A l'est des colonnes d'Hercule

À Vila Real, Julie n’est pas la seule à devoir changer de mode de locomotion, puisqu’il me faut aller à Paris régler un embrouillamini à propos de cartes marines. J’opte pour l’auto-stop, qui se révèle être catastrophique en Espagne : je reste planté une journée entière sans qu’aucune voiture ne s’arrête ! Le lendemain matin, enfin, un trio de Français pile devant moi : -Tu as le permis ? -...Oui -Embarque ! Et de me laisser la place du conducteur, sans plus discuter. Avant qu’ils plongent tous dans un profond sommeil, tandis que nous fonçons vers le nord, j’apprendrais simplement que ces jeunes font le trajet Casablanca-Bordeaux, avec un arrêt à Salamanque. J’ai de la sorte assisté en compagnie de cet étrange équipage à la grand-messe dans l’une des deux cathédrales de la capitale de Castille et León. Aucune explication ne me sera donnée, même chez eux, à Bordeaux, où ils m’offrent de passer la nuit. De bon matin, au bout du pont d’Aquitaine, à peine ai-je montré mon carton "Paris" qu’une voiture stoppe à ma hauteur : -J’y vais, montez ! C’est une mamie, et pressée, elle aussi. Pas de grand-messe avec elle, juste une pause-saucisson partagée sur le bord d’un trottoir… Le retour sera plus classique, jusqu’à la frontière espagnole où, prudemment, je prends le train. Le temps est venu de quitter Patrice et Hector. Des adieux en bonne et due forme, car nous pressentons que les routes de Born Free et de Chercha-Païs ne se croiseront plus. Pour notre part, cap au sud-est, nous faisons route vers Gibraltar, en virant au passage le cap Trafalgar. C’est dire si l’étape est placée sous le signe de l’ennemi héréditaire, ce que confirme le douanier venu à bord. À l’instar de ses collègues d’Angleterre, il insiste en effet pour que notre chatte Zoé reste confinée à l’intérieur, comme si la bestiole risquait d’importer la rage sur la péninsule ibérique où la maladie est depuis longtemps présente. Avec Cécile, fuyant l’alignement des boutiques hors-taxes du bord de mer, nous parcourons les raides pentes de ces Colonnes d’Hercule chargées d’histoire, réussissant même à apercevoir quelques-uns des macaques -uniques singes sauvages du continent européen- qui peuplent ce relief. Avec toujours un œil sur les avions qui se posent juste derrière le mouillage : tant qu’ils atterriront face à l’est, ce ne sera pas le bon vent pour partir. Notre fille s’intéresse à tout, même si elle s’y perd un peu dans les villes, les pays et les langues ; en revanche, pour les gens et les bateaux, elle a une mémoire infaillible. La situation météo n’évolue pas, si bien que nous en profitons pour faire un aller-retour vers Ceuta, une enclave espagnole au Maroc, qui est le pendant de Gib. À défaut d’un cadre impressionnant, Ceuta vaut pour son imposante forteresse ; d’autre part, comme on nous l’avait assuré, ce port franc très cosmopolite propose, en plus des cartons d’électronique et d’optique, des amoncellements de vivres frais, et nous changeons ainsi de continent pour faire notre marché.


Au départ de Gibraltar pour aller toucher l’Afrique à Ceuta.

Bien que les vents ne se soient pas inversés, excédés par le vacarme des jets, nous finissons par fuir l’abri du rocher fameux pour entamer la traversée de la mer d’Alboran, en alternant moteur et louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). besogneux dans le petit temps. Au moins le ciel est-il d’une limpidité parfaite et au soir nous apercevons à la fois Gibraltar derrière, le mont aux Singes en Afrique, à tribord, et loin devant les sommets enneigés de la bien nommée sierra Nevada. Le décor est tout aussi séduisant les deux jours suivants, quand se succèdent des visions très arabes, avec oasis et palmiers, des ambiances de western avec toutes les nuances d’ocres ou des paysages volcaniques encore épargnés par l’érosion. L’ancre plonge à la tombée de la nuit au nord du cap de Gata, devant San Pedro, une localité marquée sur les cartes marines et mentionnée par les Instructions Nautiques, qui compte en tout et pour tout quatre maisons et un fortin, pareillement en ruines. De là, la route vers les Baléares fait rester près de la côte, dans un vent enfin venu au secteur ouest, ce qui nous permet de rallier confortablement Ibiza, à San Antonio Abad. Il est temps, vu la dégringolade du baromètre et la mauvaise météo qui s’installe : à quai, amarres doublées et avec trois ancres à l’eau, nous voyons bientôt les vagues passer par-dessus la jetée.

Deux jours plus tard, le temps d’explorer à fond la petite cité qui revendique d’avoir vu naître Christophe Colomb, les conditions deviennent maniables et Chercha-Païs appareille vers Majorque (mais surtout pas vers sa capitale, Palma). Un bon vent portant qui se renforce fait de cette traversée l’une de nos étapes les plus rapides, l’inconvénient étant que nous avions calculé une arrivée au matin et que l’entrée de nuit à puerto Andraitx, par grosse mer, est plutôt angoissante. Tout se passe bien et à minuit, après un repas supplémentaire, l’équipage est profondément endormi, au calme. Au jour, le tableau que nous découvrons, une profonde calanque avec un village au caractère préservé, des villas blotties dans les pinèdes et aucun immeuble , fait reconsidérer certains préjugés sur les Baléares. Le site est touristique, cependant les Allemands n’y sont pas en terrain conquis et la vie locale semble assez authentique. On comprend que des bateaux-ventouse occupent à longueur d’année les places gratuites du port, ne nous laissant d’autre choix que la marina, tant pis pour les grands principes...

Notre petite famille cède au charme de l’endroit et s’accorde une pause bienvenue. Ce début novembre est très doux, l’eau est chaude et dès que le soleil se montre, nous sommes en maillot de bain. Complètement disponibles pour Cécile, nous nous régalons de ses bons mots, Mireille et moi, comme lors de ce questionnaire-piège que notre fille a mûrement préparé, pensons-nous :
-Qu’est-ce que c’est qu’une maisonnette ?
-Une petite maison.
-Et une camionnette ?
-Un petit camion.
-Et une fourchette ?
-Une petite fourche.
-Et une assiette ?
-...
Ou encore quand, devant l’arrière d’un gros Zodiac, elle remarque :
-Cette annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., elle a de gros nénés !

Notre progression vers l’est reprend par vent nul et mer plate, à destination du nord de Majorque que bordent de majestueuses falaises percées de grottes, une vision qui réveille en nous le démon de la spéléo, pourtant bien endormi. La pause de midi a pour cadre l’une des calanques les plus pittoresques, nommée la Foradada (nous avions connu un site du même nom à l’époque où le groupe spéléo organisait des camps de plongée sur la Costa Brava, du côté d’Estartit). L’eau y est verte et plus limpide encore que sous les tropiques et, entrecoupés de pinèdes, les rochers de calcaire prennent des formes extravagantes. Après une balade à terre, le moteur nous emmène jusqu’à Puerto Soller, une petite rade bien abritée et au moins aussi avenante qu’Andraitx.


Le mouillage de la Foradada.

Le mouillage de la Calobra.


Dans la calanque de Port Nitge.

La découverte de la côte nord-ouest de Majorque se poursuit grâce à la mécanique, car le vent se fait attendre. Les falaises s’élèvent encore, majestueuses, et les maisons s’accrochent au littoral à grand renfort d’empilements de terrasses en pierres parfaitement appareillées. À la mi-journée, l’ancre plonge dans un site spectaculaire, presque écrasant, au fond de la Calobra, une calanque célèbre dans l’île, qui est l’embouchure du torrent de Pareis. Au soir, pour la traversée vers Minorque, mauvaise surprise, un bon vent contraire s’installe et nous labourons péniblement le clapot sous yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois.-trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât.. Heureusement, la brise est variée en force et en direction et petit à petit l’abattement fait place à l’espoir, bien que la nuit soit longue car le vent adonne en faiblissant, alors que monte une grosse houle de travers. Nous arrivons tout de même à atteindre Minorque à la voile pure et vers midi Chercha-Païs fait son entrée à Ciudadella, une longue et étroite calanque dont les parois ne dépassent pas dix mètres de hauteur. La ville est originale, tout en escaliers et ruelles à arcades autour d’un port filiforme, dont le vert émeraude tranche sur les ocres des maisons. Le calme règne en cette saison, les pigeons assurant l’essentiel de l’animation tandis que des pêcheurs ravaudent leurs filets, côté à l’ombre, près de leurs pointus immaculés, alignés comme à la parade. Les îles et les ports des Baléares ne se ressemblent décidément pas : Ciudadella est une ancienne capitale, avec de belles places, de nobles demeures et une cathédrale, petit monde endormi derrière d’antiques murailles. Comme c’est la dernière escale civilisée en terre espagnole, il nous faudra y dépenser en gas-oil et en vivres pile ce qui nous reste de pesetas, exercice familier.

Depuis Ciudadella, Chercha-Païs contourne Minorque par le nord. Les paysages sont plus vallonnés que ceux de Majorque, assez verdoyants, on se croirait presque de retour en Manche. L’arrêt rituel de la mi-journée est la ria sauvage, étroite et abritée de port Nitge, à partir de laquelle nous entamons dans des conditions idéales la traversée la plus exposée de la croisière, en direction de la Corse. Grand beau, mer plate, vent de travers modéré et nuit de pleine lune sans aucun trafic en mer. D’ailleurs cette mer est étonnamment vide aussi d’oiseaux, de poissons et de dauphins. Et pas une seule voile en vue depuis Gibraltar. Voilà qui aurait dû nous interpeller....

Évidemment, avec un baromètre battant des records d’altitude, le vent ne pouvait se maintenir et les jours suivants nous empilons vingt-deux heures de moteur (pour 250 milles !). Par chance, la visibilité est exceptionnelle et nous avons le privilège d’admirer la Corse dans sa totalité, sommets enneigés et côte découpée, avant de la toucher à l’anse de Campo Moro, près de Propriano. Comme aux Baléares, la suite se fait en cabotage, avec des escales dans l’anse de Roccapina, dans la profonde baie de Figari, patrie de Marie Chilichini, autrement dit Marie-France, la mère de Jean-Marc, et dans la baie de Ventolègne. Partout des tours génoises perchées au-dessus de sauvages pentes de granit, des plages dorées, des pinèdes, des rochers trouant le maquis et un flot de senteurs nouvelles : c’est indéniable, la Corse est une île merveilleuse. La navigation y est facile, à ras des cailloux, à vue d’œil dans l’eau claire, avec des mouillages microscopiques d’où, en trois coups d’avirons, l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. est sur le sable.


L’anse de Roccapina, en Corse.

Point d’orgue de cette découverte, l’entrée à Bonifacio, port, ville et citadelle formant un décor sans pareil que nous nous félicitons de ne pas aborder l’été, dans la presse, la chaleur et le cloaque que doit être ce fond de calanque. Revers de la médaille, l’extrême pauvreté de la vieille ville nous sidère, on croirait se trouver au pire de l’Italie du sud. Les gens sont peu amènes et nous nous faisons la réflexion qu’il en était de même aux Baléares, peut-être en raison du tourisme intensif qui envahit ces îles en été. Une autre constatation nous vient à l’esprit : ni à Bonifacio, ni dans aucun des ports où nous avons relâché nous n’avons rencontré le moindre voilier habité. Bizarre. Les pleins faits, nous allons nous installer pour la nuit dans la calanque de la Catena, au pied de la citadelle. Ce qu’annonce la météo fait peur (des vents de NNW à force 9 ou 10) et, de fait, la descente du baro est du jamais vu (45 mbar d’un coup). Bigre. La calanque étant un excellent abri pour ces conditions, nous manœuvrons pour mouiller au mieux, avec deux amarres à terre pour bien bloquer le bateau (en portant la seconde, à la suite d’une fausse manœuvre, je me flanque à l’eau tout habillé !).

Je suis changé depuis deux minutes quand, en un instant, l’eau de la calanque blanchit sous l’effet d’une terrible bourrasque de sud, accompagnée d’une pluie tellement forte qu’on croirait de la grêle. Un coup de tonnerre assourdissant ajoute au cataclysme, des tôles ondulées volent depuis la citadelle et notre belle installation tourne au désastre : l’ancre chasse et le bateau est plaqué au rocher par les amarres arrières. Bien rangé à sa place sur le côté de la descente, le couteau de cuisine va être précieux : à peine l’ai-je posé sur l’amarre tendue comme une corde de guitare que celle-ci se coupe. Le second cordage se rompt alors tout seul et, moteur à fond, je tâche de maintenir l’étrave face au vent pendant que Mireille balance dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). tout ce qui veut s’envoler sur le pont ! Nous n’entendons que le vent et, face à sa violence, le moteur est tellement faible que je dois regarder le compte-tour à chaque instant pour me persuader qu’il tourne toujours… L’ancre est relevée au prix de gros efforts et nous sortons du piège en même temps que la tempête reprend sa direction normale. Ouf ! Par extraordinaire, nous n’avons pas heurté les rochers et le seul dommage est la rupture de nos grandes amarres (je les reconstituerai avec des épissures du plus bel effet). De nouveau à la marina après ce combat dans la bourrasque, les oreilles pleines de vent et bien secoués par le clapot, mais en toute sécurité cette fois, il ne nous reste qu’à nous réchauffer.

Les prévisions s’améliorent progressivement et quatre jours après ces émotions l’appareillage se fait sous un ciel peu engageant, entre deux trombes de grêle qui donnent un caractère fantomatique aux maisons perchées sur le rebord de la falaise de Bonifacio. Tant que nous sommes à l’abri du vent de NNE et de la houle, c’est impeccable, puis au niveau de l’archipel des Lavezzi cela commence à bien chahuter et au début des Bouches de Bonifacio proprement dites, surviennent quelques rafales à faire fumer la mer, tandis que la houle se creuse. Faut-il mettre en fuitefuite : allure où, lors d'une tempête, un bateau prend la mer et le vent par l'arrière. vers le golfe d’Asinara ? Non, le mauvais passage n’est pas très long et nous poursuivons vers les îles de la Maddalena. Aux approches de cet archipel du nord de la Sardaigne, un nouveau phénomène de venturi crée une zone particulièrement méchante en vent et en mer de travers : les vagues éclatent tout près, un coup à droite, un coup à gauche, et puis, on l’a vu venir à l’avance, on y a droit. Baoum ! Le bateau est jeté dans un trou, couché à l’horizontale, entièrement couvert d’eau, y compris la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples., Mireille cramponnée à un taquettaquet : crochet où l'on amarre des cordages. et moi debout sur l’hiloire, partageant l’impression curieuse d’avoir été baignés d’eau chaude dans ce mistral glacé. "Cherchap" se relève vite, le cockpit plein d’eau pour la première fois. Je pousse le capot : il y a un certain carnage à l’intérieur, dont une lampe à pétrole renversée dans le choc, mais Cécile dort sur une banquette du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., du bon côté, avec Zoé dans les bras, comme si de rien n’était. Nos deux mousses ont un flegme à toute épreuve.

(octobre-novembre 1980)