Cependant, un coup d’œil à la table à cartes suffit à rappeler l’imminence de l’arrivée et au dehors les signes se multiplient : nous partageons la mer avec des navires marchands de plus en plus nombreux, le steel-band et le créole savoureux des animateurs de Radio-Antilles se sont invités à bord, tandis que les oiseaux réapparaissent d’un coup. La veille de l’arrivée, nous fêtons Noël en mer, avec du champagne presque frais (laissé deux heures en plein alizé, entouré d’un linge humide).

-Là, un peu à tribord, regarde bien…
-Je ne vois rien. Si ! Là, peut-être…
La Barbade est bien là où il le faut et Mireille a encore été la première à apercevoir la terre. Double ration de tafia !

(du 5-12 au 26-12 1974, plus 20-7-1982)


Le télégramme tant attendu par nos parents !.