De retour sur terre

C’est peu de dire que Cécile a connu une difficile entrée dans la vie. Durant les semaines qui suivent sa naissance en Martinique, les nouveaux parents que nous sommes se préoccupent de plus en plus de son manque de tonus, cependant les médecins consultés, tant à terre que parmi nos voisins de mouillage, balaient nos craintes. Nous aurions dû comprendre qu’ils font l’erreur de considérer les symptômes isolément et non le tableau d’ensemble ; à leur décharge, le fait que Mireille allaite sa fille a sans doute atténué ses problèmes. Nous naviguons un peu tous les trois, vers la Dominique, Marie-Galante et la Guadeloupe, et quand Mireille prend l’avion avec elle pour rendre visite à nos familles, Cécile n’est pas sortie de sa léthargie.

À Clermont-Ferrand, Mireille soumet le cas de Cécile à une pédiatre réputée, qui la rassure elle aussi, lui disant qu’elles peuvent sans souci me rejoindre au Venezuela, où je viens de mener le bateau. C’est après ce départ que ma mère sauve sa petite-fille. Littéralement. Elle appelle la pédiatre et la harcèle de questions, l’entendant finalement dire, effarée, que Cécile souffre d’une athyréose congénitale. Quelle absurdité de n’avoir rien dit ! Par chance, nous sommes alors au quai d’OTICA, firme qui dispose d’un fax, et ma mère peut nous alerter aussitôt. Deux heures plus tard, Cécile est chez le meilleur médecin de Puerto la Cruz, qui n’y va pas par quatre chemins :
-Ici, on n’arrive même pas à vacciner tous les enfants, alors si votre fille n’est pas rapatriée en France au plus vite, elle est condamnée...
On imagine notre détresse, d’autant que c’est la période des fêtes de fin d’année et qu’il n’est pas évident de trouver une place dans un avion au départ de Caracas. À la fin du vol, Cécile tombe dans le coma et à son arrivée au CHU de Clermont les médecins disent à mon père qu’elle ne va pas passer la nuit. Le corps médical ne devrait jamais prononcer ce genre de phrases (plus tard, on nous a également affirmé que notre fille resterait débile !). L’essentiel est que Cécile ait survécu, puis qu’elle ait surmonté tous les obstacles liés à l’absence de thyroïde. Mireille y est pour beaucoup, de même que l’interne passionné dont notre fille, à son arrivée à l’hôpital, a été la première patiente ; en effet, les liens très forts établis avec ce "tonton Gannat", installé ensuite comme pédiatre, ont fait de Cécile sa patiente la plus chérie (et la plus âgée), jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite.

Pendant ces semaines angoissantes, je suis occupé à souder des pipe-lines sur l’île de Margarita en compagnie de l’ami Jean-Paul, avant d’échapper de peu à la police vénézuélienne, comme on l’a vu dans le tome précédent. Revenu en Martinique en mars, je prends à mon tour l’avion, après avoir confié la garde de Chercha-Païs à "Zaza-la-Sainte", ainsi surnommée parce qu’elle se fait trois sous en confectionnant des colliers de perles (c’est aussi pour ne pas la confondre avec "Zaza-la-Folle", autre adepte du bateau-stop qui hante l’anse Mitan). À l’hôpital, Cécile remonte lentement la pente, mais il est clair qu’il faut rompre avec notre existence bourlingueuse ; Mireille et moi décidons donc de rapatrier le bateau en France et de vivre à terre, au moins pour un temps.

De retour en Martinique, j’organise une mise au sec du bateau, pour lui donner une carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. impeccable, et je me mets en quête d’un équipage. S’il y a pléthore de filles, ce qui n’enchante pas Mireille -on la comprend, diront les mauvaises langues-, aucun mec ne souhaite rentrer en Europe. Témoin le jeune type qui vient un jour à la nage me demander :
-Tu vas au Venezuela ?
-Non, je rentre en France.
-Ça me va ! Moi, c’est Dominique.
L’absence de logique de cet échange aurait dû me mettre la puce à l’oreille...
Avertis de mon problème d’équipier, les parents de Mireille m’ont envoyé entre-temps un copain de son jeune frère, un grand dadais chevelu prénommé Alain. Ce garçon est gentil mais il paraît bizarre, un peu ailleurs, et à son propos, Pierre et Lulu, les psys des Bons Enfant, me mettent bientôt en garde, diagnostiquant un complexe de dépersonnalisation qui pourrait l’amener à se jeter à l’eau, dans un état second, à n’importe quel moment. Charmant ! Sur le lift de Port-Cohé, nous sommes ainsi trois à repeindre les œuvres mortes, à gratter la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau., à l’enduire et à lui appliquer une nouvelle couche d’antifouling, sans compter Magali qui fait la petite main, notamment en redessinant les lettres du tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. arrière.



Carénagecarénage : nettoyage de la coque sous la ligne de flottaison. en Martinique, à Port-Cohé.

Sur le point de quitter les douceurs tropicales, j’ai le cœur gros et les amis s’efforcent de me changer les idées. Abandonnant mes deux acolytes à bord, je me laisse inviter partout, sur Anida, Clitus, Miridrouchba, Zéro de conduite, Cipango, Born Free, Neola et Les Bons Enfants (où l’on prépare fondue et raclettes en série grâce à un stock de fromages rapportés de Suisse), sans compter les nouveaux venus, comme Philippe et La Goulue, une voilerie ambulante qui vient de La Rochelle où, paraît-il, toute la capitainerie demande de nos nouvelles. Autres bons moments, Gna-gna-gna me passe une planche à voile et je me laisse vite griser par cet engin nouveau, tandis que Lulu et Magali des Bons Enfants m’entraînent avec Patrice dans un grand classique de la randonnée sauvage en Martinique, la liaison Grand-Rivière-Le Prêcheur.

Hélas, en parallèle, notre changement de vie se concrétise : je récupère l’Almanach du Marin Breton pour tout savoir des marées à venir, j’échange nos cartes du Pacifique contre celles de l’Europe, Christian, de Goulphar, qui rentre bientôt chez lui à Caen, me convainc de baser le bateau là-bas, tandis que Jean-Marc et Dominique de Cipango me vantent les attraits de leur Méditerranée. Je partage mon spleen, et c’est vraiment inattendu, avec Gérard Janichon et Jaquie, qui ont reconnu Chercha-Païs au mouillage. Ils commencent par me demander ce qu’il en est d’Annie et de Francis, puis me racontent qu’ils reviennent du Brésil avec leur Damien III. Ils vont arrêter de naviguer, en raison du mal de mer incoercible de Jaquie, et Gérard envisage de reprendre l’écriture, avec un roman consacré au temps, plus ou moins long suivant la façon dont on le vit. En ce moment, me confient-ils avec une profonde tristesse, Jérôme (Poncet) et Sally partent hiverner dans les glaces de l’Antarctique avec Damien II ; Sally, enceinte, compte accoucher à bord et Jérôme poursuivra au-dessus des glaciers sa découverte des joies du deltaplane...

Le départ se précise et à propos de mon équipage, je suis partagé. Dominique, toujours enjoué, est très efficace et ne ménage jamais sa peine, en particulier pour la popote, où il excelle ; Alain, en revanche, est complètement amorphe et l’analyse de mes amis des Bons Enfants me trotte dans la tête. Pierre et Lulu, Eddy et Luciana, Patrice, Jean-Marc et Dominique, Jean-Paul et Catherine, que d’êtres chers à étreindre avant l’appareillage ! Le 10 mai, mouillage relevé et voiles hautes, Chercha-Païs se met en route dans un concert de cornes de brume qui me fait venir les larmes aux yeux. Le cabotage vers le nord, tant de fois accompli, sera sans retour cette fois-ci et les escales rituelles seront autant de dernières fois : à Prince Rupert Bay en Dominique pour faire le plein de légumes et de fruits, à Pointe-à-Pitre pour débarquer Alain, qui est décidément un poids mort inquiétant, et à Deshayes, au nord de la Guadeloupe, où une bonne soirée sur Bruun, de Cyprien et Chris, en compagnie de Coco et Marie de Train du Nord, me comble de chaleur humaine.

Nous voila en duo et Dominique se multiplie, passant de la lessive au contrôle des périssables et à la chasse aux ravets, tout en faisant merveille à la cuisine. Une perle ! (Ce mot me fait me souvenir que dans ses nettoyages méticuleux des moindres recoins il a retrouvé des perles de Zaza jusqu’à la fin de la traversée...) Dominique est également précieux à la manœuvre et nous avons fort à faire dans des conditions instables et très musclées : les îles défilent, Montserrat, Antigua, Barbuda, Redonda, Nevis, Saint-Kitts, Saint-Eustache, Saba, Saint-Barth et nous mouillons devant Marigot, à Saint-Martin, après avoir fait 150 milles en vingt-quatre heures pile. Le départ suivant est d’une autre nature, puisque près de trois mille milles s’allongent devant l’étrave jusqu’aux Açores ; cap vers les Bermudes pour commencer, avec en prologue la vision de Petite Anguille à tribord et de Dog island à l’opposé, plus quelques bribes de terres aux noms savoureux, l’îlot Tintamarre, le rocher Flirt, le rocher des Quatre Dauphins, les îles de la Poire Épineuse et pour terminer l’île Sombrero, laissée loin dans l’ouest.


Dans l’alizé, Chercha-Païs taille la route au grand largue,
sous conservateur d’allure.

Le premier tiers du parcours est un grand galop d’une semaine, marqué par le passage du tropique (dans le mauvais sens, ne puis-je m’empêcher de penser), et l’entrée dans la mer des Sargasses, où les algues sont tellement denses qu’elles dépassent de la surface et donnent envie de descendre pour courir sur ce pâturage. Cela ne nous freine aucunement, contrairement aux récits légendaires, le seul inconvénient étant que la sécurité de la pale du conservateur d’allure se déclenche parfois.

Tout irait pour le mieux si cela ne devenait pas compliqué avec Dominique. Naïf que je suis, je comprends à retardement que ce garçon est homosexuel, et il pensait de son côté que je l’avais pris comme équipier en connaissance de cause, et plus si affinités ! Toute la traversée, mon compagnon alternera les périodes de séduction, illustrées par exemple par le pain brioché tout chaud qui m’attend au réveil, après qu’il ait doublé son quart pour me laisser dormir, et les moments de frustration, avec d’interminables tirades sur le sujet qui lui tient à cœur. Si je rassemble ce dont il me gratifie au terme de ses récriminations, je suis un macho-phallocrate-fasciste, doublé d’une brute matérialiste ! Dominique devait vraiment avoir le béguin pour se comporter ainsi. D’ailleurs, deux années après notre aventure, je recevais encore une douce missive, accompagnée d’un brin de muguet !

Pour en revenir à la navigation, l’alizé s’atténue et nous abandonne dans les "horse latitude", cette zone de calmes où, au temps des galions, faute de réserves d’eau, il arrivait qu’on passe les chevaux par-dessus bord, à moins qu’à court de vivres on les mange. Au premier jour de calme, plusieurs souffles apparaissent sur l’arrière et Dominique, tout excité de voir ses premiers cachalots, regrette qu’ils ne soient pas plus près. À peine l’a-t-il dit qu’un monstre, le plus gros de tous les cachalots que j’aie jamais vus, bien plus long que le bateau, émerge à quelques mètres en expulsant un nuage de gouttelettes huileuses, en même temps qu’un remugle sans pareil, familier aux narines du capitaine Achab, mélange de poussière de grenier, de fromage trop fait, de vieille chaussette et de crevette.


Le souffle lointain d’un cachalot.

Comme dans les livres, le vent revient progressivement du secteur ouest, accompagné d’un crachin glacé oublié depuis longtemps. Pulls et cirés de rigueur. Deux jours plus tard, au passage d’une dépression qui creuse une mer épouvantable, tout en déferlantes croisées, nous ajoutons les bonnets et les grosses chaussettes : la nuit, sur le 36è parallèle nord, nous grelottons dans nos duvets ! L’ambiance dans l’équipage est plus apaisée, Dominique s’est fait une raison. Le vent aussi s’apaise à l’approche de l’anticyclone des Açores, encore une fois comme prévu ; le baromètre plafonne entre 1050 et 1056 mbar, le voyage s’éternise dans des souffles contraires et sur la carte notre route est la plus tordue que nous ayons tracée. Il n’y a rien à noter durant cette dernière semaine, si ce n’est une bande de dauphins arrivée en sifflant très fort pour nous faire sortir du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). : ce sont des acrobates qui offrent un spectacle inédit et jamais revu ensuite, se tenant "debout" hors de l’eau, en agitant frénétiquement leur nageoire caudale ! Le vingt-neuvième jour au soir, le sommet du Pico (2 351 m) se distingue, le lendemain matin apparaît l’île de Faial, notre destination, et au terme d’un louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). éprouvant, à l’aurore suivante, nous prenons un coffre à Horta.


Faial, sa jetée avec les peintures des marins
et en toile de fond le Pico, sur l’île voisine.

Dans le monde des marins, à la plaisance comme au commerce, Horta est une escale fameuse. La tradition veut en effet que chaque équipage laisse une "carte de visite" peinte sur l’interminable jetée du port, avant d’aller prendre un verre au Cafe Sport, un rendez-vous connu sur les sept mers. Peter, le patron, est un homme étonnant qui voue son existence au bien-être de ceux qui naviguent : à l’aise avec toutes les langues, il se met en quatre pour résoudre n’importe quel problème, en plus de faire poste restante, syndicat d’initiatives, banque et shipchandler. J’y retrouve les derniers arrivés, qui tous ont souffert des calmes, avec par exemple trente-six jours depuis Saint-Martin pour Geronimo ou quarante-huit depuis la Martinique pour un autre, ce qui rend honorables les trente-et-un jours de Chercha-Païs. Peu après, un nouvel arrivant est fêté en grande pompe au Cafe Sport, Frank Casper, soixante-quinze ans, qui ne compte plus ses traversées avec Elsie. Ce solitaire de légende -qui a aussi mené son petit bateau autour du monde- se souvient que nous nous sommes connus à la Barbade, et il est ravi de partager une soirée à bord (j’apprendrai deux ans plus tard sa mort en mer, au large des Bermudes).


Le célèbre Cafe Sport de Peter.

Toits de tuiles et pierres volcaniques, sapins, palmiers et moulins à vent, Horta a du caractère. Je m’attarde à la contemplation des baleinières du lieu, aux formes élégantes : à cette époque, aux Açores, on continue de pourchasser le cachalot à l’aviron, ce qui ne risque pas de mettre l’espèce en péril. Les spécialités locales réservent également de bonnes surprises, dont j’ai retenu les fromages et les anchois roulés aux câpres. Nous avons quelques jours pour inventorier ces richesses et pour marcher sur les volcans des environs, en attendant l’arrivée de François, mon jeune frère, qui veut absolument participer à la fin de la traversée.


Baleinières à Faial.

Jusqu’en Normandie, le sillage de Chercha-Païs va s’étirer sur plus de 1 700 milles, qui me laissent le plus morose des souvenirs. Il y a cet anticyclone dont nous avons toutes les peines à nous dépêtrer, toujours au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. serré dans un clapot pénible, sans même gagner dans l’est (pour la première fois, j’ai tracé l’orthodromie sur la carte, mais bien sûr nous ne suivrons jamais cette ligne idéale). Il y a Dominique, qui devient agressif, et surtout mon frère, envahi d’angoisses, qui hurle dans ses cauchemars et qui, fantasmant son mal de mer en crise d’appendicite imminente, finit par m’implorer de rejoindre la terre. Laquelle ? Je suis loin, alors, de prendre ma mesure de la détresse de François, qui m’est apparue longtemps après en lisant ces lignes de sa main : « Le pire était la nuit pendant les quarts. Terreur de bête prise au piège, folle à se fracasser contre les parois de sa prison. Terrible panique. Certains moments, je m’accrochais de toutes mes forces au bastingagebastingage : parapet autour du pont d'un bateau. pour ne pas me jeter dans l’eau noire, dans ma peur, pour que tout soit fini. » Sur le moment, plus je songe au régal que furent les navigations passées et plus ces problèmes d’équipage successifs me dépriment. Je me remémore un unique épisode de détente, à l’occasion de la saint Pli. Mathieu, le skipper de Rackham le Rouge, notre dernière rencontre à Saint-Martin, nous a initié à cette célébration farfelue du jour où la route croise le pli du milieu de la carte, événement fêté en l’occurrence avec un pain au basilic, un gratin de christophines et une tarte aux prunes.


L’un de nos hôtes de la Manche.

Ciel de bouillasse, crachin, froid persistant, mer gris-vert, chalutiers, gros-culs en pagaille et nous, presque jamais en route directe. C’est dans ce riant contexte que nous recueillons un pigeon voyageur épuisé, puis deux autres, bien décidés à s’incruster au sec chez nous, où ils font honneur à leur gamelle comme en témoigne l’état du plancher du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire).. Même au milieu des terres, sur le canal de Caen, nous aurons le plus grand mal à leur faire quitter le bord ! Ça roucoule donc de bon cœur le dix-huitième jour quand nous virons la pointe de Barfleur, première terre aperçue, douze heures avant d’amarrer le bateau à l’écluse de Ouistreham, au débouché du canal de Caen.

Je vais enfin retrouver "mes deux nanas" !


Dans l’écluse à Ouistreham.

(28 juillet 1977-20 juillet 1978)