Le Cap-Vert, joyeux tropiques


Après la solennité des formalités de départ à puerto Hierro, nous sommes censés hisser les voiles pour partir à la conquête de l’Atlantique. En réalité, souhaitant profiter d’une dernière soirée au calme pour célébrer le quart de siècle de Francis, nous ne parcourons qu’une quinzaine de milles, jusqu’à la baie déserte de puerto Naos, à l’extrême sud de Hierro. Autour d’une large coulée de basalte qui plonge dans la mer, c’est un superbe décor qu’on croirait encore en train de refroidir, avec des nappes de cendres, des bombes volcaniques, des gouttières de magma et des étendues de laves cordées. Il ne manque que les fumerolles ! (En écrivant ces lignes, je me remémore que la dernière en date des éruptions aux Canaries s’est produite fin 2011, à proximité de puerto Naos.) Lancés à l’assaut de ce site vierge, nous n’en revenons qu’à la nuit, après avoir exploré certaines des grottes qui s’ouvrent dans ce paysage fascinant. Un bon prélude à une soirée de gala, avec du baliste en escalopes panées, accompagné des galettes de maïs qui sont la spécialité locale, puis une salade de fruits provenant d’un peu partout aux Canaries, arrosée de rhum de la Martinique. Seul bémol, le champagne tiède...

Ciel gris, vent faible, mer plate et temps froid, rien n’annonce l’alizé et les mers du Sud vers lesquelles nous pointons l’étrave le lendemain. Faute de soleil, c’est à l’estimeestime : estimation de la position d'un navire d'après sa vitesse et son cap, en tenant compte de la dérive due aux courants. que nous suivons cette descente au ralenti (73 milles le premier jour, puis 42 et 50, c’est déprimant, sachant que l’étape fait plus de 800 milles.) Au quatrième jour, l’alizé se manifeste enfin et le sillage s’allonge à 125 milles ; la mer se creuse , les embruns jaillissent, des nuées de poissons volants s’enfuient et ricochent sur les crêtes en faisant autant de bruit que des essaims d’abeilles ; nous devons nous cloîtrer et il devient ardu de maîtriser son assiette de patates au lard. En début d’après-midi, Mireille nous appelle sur le pont :
-Hé ! Les garçons, il y a une ligne devant !
-Une ligne ? Nous restons perplexes, Francis et moi, car on ne distingue rien de spécial.
-Idiots ! C’est le tropique du Cancer !
Depuis sa droite de hauteur du matin, Mireille surveillait le lochloch : instrument de navigation mesurant la vitesse d'un navire. pour saisir le moment précis de ce passage marquant…

La traversée se poursuit bâbord amures quatre jours durant, sans changer le moindre réglage. Sur un journal de bord peu disert en observations, on note seulement que le 25 novembre Chercha-Païs a croisé son premier cachalot. L’ambiance est un avant-goût de ce que sera la grande traversée et j’apprécie particulièrement les quarts de nuit avec leurs bruits familiers, le ronron du lochloch : instrument de navigation mesurant la vitesse d'un navire., les gargouillis de l’évier, les toc-tocs des poulies, les cordages qui gémissent doucement, le froissement de l’eau le long de la coque. Les mouvements du bateau évoquent ceux d’un grand animal et c’est un régal de ressentir son léger dérapage sur le devant de chaque vague, de l’accompagner du torse quand il s’incline un peu sous une risée avant de se redresser en accélérant et de le voir continuer inlassablement, tourné vers le but, se nourrissant de vent et laissant derrière lui un panache phosphorescent.

L’appel de la terre, que nous ressentions dans le golfe de Gascogne et avant Madère, a beau avoir disparu, il nous faut atterrir au bon endroit. Comme par hasard, deux jours avant l’arrivée, il est impossible de capter le top horaire de la BBC ; nous nous rabattons sur un émetteur africain et le point astro nous dit que la première île sera visible tôt le lendemain matin. Que nenni, et rien n’est en vue tandis que la journée s’avance. Nous sommes perdus. Pour situer notre destination, il reste la goniogonio : dispositif localisant la direction d'un émetteur radio., sauf que nous n’avons pas les caractéristiques du radio-phare de Mindelo et nous peinons à déchiffrer les différents indicatifs en morse (encore une première). Le relèvement nous donne finalement une bonne idée de la direction à suivre, ce que confirme la route de deux cargos. Nous étions trop à l’ouest, sur la foi d’un top horaire plus que fantaisiste. Ah, l’Afrique ! Heureusement, l’erreur est facile à corriger au prix d’un empannageempannage : virement de bord vent arrière.. São Antaõ et São Vicente apparaissent bientôt dans un ciel voilé par du vent de sable, puis en compagnie de deux baleines (plus précisément des globicéphales) très occupées à sauter le plus haut possible, nous parons l’ilhéu dos Pássaros qui marque l’entrée de Porto Grande, la baie de Mindelo.


L’ilhéu dos Pássaros, à l’entrée de la baie de Mindelo.

Amarrés en début de nuit avec l’aide d’une nuée de gamins noirs et métis qui baragouinent dans toutes les langues, nous sommes pris en charge par des autorités décontractées au possible. Les officiels s’attardent devant un café et nous font comprendre que la période est très particulière pour le Cap-Vert : en effet, à la suite à la révolution des Œillets, le Portugal est sur le point d’accorder l’indépendance à toutes ses colonies, dont l’archipel, jusqu’à peu utilisé comme base arrière de la guerre d’Angola. Cette nouvelle donne a déjà suscité les convoitises de Moscou, dont les navires affluent devant Mindelo, tandis que le PAIGC des indépendantistes de la première heure imagine un (improbable) nouvel état, né de l’alliance entre les îles du Cap-Vert et la Guinée-Bissau, au sud du Sénégal.


À quai à Mindelo, le soleil se couche sur São Antaõ.

En tous cas, malgré la pauvreté extrême de leur terre et la sécheresse sévère qu’ils subissent depuis sept années, à l’instar du Sahel, les Cap-verdiens, très joyeux de nature, baignent alors dans une euphorie généralisée. Les quatre jours que nous passons à Mindelo suffisent à nous en convaincre. Le port a connu la prospérité au temps de la vapeur, quand les navires s’y ravitaillaient en charbon, et il en garde, nous avait-on dit aux Canaries, des installations intéressantes pour les bourlingueurs. Pour notre part, nous comptons sur les ateliers de l’endroit pour faire confectionner les ferrures du tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. récupéré à Tenerife ; Francis et moi allons ainsi à l’Officina Navale, où nous avons la joie de retrouver Super, qui met la dernière main au conservateur d’allure d’Alabama, un voilier ami (en tout et pour tout, Mindelo n’accueille en ce moment que cinq voiliers).

En fait, nous n’aurons même pas à nous déplacer à l’arsenal, car près de nous se trouve un patrouilleur portugais, le Zambeze, dont l’équipage dépenaillé a vite pris ses quartiers à notre bord, à la suite de José. Celui-ci, qui parle bien français pour avoir travaillé quelques années à « Nantes 44 », nous conduit auprès du tourneur du navire de guerre : après nous avoir parlé de son séjour à « Roubaix 59 », ce dernier s’empresse de prendre en main la fabrication de nos ferrures. Ces hommes nous questionnent sur notre existence et nous ne manquons évidemment pas de leur préciser que nous venons de « Clermont 63 », qu’ils situent parfaitement… Puis les matelots détournent un camion qui ravitaille en eau le Zambeze pour faire nos pleins, à en bomber les réservoirs, de même pour le fuel, avec en prime deux jerrycans, et ils ne viennent jamais chez nous sans un carton de victuailles. Après avoir inventorié notre pharmacie, Alberto, l’infirmier, y va de son obole et nous avons maintenant de quoi ouvrir un dispensaire ! Pour notre dernière soirée, en compagnie de Super, Alberto est de la partie, avec du porto et divers alcools antillais pour fêter son anniversaire, au son de musiques d’ici, parmi lesquelles, probablement, des mornas chantées par Cesária Évora, la future "diva aux pieds nus" de Mindelo.

Inutile de préciser que tout le Zambeze est sur le pont quand nous quittons le quai, direction l’Officina Navale, pour saluer Super ; là-bas aussi, où pourtant personne ne nous connaît, le personnel au complet se masse sur un appontement pour nous souhaiter une bonne traversée. Ils ignorent que c’est encore un faux départ, car Christian et Mali, d’Alabama, nous ont recommandé de ne surtout pas manquer l’escale de Tarrafal, sur l’île voisine.


Porto Grande et ses épaves.

Nous laissons derrière nous les perspectives désolées de São Vicente pour traverser le canal de São Antaõ comme une flèche, poussés par l’alizé qui se renforce dans ce couloir. L’île dont nous approchons, trois fois plus élevée que sa voisine, accroche les nuages et c’est pourquoi elle apparaît moins aride. Au débouché d’un important torrent et seul point habité de la côte sud, le village de Tarrafal a même l’apparence d’une oasis ; on n’y accède, en ce temps, que par la mer ou par un rude sentier muletier.


Tarrafal, comme une oasis.

Au sondeur, moteur au ralenti, nous cherchons en vain un tombant à langoustes indiqué par Christian et Mali, avant de venir mouiller face aux maisons du lieu. Aussitôt, des pêcheurs viennent en barque nous proposer une belle langouste, pour un prix dérisoire. Tout va bien, il n’y a même pas besoin de plonger.


La langouste de Tarrafal.

Mireille et moi entreprenons alors d’aller à terre, dans l’espoir de ramener les fruits et les légumes que nous n’avons pas trouvés sur le marché de Mindelo, d’une pauvreté affligeante de ce point de vue. Un grand escogriffe s’emploie à attirer notre attention et nous guide vers l’endroit idoine, nous faisant comprendre qu’il faut attendre son signal avant d’approcher. Il compte les vagues puis nous alerte, l’instant venu, et nous faisons force pagaies, apparemment pas assez vite à son goût. L’arrivée en surf se passe bien tout de même et notre assistant aide à tirer l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. sur les sombres galets de la berge ; c’est un copain de Christian et Mali, ravi que nous les connaissions. Une petite troupe curieuse et amicale s’approche bientôt et nous entraîne vers une maison que nous identifions comme l’école de l’endroit quand Maria, l’institutrice, libère sa ribambelle d’élèves. Avec les adultes, Maria se comporte en chef de village, gardant certains auprès d’elle et envoyant les autres quérir nos emplettes de-ci de-là : au vu de nos derniers escudos du Cap-Vert (qui ne valent pas tripette ailleurs que sur l’archipel), elle nous vend un régime de bananes, dix noix de coco, un grand sac de tomates, de la graisse de porc, du sucre et du sirop. Nous ne pensions pas être si riches ! Pour le retour, un dénommé Augusto se charge de pousser vigoureusement l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. et sa cargaison au moment opportun, tandis que nous passons les rouleaux à la nage avant d’embarquer.
-Obrigado, Augusto !

Ici, l’honnêteté m’oblige à un aveu. Il nous aura fallu attendre de rencontrer des Portugais parlant bien français, à trois jours de quitter pour longtemps les pays lusophones, pour comprendre ce qui faisait tant rire certains de nos interlocuteurs au Portugal et à Madère. Nous avions mal saisi l’usage du mot le plus basique, obrigado (merci), croyant qu’il s’accordait en fonction du genre de la personne d’en face. Francis et moi, nous disions donc obrigada en nous adressant à une femme, tandis que Mireille remerciait un homme d’un obrigado plein de conviction… J’entends encore s’esclaffer ceux du Zambeze, à cette révélation !

(du 19-11 au 4-12 1974)