Réfugiés en Normandie

Chercha-Païs se retrouve donc à Caen et il y a une bonne raison à cela, lointaine conséquence de nos pérégrinations équatoriales. En Guyane, on l’a vu précédemment, une des maisons que nous avons occupées était le principal point de chute des routards de tous poils. Parmi eux, arrivèrent un jour du Brésil Jean-Paul et Luzia, avec qui la sympathie a été réciproque dans l’instant (pour l’anecdote, Jean-Paul est Clermontois d’origine et son père était alors le nouveau directeur de La Montagne, le quotidien où je travaillais avant notre départ). Le couple passe quelques semaines dans notre environnement maritime, des divers chantiers aux petites navigations du dimanche et, pour finir, embarque avec Francis sur Dolphus, quand celui-ci appareille pour les Antilles. Depuis, nous avons d’abord appris que "Jean-Paul-de-Luzia" -pour ne pas le confondre avec ses homonymes de Guyane et du Venezuela- a rejoint la France en tant que navigateur, lors d’un convoyage à travers l’Atlantique ; ensuite, que notre retour obligé l’arrange, car il veut me commander une coque en ferro-ciment ; et enfin qu’il a tout organisé à Caen, où il a trouvé un boulot et un coin sympa pour son chantier.



Jean-Paul, Francis et Luzia sur Dolphus, au départ de Guyane, début 1976.

Ainsi, après une sensuelle accolade à la brésilienne sur le quai du bassin Saint-Pierre, Jean-Paul me conduit à un lieu-dit baptisé le Londel, perdu dans la plaine à quelques kilomètres de Caen. Au bout d’une piste en cul-de-sac, dans une vaste cour, je me retrouve au milieu d’une petite troupe d’adultes et de gamins tout excités ; puis Luzia, démonstrative comme peuvent l’être les Brésiliennes, surgit d’un long bâtiment, précédant Mireille, avec Cécile dans les bras. Encore dans le bain de notre traversée en petit comité, je vis plutôt mal les cris et l’agitation qui accompagnent nos retrouvailles en famille, d’autant que Jean-Paul et Mireille sont les seuls à s’exprimer en français. Il va falloir que je m’habitue, car le Londel est un endroit bien particulier. Cet ancien presbytère où la place ne manque pas abrite en effet des réfugiés Chiliens, Brésiliens et Argentins qui ont fui les dictatures de leurs pays, en laissant parfois des amis derrière eux. C’est ainsi que j’hériterai des habits d’un de leurs camarades qui a été fusillé, car personne ne veut les porter !

On comprend que la fantaisie la plus débridée préside au fonctionnement de cette communauté, qui possède toutefois une autorité morale en la personne d’Eder, universitaire de haute volée, comme sa femme Regina. Eder est gravement hémophile, ce qui lui a valu de ne pas passer entre les mains des tortionnaires de Pinochet, peu désireux de le voir mourir à l’improviste ; nous sommes d’ailleurs dans le même état d’esprit quand, au retour d’un entretien avec Jorge Semprún, par exemple, il insiste pour qu’on vienne jouer au foot avec lui et son fils André, âgé de douze ans… Ces parties, au cours desquelles Eder se donne à fond, certain que personne ne va contrarier ses offensives, se déroulent sur l’espace herbeux qui s’étend entre le presbytère et les communs d’un petit château, où résident les seuls autres habitants du Londel. Un jour, dans un élan de sociabilité, le châtelain invite la tribu d’à côté à se joindre à un raout qu’il a organisé pour ses amis, ce choc des continents et des langues culminant à un moment que j’ai la chance de surprendre : ne sachant pas trop quoi dire à Eder, notre voisin l’interroge sur le petit chien qui est dans ses jambes, un animal dont il manque un grand morceau sur l’arrière après qu’il soit passé dans une machine agricole :
-C’est un chien de chasse ?
-Non, c’est une moissonneuse-batteuse…
L’air ahuri du châtelain vaut son pesant d’or. Faut-il préciser qu’il en restera là dans ses tentatives de rapprochement ? En tous cas, cher monsieur, merci pour le champagne !

Quand Jean-Paul affirmait avoir tout préparé, il exagérait un peu, car les approvisionnements pour son chantier font encore défaut. C’est l’occasion de repartir en mer, trois semaines après la grande traversée. À bord, notre petite famille, ainsi que Jean-Paul, Luzia et leurs amis Marc et Dominique, auxquels s’ajoute le jeune André. En deux journées de petit temps, avec un louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). à l’abri de l’immense jetée de Cherbourg pour se préserver du courant contraire, nous rejoignons Aurigny, dans les îles Anglo-normandes. Juste après que Cécile ait percé sa première dent, au passage du raz Blanchard, nous mouillons près du Bel Espoir, qui a traversé l’Atlantique il y a peu. Une fête est donnée à son bord et nous y sommes conviés mais, en dépit de la présence du père Jaouen, cela ne nous procure pas le même plaisir qu’une soirée antillaise entre vagabonds des mers. Le mouillage suivant est à Serk, une île plaisante où notre petite apprécie sa promenade en poussette, puis nous rejoignons Guernesey, au sud du château Cornet.


Mireille et Cécile pendant la croisière aux îles Anglo-normandes.

Là peut-être, je ne sais plus où, se place un épisode tout à fait étonnant que j’ai souvent raconté aux voileux et dont aucun n’a connu l’équivalent. Au réveil, nous découvrons une mer lisse comme un miroir, sans le moindre souffle d’air, cependant cette masse d’eau est en mouvement, comme le traduit un semblant de moustache à l’étrave. Ce courant nous porterait dans la bonne direction, et comme il n’y a pas d’obstacle derrière, je décide que nous allons relever l’ancre, sans même démarrer le moteur, pour profiter de l’aubaine et nous laisser emmener. À peine le bateau est-il libre que se lève une brisounette, pile dans le nez. Qu’à cela ne tienne, on va hisser les voiles et louvoyer gentiment. C’est en constatant que la surface de l’eau est toujours aussi lisse que je finis par comprendre ce qui se passe : nos voiles sont gonflées d’un vent qui n’existe que pour nous, créé par notre avancée avec le courant. Nous remontons un vent fantôme, c’est sidérant ! Pendant la grosse semaine passée à flâner dans cet archipel, avec en prime, au retour, des escales à Cherbourg et aux îles Saint-Marcouf, nous nous familiarisons de la sorte, Mireille et moi, avec une navigation complexe, du fait de la multitude des cailloux, de la force des courants de marée, de leur renversement et du marnage important qui bouleverse le paysage marin heure après heure. Nos deux couples de passagers découvrent de leur côté que la cohabitation à bord d’un voilier est une activité à risque : ils se sont disputés tellement fort la veille de l’arrivée à Ouistreham qu’ils ne s’adresseront plus jamais la parole ensuite… Leur brouille a débuté quand Dominique, qui vient de passer une heure à se maquiller et se pomponner pour aller au restaurant à Cherbourg, tombe à l'eau entre le bateau et l'annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. (j’avoue n’avoir rien fait pour faciliter la tâche de cette fort pénible personne).

Luzia, qui a fait de grands progrès depuis les premières leçons de français données en Guyane par Mireille (avec comme support les albums de Lucky Luke), est censée me seconder pour le ferraillage du bateau de Jean-Paul. C’est illusoire, car elle passe son temps à disparaître au téléphone, aux fourneaux pour faire des pizzas ou à sa machine à coudre pour la confection d’une des nombreuses "joupes" qu’elle a en attente. Le reste du temps, on rigole bien mais le travail n’avance guère. Pour compenser, Jean-Paul fait autant d’heures qu’il le peut chaque week-end et chaque jour après son travail de bureau en ville, si bien qu’on arrive finalement au bétonnage dans des délais raisonnables. Peu après la joyeuse fiesta qui marque cet événement, un jour où je bricole sur le pont au bassin Saint-Pierre, un type sympa, Jacques, me questionne sur Chercha-Païs et comme nous parlons construction amateur, je lui suggère de venir voir le chantier du Londel. Il est conquis dans l’heure et me commande la même coque que Jean-Paul. Nous la mettons bientôt en route en parallèle à la première et, considérant le temps que prend l’achèvement complet d’un voilier, sa compagne Sylvie et lui viennent grossir les rangs de la troupe du Londel !


Les deux coques du chantier du Londel.

Il se trouve que le plan choisi, commercialisé par un architecte français, présente de nombreuses imperfections, et je n’hésite pas à l’améliorer (en toute modestie), en particulier en prévoyant un bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. pour replacer le centre vélique où il doit être. À ce constat, je me sens légitime pour la reconversion dans l’architecture navale dont j’ai envie, d’autant qu’un visiteur de choix fait son apparition au Londel. Revoici Super ! Notre complice quitté en Guyane est de retour chez lui, à Saint-Brieuc, après avoir vendu sa chaloupe Nayla aux Comores, où il a connu Odile, également présente. Leur passage est un excellent moment pour tous et au vu de notre chantier, Super, pourtant partisan des coques métalliques, me commande les plans d’un trente pieds en ferro-ciment. Je me mets au travail pour dessiner le Maloudja de ses rêves, qu’il souhaite doter d’une voile de jonque, formule en vogue à l’époque. Nous échangeons beaucoup par courrier, le projet évoluant vers un gréement à wishbone, puis vers une coque en acier à bouchains vifs. Super a coupé le contact par la suite, peut-être gêné d’avoir construit un Maloudja de dix mètres sur d’autres plans que les miens. Je n’en aurais pas fait une maladie… J’ai su qu’il a immédiatement enchaîné avec la construction de Galawa, un cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. de douze mètres, probablement en raison de la naissance d’une petite Sonia. Il fait aujourd’hui du charter aux Marquises sur un catamaran, en compagnie d’Odile, qui a été pendant quinze ans l’unique docteur de l’île de Ua Pou.

À l’image de ce qui s’est passé en Guyane, notre présence au Londel nous vaut de nombreuses visites, dont deux vont garnir notre agenda de terriens. "Jean-Paul-le musicien", venu avec Catherine et leur petit Basile, me demande, sur la foi de notre association vénézuélienne, de le seconder pour la construction de sa future coque en acier. Ceux de Cipango passent également, accompagnés des parents de Jean-Marc, ce dernier souhaitant que nous fassions équipe pour construire la grande coque en ferro-ciment dont son père veut se doter.

Le passé tropical de Chercha-Païs trouve en outre un prolongement de choix au Londel, avec l’arrivée de Raymond. Nous avions quitté notre ami anglais dans un cadre irréel, sur une plage des Grenadines, devant une charmante baraque rose bonbon qui était en fait un hôtel de deux chambres, et nous le retrouvons au cours d’une scène digne d’un film comique. Les autres protagonistes en sont deux figures de la bande du Londel, Novaes, un garçon exquis, réfugié brésilien, homosexuel de son état, et Alicia, rescapée des sbires de la junte argentine, créature volcanique qui se distingue par ses cheveux roux et ses yeux verts (une de ses aïeules a fauté jadis avec un marin irlandais de passage, la marque infamante de ce péché rejaillissant au moins une fois à chaque génération…) On imagine comment Novaes et Alicia se sont affrontés, plus sérieux que rigolards, à l’instant où Raymond a fait son apparition :
-Je l’ai vu en premier !
-Non c’est moi !
Alicia l’a emporté et Raymond n’a pas eu la possibilité de dire non. Notre ami ne s’en est pas offusqué et a même prolongé son séjour en bricolant dans la maison, où il a laissé un magnifique habillage de baignoire en bois vernis, portant une plaque de cuivre gravée de ces mots : "C’est l’Anglais qui l’a fait".


Pique-nique champêtre pour Mireille, Cécile, Luzia et Raymond.

À cette période, entre deux chantiers, nous avons le loisir de mieux partager la vie de famille, dans la grande chambre qui nous a été attribuée. Il faut savoir que Cécile est très en retard dans son évolution -à treize mois, pendant la croisière en Manche, elle ne parvenait pas encore à se tenir assise- Mireille consacrant chaque minute de son temps à la stimuler et à la faire progresser. Nos journées sont interminables, du fait d’un traitement qui maintient Cécile éveillée jusque tard dans la nuit. C’est un sauvetage au long cours, avec des résultats vraiment très lents à venir sur le plan physique, mais Cécile compense en montrant déjà la joie de vivre, la fantaisie et la remarquable mémoire qui sont restées les siennes.

Pour terminer, une question rituelle : que sont devenus les deux voiliers du Londel ? Jean-Paul a achevé le sien, baptisé Pitanga (ce nom qui signifie "rouge", en langue tupi, désigne une cerise d’Amérique du sud), et a fait route vers le soleil avec sa compagne Nicole (Luzia, qui a rapidement quitté Jean-Paul, est partie à Berlin, où elle s’est depuis fait un nom comme plasticienne). Jacques a également mené à bien sa construction, mais il a perdu son bateau presque aussitôt, un jour de gros temps, drossédrossé : être entraîné à la côte. sur les enrochements de l’entrée d’Ouistreham, un port qu’il pratiquait pourtant depuis sa jeunesse.


Pitanga, le voilier de Jean-Paul, aux îles du Cap-Vert .

(de juillet 1978 à mars 1979)