Préambules atlantiques

Faire ouvrir une dernière fois le Pegasus bridge devant Chercha-Païs est comme un avant-goût de l’Angleterre, où nous partons retrouver notre ami Raymond. Le pont basculant de Bénouville, sur le canal de Caen, a en effet reçu ce nouveau nom pour avoir été le cadre d’un des hauts faits du Débarquement, quand le contrôle en a été pris par des commandos britanniques à l’emblème du cheval ailé, arrivés de nuit par planeurs. En ce 16 juillet 1980, deux ans après notre retour forcé en France pour attendre que Cécile soit remise de son problème de santé, nous reprenons donc le large en famille, qui plus est à bord d’un voilier grandement amélioré. Une journée durant, nous faisons route commune avec nos amis de Fixin et, tant pour la manœuvrabilité au moteur, dans l’écluse et le bassin d’Ouistreham, que pour l’efficacité dans le petit temps, grâce à notre nouveau grand génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant., la comparaison tourne à notre avantage. Ce départ tout en douceur nous mène devant Port-en-Bessin et, pour ne pas reculer à l’heure de la renverse, nous mouillons de conserve devant l'entrée d’un port où le grand coefficient du jour n’a laissé subsister qu'une ridicule flaque d'eau. À quatre heures du matin, marée oblige, nous appareillons et le bruit de la chaîne fait sortir nos voisins de leurs couchettes ; nous faisons ainsi nos adieux à Jean-Paul, à Brigitte et à leur petit Grégoire, qui faisait un joyeux tandem avec Cécile. C’est vraiment gentil à eux de nous avoir fait ce brin de conduite alors que Fixin est en partance à l’opposé, vers les glaces arctiques d’où nous recevrons des photos un an plus tard.


Fixin, avec Brigitte, devant les côtes du Débarquement.

La suite reste une longue histoire de vent debout, bien costaud pour commencer, puisque nous louvoyons pendant six heures devant le raz de Barfleur, avant d’aller chercher refuge à Cherbourg au crépuscule, morts de fatigue, avec tout de même la satisfaction d’avoir vu Cécile déjà bien amarinée. Nous quittons le grand port du Cotentin sous une pluie glacée, toujours au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent., et pendant la nuit nous arrive dessus un coup de chien que la météo n’a pas anticipé. Plus question de faire route sur Falmouth, il s’agit avant tout d’éviter les cargos dans les grains, en tâchant de ne pas être trop dépalésdépalé : se dit d'un bateau qui dérive sous le vent. vers l’est. À l'aube, ce n'est pas l’étrave d’un porte-conteneurs qui sort de la brume devant nous, mais une vertigineuse falaise blanche. Sale moment pour le navigateur, incapable de mettre un nom sur cette terre. Au moins, je peux affirmer qu’il s’agit de la perfide Albion. Je m'y retrouve finalement et nous sommes bientôt mouillés à Brixham, plaisant port de pêche, bien loin de Falmouth. La douane arrive sous la forme d'un officier à moitié ivre -il demande un pastis et refuse qu’on mette de l’eau dedans- qui s’enquiert des difficultés de notre traversée, au vu des nombreux chalutiers français venus s’abriter ici dans la nuit.

Deux jours plus tard, le beau temps est revenu et nous faisons de l’ouest, vent debout, cela va sans dire, jusqu’à ce qu’il tombe au soir, à la renverse. Nous n’avons d’autre ressource que de suivre un voilier qui s'engage dans un étroit estuaire. C'est très beau, mais j’ignore tout de l’endroit où nous finissons par mouiller. Quand je l’avoue au douanier venu nous voir au matin, il ne peut réprimer un haut-le-corps et quand je lui montre de quelle carte nous disposons pour faire du rase-cailloux par ici (un routier couvrant la totalité de la Manche), l’homme en uniforme perd complètement son flegme. Ceci dit, nous sommes dans le Devon, sur la rivière de Kingsbridge, à Salcombe, et nous allons y rester un peu plus que prévu, car nous avons évité au-dessus d’une petite butte de sable traîtreusement placée au milieu de la baie et la marée descendante nous y a posés en beauté. D’où trois heures d'attente avec une forte gîte, ce qui pousse Mireille à aller se promener sur la plage avec Cécile. La suite est moins pénible, avec du soleil au-dessus de la brume et, miracle, un petit vent portant qui nous permet de voir défiler tous les caps de ce littoral ; à la nuit, air connu, le vent cesse en même temps que le courant s'inverse, à l’entrée de Plymouth. Ce coup-ci, fini de jouer les puristes, moteur ! Trois heures plus tard, avec une semaine de retard sur la date annoncée à Raymond, nous prenons un coffre à Falmouth.


La petite ville de Salcombe.

En virée dans la baie de Plymouth, Mireille, Neil et Raymond.

Tôt le lendemain, après les grandes accolades de rigueur, Raymond nous fait faire la connaissance de Sue, sa copine, puis nous conduit au chantier de son bateau -en ferro-ciment, bien sûr-, un Endurance 35 que Cécile s'empresse de baptiser Ambulance 35. Fort à propos, car l'Anglais est toujours l'homme des ratages et des catastrophes : ainsi, il nous amène voir Neil, son complice constructeur, qui n’est pas là, puis afin que je téléphone aux parents, il trouve une cabine qui ne marche pas et pour finir, il amène notre linge à laver le jour de la fermeture de la laverie. Le comble est atteint l'après-midi, quand il nous embarque dans sa camionnette pour faire du tourisme : assis dans la soute, je n'y vois rien, et quand Raymond s’arrête, c'est dans une banlieue sinistre, pour plonger dans le moteur de sa guimbarde, toujours en panne. Le pays a pourtant l'air d'être très agréable…


Un recoin d’Helford river.

Le jour suivant, Raymond vient à bord avec Neil -mais sans Sue avec qui il s’est disputé-, et nous envoyons la toile pour une balade dans cette baie où s’ouvrent de profonds et superbes estuaires ; c'est un grand plaisir de filer sur l'eau plate entre un bois de pins et des pâturages, ou bien de mouiller pour le repas dans une petite crique mi-maritime et mi-campagnarde d’Helford river. Avant le départ, l'Anglais, égal à lui-même, trouve le moyen de coincer un cordage sous la coque et je dois me fendre d’une plongée pour démêler tout ça. Au retour de notre escapade en mer, il se retire dans les toilettes dont il connaît bien le système infaillible installé par mes soins en Guyane. Ça dure plus que de raison avant qu’il n’ouvre la porte, tout contrit :
-L’Anglais a encore merdé…
On ne saurait mieux dire… En forçant sur la pompe, ce gaffeur olympique a trouvé le moyen de projeter le contenu de la cuvette au plafond et sur toutes les parois du compartiment !


Notre cher et redoutable ami anglais.

Tel est le souvenir de Raymond sur lequel nous resterons, puisque le contact s’est ensuite rompu avec lui, pour des raisons qui m’échappent. Le rendez-vous suivant est avec mes parents (et le chien Horus), à Camaret, que nous rejoignons dans la brume et au moteur pour l’essentiel. Le temps d’une sortie avec eux devant la presqu’île de Crozon, et Chercha-Païs repart vers le sud dans l’incontournable petit vent contraire. Il y a peu à noter sur cette lente descente, sinon un mouillage d’attente pour la marée, tout près de la pointe du Raz, dans le décor impressionnant de Porz Theolan, puis ce sont les jalons des îles de Glénan, de Groix et le passage de la Teignouse, avant que nous embouquions la Vilaine, où l’ancre plonge au pied du barrage d’Arzal.


Devant Camaret, avec mes parents.

En ce début du mois d’août, le journal de bord témoigne de pérégrinations hasardeuses, dans l’attente d’une météo favorable à la traversée du golfe de Gascogne. Cela commence par une remontée à la voile de la Vilaine jusqu'à La Roche-Bernard, un parcours agréable et reposant qui nous ouvre des horizons sur les eaux intérieures. De retour en mer, par temps gris, nous allons mouiller devant l’île Dumet, seulement occupée par le couple qui garde le phare ; on nous a parlé de ces excentriques, une ancienne danseuse de cabaret et un radiesthésiste à la recherche, depuis trente ans, sur leur lopin de terre, du "rayon orange" censé leur apporter la jeunesse éternelle. Nous allons marcher près de la maison des gardes de l’ancien fort où ces deux-là vivent à la dure, mais ils ne se montrent pas. Le lendemain, toujours sans vent mais sous un grand soleil, Chercha-Païs se traîne jusqu'à Houat, le seul coin de Bretagne qui nous ait vraiment donné envie de revenir, surtout qu’aucun autre bateau ne vient nous rejoindre dans l’anse de Portz Halai, bien que nous soyons en plein été. Les mêmes conditions perdurent quand nous rallions Belle-Ile ; alors que nous nous apprêtons à mouiller, le vent s'installe enfin, pas loin d’être contraire, mais suffisamment établi pour que nous puissions tailler la route à travers le golfe.

Un golfe qui nous secoue de plus en plus durement, tout en offrant de belles captures sur la ligne de traîne. La nuit du quatrième jour, après avoir vu les côtes espagnoles, nous virons de bord dans une brise montée à force 7-8, quand un grand bruit, suivi du claquement frénétique du focfoc : voile d'avant triangulaire., nous fait redouter le pire. C’est la sous-barbesous-barbe : hauban reprenant la tension de l'étai sous le bout-dehors. qui a lâché et cela aurait pu nous faire démâter, catastrophe évitée, peut-être, grâce à la souplesse des mâts en bois. Nous nous déroutons sur Luanco, près de Gijon, pour réparer ; il apparaît que l'accident -le premier sérieux que nous ayons subi depuis la mise à l'eau à La Rochelle- vient d'une pièce en inox dont le métal a fatigué. Imprévisible. Comme nous l’avions fait après le grand départ initial, nous gagnons ensuite laborieusement vers l'ouest, de mouillage en mouillage, puis se lève un grand vent portant, inespéré, qui nous octroie 70 milles en dix heures, deux jours de suite. Le prix à payer est lourd, toutefois, puisque nous n’avons pas pu empêcher le grand génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. de chaluter pendant plusieurs minutes et il y aura un long travail de couture pour le remettre en état. La Corogne, nous revoici !

Au cours de cette remontée de la Galice qui ressemble fort à celle effectuée à nos débuts, nous avons mis un point d’honneur à ne faire escale que dans des mouillages nouveaux. Nous repartons de La Corogne dans le même état d’esprit, avec en premier lieu une étape à Malpica, un port de pêche en miniature dont c’est la fête annuelle : le village est en liesse tandis que les chalutiers sont décorés de fleurs et de feuillages. Le lendemain, nous allons aux îles Sisargas, où nous discutons un moment avec le seul occupant des lieux, le gardien de phare ; nous continuons par l’anse de Ninoñes, avant le petit port de Corme, Camariñas, Moraima, la ria de Muros, la ville de Vigo, le petit paradis des îles Cies et Bayona. Cette côte que nous croyions bien connaître nous révèle des attraits cachés dont nous n’avons certainement pas encore tout vu.


Le port de pêche de Malpica, lors de sa fête annuelle.

Nous aurions pu nous dispenser ensuite de l’arrêt à Leixoès, ville industrielle sans intérêt, en revanche, une centaine de milles plus au sud, l’escale à São Martinho do Porto se révèle inoubliable. Ce bourg borde une sorte de lagon ouvert derrière une échancrure de la falaise côtière et l’on y pénètre sans fanfaronner entre deux rangées de gros rouleaux, pour déboucher au calme et venir mouiller devant les maisons. Les gens y sont très sympathiques et c’est tant mieux, car nous attendons pendant cinq jours que la passe redevienne praticable ! Comme le font les pêcheurs, qui ont percé un tunnel dans la falaise pour éviter d'avoir à l'escalader, nous allons voir chaque matin où en est l’état de la mer. Un jour, enfin, elle cesse de rouler ses déferlantes sur un mille depuis le large.


Carte de São Martinho do Porto.

Une vue récente -l’urbanisation a beaucoup gagné- qui fait comprendre la situation de São Martinho do Porto.

Voilà un regret de moins dans notre existence de navigateurs, car au temps où nous faisions encore équipe avec Annie et Francis, il nous avait fallu sacrifier cette escale. Par la suite, en entrant dans le bassin de Belem, à Lisbonne, Chercha-Païs revient exactement dans les eaux qu’il avait fréquentées en septembre 1974 ; les autorités sont moins prévenantes qu’alors et l’ambiance de la capitale n’est plus celle de la Révolution des Œillets, mais les Portugais restent à jamais un peuple chaleureux et accueillant, nous allons en avoir une preuve supplémentaire, dont nous nous serions bien passés. Deux jours plus tard, nous entamons le saut d’à peu près deux cents milles qui doit nous mener à notre rendez-vous avec Patrice et Julie de Born Free. La fin de ce périple est assez éprouvante, avec du vent fort qui finit par nous abandonner tandis que la brume envahit tout ; je n’en mène pas large en avançant au moteur à la recherche des balises de l’embouchure du Guadiana, pendant que Mireille dort, éreintée après son quart. Une fois dans le fleuve, à l’approche du port de Vila Real de Santo António, je la réveille et elle découvre alors Cécile inconsciente, couchée sur le plancher, avec de la bave aux lèvres.

Nous comprenons vite qu’elle a avalé les pilules de flacons oubliés hors de la pharmacie et nous ne pouvons même pas les identifier, car elle en a enlevé les étiquettes. J’entre en trombe dans le bassin des pêcheurs et j’amène le bateau contre un chalutier afin que Mireille coure vers l’hôpital avec notre fille. Born Free est là et je laisse Patrice s’occuper de nous amarrer correctement pour filer aux nouvelles. L’épisode n’aura d’autre conséquence qu’un lavage d’estomac et nous nous retrouvons bientôt à bord en famille, épiloguant sur notre impardonnable négligence. Par la suite, chaque jour, la doctoresse qui avait pris Cécile en charge passe au port s’enquérir de sa santé, tandis que les pêcheurs à couple desquels nous nous trouvons quittent leurs bottes pour passer chez nous et laissent à l’occasion dans le cockpit un beau poisson ou des coquillages. Notre séjour à Vila Real de Santo António dure presque un mois au total et jamais il n’y aura la moindre fausse note avec nos voisins. Quel bon pays que le Portugal ! J’imagine l’accueil qui serait réservé à un voilier étranger encombrant un port de pêche en France…


Patrice, qui émerge de Born Free.

Et que de bons moments avec ceux de Born Free ! Nous nous étions revus il n’y a pas si longtemps, en février, en Charente, chez les parents de Patrice, où Cécile avait fait la connaissance d’Hector. De cette maison, je garde le souvenir d’une carte du monde occupant tout un mur, garnie de dizaines de punaises de couleur, tant en mer que sur terre : en effet, Patrice a un frère qui voyage sac au dos et les parents apprennent ainsi à se repérer dans le vaste monde en suivant les pérégrinations de leurs rejetons. Ils vont devoir ajouter des repères sur le Guadiana, le fleuve qui fait la frontière entre Portugal et Espagne, puisque nous le remontons sur cinquante ou soixante kilomètres, tous regroupés sur Chercha-Païs. C’est un cours d’eau magnifique aux berges souvent escarpées, bordées d’arbres fruitiers, peuplées de martins-pêcheurs, de cigognes et d’une multitude de douaniers solitaires qui tuent le temps à l’ombre. Conséquence de l’abandon récent par le troisième Empire portugais de toutes ses colonies, de l’Angola au Timor oriental, en passant par Goa, Macao et le Mozambique.


Une perspective du Guadiana.

Les jours passés là avec Patrice, Juju et Hector resteront parmi les plus délicieux de nos bourlingues, malgré un épisode pénible au retour vers la mer. Alors que nous sommes emmenés à grande vitesse par la marée descendante, le bateau est stoppé par un banc de graviers dont nous n’arrivons pas à sortir, d’où des manœuvres de béquilles périlleuses, car le fond meuble ne garantit pas qu’on puisse maintenir la coque d’aplomb. C’est d’autant plus problématique que Julie doit prendre un avion à 6 heures du matin le lendemain, pour aller passer son dernier examen d’avocate en Allemagne. Nous nous dégageons à minuit avec la marée montante et nous terminons le trajet au projecteur, juste à temps pour Juju.


Cécile et Hector.

(juillet-octobre 1980)