Un dernier tour et puis s’en vont

Chercha-Païs disparaît presque entre les deux super-yachts qui l’encadrent. On nous dit qu’ils appartiennent à des parrains de la Camorra, sans doute pour bien marquer la différence entre la Sicile et Naples en matière de mafia : sous-entendu, ici c’est la Cosa Nostra… Michelle et moi venons de mener le bateau à Palerme, rendez-vous convenu avec les "charters" de l’été dernier en Espagne, Christine, Henri et leur progéniture, qui remettent ça aux îles Éoliennes. La famille et ma nouvelle équipière font connaissance et je remarque pour ma part qu’en une année Marc et sa sœur ont échangé leurs rôles, le premier étant sorti de l’âge bête, tandis que Floriane a l’air de vouloir y entrer.

Animée par l’escorte d’un troupeau de placides globicéphales, l’étape inaugurale se termine au soir à Cefalù, jolie ville blottie sous un grand rocher arrondi et dressant les tours d’une cathédrale romane au-dessus de la houle de ses toits. Nous avons le temps de déambuler dans les ruelles et les impasses du centre historique avant un départ au crépuscule vers Alicudi, la première île de l’archipel des Lipari.



Cefalù.

Elle se révèle à l’aube, puis nous en frôlons les rivages, passant d’à-pics arides à un flanc aménagé en terrasses et enfin à la seule pente habitée. La mer d’huile permet de mettre le nez au quai, si l’on peut appeler ainsi l’avancée de quelques mètres qui constitue le port de cette île perdue. La quille à ras du basalte, sur lequel nous talonnons parfois, l’escale est précaire, mais la découverte des lieux est un régal. Au-delà des maisons, toutes accompagnées de fleurs, des chemins vertigineux escaladent le volcan, avec à chaque virage un point de vue inattendu. Deux perspectives s’opposent : vers le haut, un empilement sans fin de murs de pierres noires qui portent les terrasses, et côté mer les cultures qui forment un camaïeu au-dessus des toits immaculés destinés à recueillir l’eau de pluie. La sérénité qui baigne Alicudi est inaccoutumée. Ce bout du monde marche au rythme d’un mulet, de la pose d’un filet ou de la faux qui couche un petit rectangle d’avoine. Inutile de préciser qu’il ne se trouve aucun engin motorisé à terre, les escaliers limitant d’ailleurs drastiquement l’usage de l’unique brouette communautaire. Hormis une cabine téléphonique un peu incongrue, l’île vit vraiment en marge de son siècle.

Comme chacune des sept îles de l’archipel, Alicudi nous verra revenir, à nouveau par mer très calme, un soir. Instruits par les pêcheurs lors de notre première visite, nous posons l’ancre au mètre près sur le tout petit plateau qui termine un piton sous-marin, deux brasses sous la surface. Les barques sont tirées au sec et rien ne bouge jusqu’au matin quand chante un coq, déclenchant le braiment des ânes.



Alicudi apparaît au petit matin.

Au-dessus du port d’Alicudi.

Au pas mesuré des Alicudiens, nous parcourons le dédale des escaliers faits de tronçons d’orgues basaltiques, atteignant les pressoirs à huile d’olive installés haut sur le cône volcanique, à côté de la maison du boulanger, avec ses fours aux cheminées sinueuses. Ici et là, bien installés au détour des chemins et des escaliers, des ânes familiers, seul moyen de transport de l’île, attendent qu’on ait besoin d’eux. En redescendant, nous regardons faire un ancêtre qui confectionne de grandes nasses sur son seuil ; au port, des enfants jouent dans l’eau et les chats miaulent à fendre l’âme devant deux barques de retour de la pêche. L’animation de la journée est à son comble quand arrive l’aliscafo et que la barque des ormeggiatori va à sa rencontre à l’aviron, pour emmener une grand-mère et décharger quelques cartons. Quel village perdu !


Christine dans l’huilerie de l’île.

Le pêcheur-vannier.

Henri chez le boulanger.

Une dizaine de milles à l’est, Filicudi, signalée par l’aiguille de lave de la Canna, offre à notre arrivée un mouillage forain d’un calme et d’une sûreté inespérés. L’eau est limpide comme rarement et laisse voir des bancs de poissons colorés, dont l’abondance explique la venue des pêcheurs au lamparo, nos voisins durant la nuit. Au revers du promontoire où nous nous sommes abrités, se trouve la modeste capitale de Filicudi et son port. La civilisation frappe à la porte de l’endroit puisqu’une dizaine de voitures déchiquetées par la rouille s’y pressent à proximité d’une jetée digne de ce nom, où plusieurs ferries nous disputent la place. Il est donc compliqué de passer tranquillement du temps sur Filicudi quand on y accède en voilier, raison pour laquelle, malgré un second passage, nous connaîtrons mal cette île peuplée d’une grosse centaine de personnes.


L’aiguille de la Canna, près de Filicudi.

Laissant dans le sillage les deux îles les plus déshéritées de l’archipel, nous passons à Lipari, capitale des Éoliennes et foyer de son activité touristique. Autant dire qu’en juillet nous ne fréquenterons son port que pour faire les pleins d’eau et de gas-oil, préférant mouiller devant le bourg de Canneto, sur la côte orientale, ou à Porticello, au pied des anciennes carrières de ponce du mont Pilate (ce n’est pas une blague!).


Porticello, à Lipari, au pied des carrières de ponce du mont Pilate.

Lipari sera le point central de nos navigations, notamment pour embarquer ou débarquer des amis de Christine et Henri qui y sont en vacances en camping-car (un couple et trois garçons). Pour commencer, nous menons toute cette troupe sur l’île de Vulcano. Michelle part en randonnée pour la journée, sac au dos, et tandis que les autres se partagent entre baignades, bains de soleil et bains de boue à Vulcanello, je reste à bord pour surveiller un mouillage agité par le clapot. Un second passage par temps calme me permet de grimper vers les solfatares du sommet en compagnie de Christine, avant de prendre la route de Piano, bordée de lauriers en fleur, et de pousser jusqu’à Gelso, un hameau en déshérence à l’extrémité méridionale de Vulcano.



Sur Vulcano, les bains de boue et les solfatares du sommet.

Le lendemain nous flânons à la voile autour de l’île, passant devant le phare monumental de Gelso avant de mouiller en solitaires à la spiaggia dell’Abate, où ne se trouve qu’une maisonnette traditionnelle inhabitée. Rude ascension du versant pour Michelle et moi, pareillement désireux d’échapper à l’affluence du bord, où l’on s’adonne à la planche à voile, aux plongeons, aux baignades et au farniente.



Vulcano, le phare de Gelso et le mouillage de la spiaggia dell’Abate.

Au départ de Lipari et avec toujours autant de monde à bord -onze personnes, si le compte est bon-, Chercha-Païs rallie aussi plusieurs fois l’île voisine de Salina, au nord, dont nous visitons divers mouillages, hélas tous ouverts aux sautes de vent. Notamment Rinella, où nous apprécions un port vide de bateaux avec une bonne place à quai et, deuxième bonne surprise, le soir, la fête annuelle qui anime ce village authentique. Nous en partons à la voile pure pour Lingua, où nous mouillons de même devant l’église, quasiment le nez sur les cailloux. Le site de cette ancienne saline à l’eau glauque fait une perspective horizontale inhabituelle parmi tous les cônes volcaniques de l’archipel.


Salina, au loin, Lipari.

Un petit peu plus éloignée de Lipari, l’île de Panarea nous accueille dans la très belle cala Junco, à proximité du village préhistorique de la pointe Milazzese, où nous portons nos pas.


Panarea, le site du village préhistorique de la pointe Milazzese.

Une autre fois, au terme d’une lente traversée sous un ciel pur au point que tout l’archipel est visible, nous arrivons à Panarea sur une mer plate, avec un vent microscopique et, tandis que le Stromboli gronde au loin, la pleine lune magnifie le décor admirable de cette crique enserrée entre les falaises. Délaissée par les touristes, l’île séduit par l’absence de voitures, par les pierres parfaitement ajustées de ses terrasses et par l’aspect pimpant de ses maisons dispersées au milieu des bosquets et des fleurs. Pour couronner le tout, des fonds de sable autour de Panarea et de ses îlots se prêtent bien au mouillage, sans compter qu’aux alentours pointent des rochers spectaculaires, ainsi que les îles inhabitées de Lisca Bianca, Dattilo, Bottaro et Baziluzzo. Profitant des calmes, nous pourrons mouiller devant chacune d’elles et, zigzaguant entre les têtes de roches, laisser également filer l’ancre aux Formicche et à Lisca Nera, où nous plongeons au-dessus de fonds tourmentés, parmi des poissons en grand nombre.


Les rochers torturés de Lisca Bianca.

Une autre plongée marquante de notre séjour a eu pour cadre de splendides grottes sous-marines peuplées de poissons-soldats (des myripristis) au rouge éclatant et à la nage nonchalante ; c’était à Valle Muria, à Lipari. Une île sur laquelle nous n’avons posé le pied à terre qu’une seule fois, à l’occasion de la fête de la Vierge des Naufragés, avec procession, pétards et feux d’artifice de rigueur ; également au programme, une projection en plein air, dans l’amphithéâtre du château, du Stromboli de Rossellini. Trente-six ans après son tournage, le film ébahit les Lipariotes qui constituent la moitié du public. Tous sont interloqués dès les premières images de l’archipel et de ses pêcheurs. Puis ils réagissent en voyant les barques à voile ou à rames qui rappellent aux anciens le temps où chacun possédait son aviron en propre, tandis que la coque était un bien communautaire. Ils murmurent entre eux en découvrant la taille des bonites de cette époque et restent perplexes devant l’évocation d’une île de Stromboli aussi retirée que l’est aujourd’hui Alicudi. Le Stromboli, parlons-en, puisque ce volcan actif est la principale attraction de la croisière. Nous nous y rendons une première fois après deux semaines de flâneries dans les autres îles : parvenus au sud du cône fameux, nous en longeons les rivages abrupts jusqu’au mouillage de San Vincenzo, non loin du village de Stromboli. À la nuit tombée, après un retour au moteur jusqu’en face de la Sciarra del Fuoco, nous mettons en panne sous les explosions du volcan, pour une célébration très privée du 14 juillet. Les gerbes de feu n’impressionnent guère à cette distance, en revanche le bruit de chaque explosion, le souffle gigantesque qui l’accompagne et le fracas des blocs qui se bousculent en jaillissant vers le ciel sont vraiment impressionnants.


En montant au Stromboli, on devine le Strombolicchio en mer.

Le lendemain, à la première heure, une moitié de l’équipe part en ordre dispersé sur le chemin du sommet, après avoir traversé le village étiré sur l’angle de côte qui fait face au piton marin de Strombolicchio. Plus loin s’impose la prolifération et la vigueur des cigales du cru, qui emplissent l’atmosphère de leurs chants bien accordés et s’envolent en nuées à chaque arbre approché. Le chemin empierré s’élève en lacets, puis traverse la savane de roseaux qui entoure la base du volcan et réduit à une sente, se met à serpenter sur une crête. Je me retrouve en duo avec Christine et plus nous montons, plus les grondements des explosions deviennent effrayants, tandis que les champignons de cendres se révèlent dans toute leur ampleur. Nous avons droit à une éruption qui fait cascader de gros blocs jusqu’à la mer sur la Sciarra del Fuoco, une pente infernale comme on en voit en cauchemar, noire, d’un trait, purement minérale.


Christine contemple la Sciarra del Fuoco.

L’équipe se regroupe sur la crête sommitale du Pizzo Sopra la Fossa, qui domine le plus jeune des cratères, où rougeoient plusieurs bouches. Une explosion après l’autre, nous nous familiarisons avec le tableau. Au sud-ouest, deux bouches voisines, rouges, grondent longuement toutes les dix minutes à peu prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent., et crachent des lambeaux de lave en éventail, pas très haut, mais en abondance. Au centre, une cheminée halète, chouf-chouf-chouf, envoyant des bouffées de fumée et de gaz. Au nord, un autre évent détone avec une violence inouïe, produisant un bruit d’une puissance terrifiante avant de projeter de gros blocs à la verticale. Ils montent vertigineusement, bien au-dessus de nous qui sommes pourtant à deux cent mètres en surplomb de la bouche, et retombent en s’écrasant avec des bruits mats dans les cendres ou sur la Sciarra. Sur le haut de cette Sciarra, enfin, une bouche jaune de soufre fume inlassablement et explose quelquefois, ainsi qu’une autre, dans le cratère, qui fait les plus beaux champignons de fumée, mais sans projections.



Au-dessus des cratères.

La vue d’ensemble des bouches du Stromboli.

La bouche des gros blocs fait peur, placée au pire de l’enfer volcanique, elle est vraiment inapprochable, en revanche les jumelles de gauche sont isolées, près de l’extrémité de la crête du cratère principal où nous nous trouvons, et m’attirent comme un aimant. Pour l’heure, de lourds nuages arrivent sur le sommet, nous glacent et occultent le spectacle ; nous nous agglutinons en un petit tas compact pour mieux résister. Le bruit des explosions, déformé par les nuages, prend un tour très spécial. C’est maintenant l’orage qui arrive, nous faisant dresser les cheveux sur la tête. Les coups de tonnerre, pourtant tout proches, paraissent bien chétifs. La troupe dévale alors vers le village, sauf Michelle et moi, qui voyons bientôt le beau temps revenir. Seuls sur ce sommet fumeux, nous cheminons sur la crête en descendant vers les bouches convoitées jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traces de pas. Nous avançons encore, au maximum de ce qui paraît raisonnable : les bouches sont juste là, derrière la corniche, à vingt mètres… Nous nous installons en attendant la prochaine explosion, déballant le matériel photo et cinéma. Ça pète, spectacle fantastique, des morceaux de magma rougeoyant grimpent en se tordant, dans un bruit invraisemblable de blocs entrechoqués. Les fragments les plus proches tombent à quelques mètres de nous. Dans nos viseurs nous en frémissons, mais la configuration de la bouche fait que nous ne risquons rien. Nos rythmes cardiaques se stabilisent après le vacarme et nous nous préparons à l’explosion suivante : film, photos, ça devient de la routine et quand le fracas se calme, je vais me promener alentour.

À voir les impacts des bombes volcaniques dans la cendre, à côté et surtout derrière nous, je réalise vite qu’elles sont toutes récentes, du jour même, puisque aucun grain de scories ne les recouvre : nous sommes en plein dans une zone de retombée ! Je le dis à Michelle, qui veut encore filmer et je me recule pour l’avoir dans le champ de mon appareil, en me demandant pourquoi, depuis que nous surveillons ces bouches, les blocs tombent toujours au même endroit, juste devant nous. Une autre éruption démarre, strictement semblable aux précédentes, puis un rugissement terrible double l’explosion habituelle et je vois Michelle courir en panique vers l’éboulis du sud. Un jet de lave projette des bombes incandescentes loin au-dessus de nous tandis que Michelle fait un roulé-boulé dans la pente. Les bombes retombent tout autour, sans nous atteindre. Nous nous en tirons bien, même si Michelle s’est pelée les jambes et si sa caméra a souffert.

Prudemment repliés, nous passons encore un long moment dans ce paysage fou, sans cesse modifié par les nuages qui se mêlent aux fumées, avant de repartir. Du sommet, on peut voir un moment le bateau, neuf cents mètres plus bas. Les bras m’en tombent : nous sommes partis en le laissant sur une mer d’huile et les moutons blanchissent maintenant la mer : le vent s’est levé, portant à la côte ! Au bas d’une folle descente tout schuss dans les cendres, je trouve la tribu qui bronze tranquillement sur la plage du nord, battue par les rouleaux. Les bras m’en tombent derechef, ils n’imaginent pas qu’Henri, laissé seul à bord, puisse avoir des problèmes dans de telles conditions ! Je fonce vers le mouillage et je vois qu’il tient le bateau au moteur, dans un tangagetangage : oscillation d'une coque d'avant en arrière. infernal qui submerge la plage avant. Je bataille pour franchir les rouleaux -vive notre nouvelle annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. rigide!-, emmenant Christine qui retournera chercher le reste de la troupe. Il y a deux heures qu’Henri, alerté par des cris venant du bateau voisin, a mis le moteur pour stopper le dérapage, tenant Chercha-Païs nez au vent, d’abord à 500 tours, puis à 1000 et maintenant à 2000… Christine et les garçons chavirent avec l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., heureusement que j’avais avec moi caméra et appareils photo et la suite du transbordement est un morceau de bravoure. Puis quand Michelle est là à son tour, nous quittons ce mouillage intenable pour nous mettre à l’abri de la houle, au sud de l’île. Nous parvenons même à mouiller le temps du repas devant Ginostra, le seul autre endroit habité de Stromboli. Gentil vent et beau temps revenu, nous quittons ce hameau perdu et derrière nous s’estompe le cône parfait, bleuté, d’un Stromboli surmonté du nuage de la dernière éruption.


Michelle tente d’échapper aux projectiles d’une explosion inattendue.

Tous n’ont pas encore admiré les éruptions de près, aussi revenons-nous à Stromboli, dans des conditions très propices. Le mouillage est serein et une première équipe monte bivouaquer au sommet (je précise que c’est aujourd’hui interdit, tout comme la visite sans guide). Ça se gâte le lendemain, où nous dérapons par deux fois ; la question est de savoir si Henri, Marc et Christine acceptent la responsabilité de garder le bateau une nuit, sachant que la météo est optimiste. Encore faut-il qu’elle soit exacte. Banco, nous partons donc Michelle et moi, atteignant le sommet en à peine plus de deux heures à partir du mouillage. Installés dans nos duvets, face aux cratères, avec du café plein la thermos et de quoi grignoter, que la fête commence ! Et quel spectacle, de nuit, avec les grands lambeaux de lave qui se déforment avant de retomber autour des bouches, où ils mettent longtemps à ne plus rougeoyer, avec ces flammes semblables au dard d’un gigantesque chalumeau, et cette montagne que l’on sent trembler sous soi, avant que de fines cendres figées, emmenées par le vent, pleuvent sur nous et se brisent avec de délicats sons cristallins. Nous sommes idéalement installés, allongés le menton au bord de la corniche sommitale, avec par dessous deux cents mètres de falaise jusqu’aux cratères, dont chaque explosion nous souffle les poussières et les vapeurs sulfureuses, en rayonnant un peu de son infernale chaleur. Le moment le plus intense se situe à l’aube, quand les reliefs se dessinent au milieu des fumées et qu’une explosion projette ses lueurs rouges. Nous grappillons quelques bombes "fraîches" au bout de la crête où nous avions eu si peur, avant de redescendre sur un nouvel itinéraire, par la Fossetta et Rina Grande, en une interminable glissade dans les cendres volcaniques.




Bivouac au-dessus du volcan.

Le tour de l’archipel bouclé, il reste du temps à nos passagers, aussi les conduisons-nous jusqu’à la lointaine île d’Ustica, où des pêcheurs poussent spontanément leurs chalutiers pour nous faire une place. Grazie mille ! Brève escale, marquée par la rencontre rare d’autres navigateurs "de métier", Antoine et Hilda, sa copine Liechtensteinoise, qui parcourent la Méditerranée à l’année à bord d’Argos, un petit bateau en bois, en hivernant à l’île d’Elbe. Au départ d’Ustica, nous faisons une série d’arrêts-photos devant les grottes sous-marines de la côte orientale avant de mettre le cap sur Palerme, endurant la chaleur épouvantable qui se maintient depuis une semaine et que ne parviennent pas à atténuer les arrosages à grands seaux d’eau de mer, elle aussi chauffée à l’excès. Henri suggère que nous allions directement à l’aéroport, aussi mettons-nous en pannepanne (mettre en panne) : disposer les voiles pour que le navire reste sur place. en face de l’aérogare avant de faire deux voyages d’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. acrobatiques, en raison de la houle qui s’est levée. Voilà, les amis agitent les bras sur les rochers du bord et nous envoyons tout, Michelle et moi, pour filer grand largue sur la route du retour. Nous l’avons su par la suite, la famille a été obligée de longer une clôture grillagée sur des kilomètres, en traînant leurs bagages, pour arriver dégoulinants de sueur à l’unique entrée de l’aéroport !

Avant un convoyage pénible sur lequel je ne vais pas m’étendre, Michelle et moi avons envie d’un petit plaisir en duo à la pointe ouest de la Sicile, dans l’archipel des Égades traversé à notre arrivée depuis la Tunisie. Après avoir frôlé l’îlot Formica, nous faisons escale à Favignana, dont la plage est occupée par des alignements de dizaines de grosses ancres à jasjas : pièce perpendiculaire à l’extrémité de la verge d’une ancre, destinée à orienter ses pattes vers le fond. destinées à caler les madragues à thons ; au-là de la ville aux rues dallées de calcaire, nous montons ensuite au point culminant de l’île.


Les vestiges du temps de la grande pêche au thon à Favignana.

L’île voisine de Levanzo possède une jolie petite marine préservée du tourisme, cependant nous mouillons à l’écart dans la cala Mindola ; à défaut de la baignade espérée, pour cause de méduses, nous allons explorer cette petite île où alternent pinèdes et étendues de plantes grasses. L’île de Marettimo, enfin, nous accueille avec une longue et forte houle d’allure très atlantique. Son unique village dispose de deux ports : celui du sud est barré par une drague en activité et celui du nord, minuscule, est bondé de chalutiers, ce pourquoi nous allons à la cala Marino, au sud de l’île. Après une dernière baignade, nous quittons les Égades en longeant l’extrémité opposée de l’île, très accidentée, qui porte un fortin haut perché.


Novembre 2014, lors d’un retour à Marettimo pour randonner.

Passant par la côte orientale de la Sardaigne, le retour est marqué par un sévère coup de mistral qui nous oblige à trouver refuge au petit port de la Caletta, au terme d’une bagarre épique. Rarement un abri aura été mérité à ce point et il fait bon être blotti tout contre un chalutier nommé Eva, alors que le vent hurle et que les embruns répandent une bonne couche de sel sur le pont ! Je n’aurais pas évoqué cette escale imprévue si nous n’avions vu arriver à bord Mario, un maçon de Siniscola, passionné de construction en ferro-ciment et occupé pour l’heure à construire un Colin Archer en bois classique pour Giovanni, un de ses amis. On discute, on discute, et à la nuit Mario m’emmène dans sa petite Autobianchi vers le chantier de ce fameux voilier de type norvégien, une belle coque d’un peu plus de dix mètres qui se dresse dans la cour d’une ferme. La famille m’y accueille, les parents et deux filles, dont l’une, toquée de ce bateau dont elle connaît la moindre pièce de bois, accompagne Mario pour une visite commentée. Encore un coup de vin de la ferme, l’offrande d’un plein sac de tomates et de concombres, garantis senza medicina, un intermède dans une guinguette typique avec la fiancée franco-sarde de Mario et sa sœur, et je retrouve le bateau.

Au matin, Mario est de nouveau là, accompagné de Giovanni, sa femme et sa fille. Assez handicapé par la polio, ce Giovanni est une figure, qui échange des courriers avec tout ce que le monde de la voile a de célèbre, qui possède une culture maritime encyclopédique et qui, archéologue amateur, veut aller en solitaire jusqu’à l’île de Pâques pour confirmer sa théorie que le peuplement originel en a été assuré par des Sardes… Sachant qu’il a peu de temps pour me dire ou me demander tout ce qui se bouscule dans sa tête, il me saoule presque, d’autant que les compères ont entamé le stock de vin de Sardaigne amené en cadeau. Ils repartent heureux, émus, suppliant qu’on revienne.

Le 11 août, retour à Sète au terme d’une boucle de prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. de deux mois et de plus de deux milles milles en Méditerranée. Une mer décidément aussi plaisante par la variété de ses rivages qu’infréquentable pour un voilier soumis à son clapot, à ses vents et à ses calmes… Il est temps d’aller voir ailleurs !

(juillet-août 1983)