La grande Mich

Au fait, Michelle, d’où sort-elle ? Comment cette basketteuse habituée des parquets de l’Oise s’est-elle retrouvée équipière sur Chercha-Païs ? Pour le comprendre, il faut revenir au sombre hiver qui a suivi le départ de Mireille et l’escamotage de Claudie. Tout me file entre les doigts et si je veux continuer à voir ma fille, je ne peux même pas échafauder des projets de navigation lointaine. Pour l’heure, je suis en Auvergne, occupé à faire avancer la construction du bateau de Gilbert et Claude, choyé par ces amis qui hébergent aussi Cécile de temps à autre. Mireille et elle sont installées à Collioure, dans l’appartement que Christine et Henri ont mis à leur disposition, avec comme contrepartie implicite que je vais les accueillir à bord durant un mois, l’été à venir.

Pour ce faire, je pense que les îles Éoliennes sont un bon but de croisière, cependant il faut y aller et en revenir, d’où un problème d’équipage. Sollicitée à nouveau, la bourse des équipiers de France-Inter m’adresse cette fois un épais listing de candidats à l’embarquement, que j’épluche selon mon bon plaisir : sexe féminin, âge en rapport -on n’est pas en bois- et, surtout, disponibilité pour plus de deux mois. Il s’en détache une brochette d’éventuelles équipières avec qui je me mets en relation épistolaire, à l’ancienne, et à l’issue de cette seconde session, seules demeurent en lice quatre postulantes. Trois, en fait, car Camille, une gardienne de refuge de montagne, finit par se dire que la mer n’est pas pour elle. Il ne me reste qu’à rencontrer de visu les finalistes, à savoir Fabienne, Florence et Michelle. À Paris, Fabienne, franco-brésilienne et danseuse de son état, me fait le meilleur accueil et se projette même sur le long terme ; elle se rêve faisant voile vers le pays de ses racines et pour ma part j’imagine sans peine un avenir couleur caramel. Pourtant, le changement d’existence que je propose est sans doute trop radical et après avoir beaucoup hésité, Fabienne finit par décliner mon offre. Nous nous en tiendrons là, dommage... À Honfleur, Florence, fort bien disposée à mon égard, n’est pas disponible autant qu’elle le prétendait : elle est à la tête d’une pharmacie et ne peut s’absenter durant les deux mois nécessaires. C’est une charmante personne, qui insiste beaucoup pour que je vienne baser Chercha-Païs sous ses fenêtres, dans le bassin de la vieille ville où elle dispose d’un anneau. Un tournant de l’existence qu’il aurait été agréable de prendre… Michelle, enfin, venue me chercher en moto à la gare de Beauvais, commence par m’apprendre qu’elle ne s’est jamais intéressée à la voile et que ce sont ses copains basketteurs qui l’ont inscrite à la bourse des équipiers pour lui faire une blague !

Il n’empêche, notre association est scellée presque dans l’instant, sur un mode que je ne connaissais pas. Un peu comme deux vieux potes, avec l’avantage non négligeable que nous sommes une fille et un garçon. Une semaine plus tard, chevauchant sa Honda, toutes ses affaires réglées à Beauvais, Michelle s’installe à Combronde et s’embauche de bon cœur sur le chantier du bateau de Gilbert.



Cécile et Michelle sur le chantier de Gilbert.

En bonus, j’ai le plaisir de constater que mon associée a un talent tout particulier avec les enfants, Cécile et elle partageant de grandes parties de rigolade et de longs moments éducatifs. Cela se confirme à Sète, avant notre départ vers la Sicile, ainsi qu’au retour, quand nous naviguons une dizaine de jours en Espagne, en compagnie de Marie-Jo (l’amie de Christian, au temps de notre chantier), retrouvée par hasard à Collioure. Encore aujourd’hui, Cécile se souvient des bons moments vécus, en France et aux Antilles, en compagnie de "la Grande Mich".




Pendant l’été, Michelle, Cécile, Marie-Jo et moi (6,30 m² de voile par force 6-7, ça pousse!).

Après cette énième croisière ibérique, en plein mois d’août, nous découvrons, Cécile, Michelle et moi, un cadre de nature sauvage vraiment surprenant, en remontant l’Orb depuis les plages bondées de Valras, jusqu’au pont de Sérignan. Seul avec Cécile tandis que Michelle rend visite à ses parents, je renouvelle la manœuvre sur l’Hérault, à partir du Grau-d’Agde, jusqu’au premier pont, quasiment à Agde même. Je cherche un endroit convenable pour m’amarrer à la berge quand un gars m’invite à venir à couple de son grand voilier en ferro-ciment et à monter prendre l’apéro. Cet aimable voisin me raconte qu’avec trois copains il vient de ramener son bateau de Nouvelle-Calédonie, par le Horn. Il déroule de belles histoires de grand large, cinquante-cinq jours de prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent., puis des creux de quinze mètres, etc. sans se mettre spécialement en valeur. Pendant ce temps, sa copine craque pour Cécile et fait tout pour la captiver… Je suis loin d’imaginer alors que trois décennies plus tard, Cécile, son compagnon Pascal, et leurs petits Lilou et Louis feront leur vie à quelques pas de cette escale partagée avec un cap-hornier...


L’escale sur l’Orb, Cécile debout sur l’arrière.

Ici se place une parenthèse que j’aurais passée sous silence si elle n’illustrait à quel point l’aléatoire a été aux commandes de ma destinée à cette période. Avant de relancer la bourse des équipiers, j’ai envoyé une lettre au Québec, à l’adresse laissée par Sybille lors de la tempête de Reggio de Calabre. En effet, bien que nous n’ayons échangé en rien sur le moment, vu le contexte, un puissant courant, sinon un maelstrom, nous avait happés lors de cette rencontre vouée à ne jamais avoir de suite. Pas de réponse. Tant Pis. Et voila que six mois plus tard, le temps que le courrier rattrape l’impénitente bourlingueuse, une lettre me parvient : Sybille saute de joie, impatiente de me rejoindre ! On l’imagine, elle a très mal pris que ma proposition ne soit plus d’actualité…

Marie-Jo, revenue nous rendre visite avec sa fille Julie, est aux premières loges quand un nouveau chamboulement survient dans mon existence. À cette époque, Mireille a quitté l’appartement de Collioure et après diverses péripéties dont je ne sais rien, s’est mise en ménage avec un dénommé Olivier, dans l’arrière-pays. Nos relations se sont dégradées et j’annonce que je vais venir en parler de vive voix, profitant du voyage de retour de Marie-Jo. Je sonne, Olivier refuse que j’entre, me dit que je ne reverrai plus ni Mireille, ni Cécile, et me claque la porte au nez ! Marie-Jo a attendu avant de redémarrer, bonne idée…

Je suis vraiment choqué que Mireille cautionne un tel comportement. Elle est en fait sous l’emprise d’un psychopathe, je l’apprendrai la suite, trop tard, comme ses parents. En tous cas sur le moment, furieux, je ne me sens plus aucun scrupule à partir loin sur les mers. On est en novembre, la saison est assez avancée, cependant le bateau est fin prêt depuis qu’il a été tiré au sec à Marseillan, sur l’étang de Thau, au petit chantier naval de Jean-Louis, un copain de Maurice. Chercha-Païs y gagne un toilettage complet, assorti d’un pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont. en bois dissimulant à la fois les dalotsdalot : trou percé dans le pavois pour évacuer l’eau du pont. et le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. en inox d’allure peu traditionnelle. De façon moins apparente, je perce un hublot sous-marin dans le plancher de la cabine arrière et je recule guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres. et puits à chaînes pour centrer les poids et mieux passer le clapot. Ces quelques jours dans un chantier à taille humaine, où je peux utiliser à ma guise de belles machines à bois, m’ouvre des horizons et me fait envisager pour la première fois le jour où, peut-être, j’en aurais assez de me confronter aux caprices des éléments. Quelque part sous les cocotiers, ce pourrait être une jolie reconversion, sans perdre le contact avec la mer et ses gens…


Au chantier de Marseillan.

Chercha-Païs a plus d’allure qu’à son neuvage.

(avril-novembre 1983)