Escales furtives au Maghreb

Terrienne pur jus, Michelle a posé un premier pied dans le monde de la navigation en Auvergne, sur le chantier du bateau de Gilbert, avant d’embarquer épisodiquement à bord de Chercha-Païs, en hivernage à Sète. Les traversées d’alors se limitaient à des passages du quai Pasteur au quai Vauban ou au quai de l’Abattoir. Michelle s’était familiarisée avec les pompes et les vannes de la cuisine et des toilettes, et maîtrisait la procédure de mise en route du réchaud à pétrole, mais rien ne l’avait préparée vraiment à la découverte de la haute mer.

Quand se précise le moment de prendre le large pour rejoindre la Sicile et nos passagers de l’été, mon équipière, fidèle à son tempérament de fonceuse, décline ma proposition de faire une ou deux sorties d’accoutumance. Un samedi de la mi-juin, en même temps que la fournée des bateaux du week-end, nous passons donc le dernier pont avant la mer, où toute la toile est envoyée dans un agréable vent de travers, cap au sud-sud-est. Deux heures plus tard, comme de juste, toujours en vue des cheminées de Frontignan, Chercha-Païs est encalminé, immobile comme sur un lac. Puis un léger vent de nord démarre et nous faisons route pour de bon vers la Sardaigne. Les maquereaux se succèdent sur la ligne de traîne, le vent monte, la houle grossit et Michelle dépérit à mesure. En conséquence, j’engloutis la moitié des poissons tout seul, je fais cuire le reste pour le lendemain et je rembobine la traîne : trop de poisson, voila qui n’est pas banal sur cette mer où une bonne pêche tient du miracle. Le mistral forcit au cours de la nuit, nous marchons à 8 nœuds de moyenne et le pilote automatique se laisse aller à quelques embardées. Au jour, on s’en doute, le vent est tombé et la houle qui reste méchante éprouve un peu plus la nouvelle moitié de l’équipage. Je continue de manger les maquereaux en solo lors des deux repas suivants.

Puis le vent et la mer se mettent à l’unisson, moderato, et Michelle émerge en pleine forme pour profiter du spectacle de ses premiers dauphins. De mon côté, je découvre les saveurs nouvelles issues des germoirs dont elle a équipé le bord : en effet notre petit jardin donne déjà bien, avec des pousses de fenugrec, de cresson, de blé et de moutarde, qui font d’excellentes salades. Nouveauté encore avec la musique, maintenant en stéréo dans le carré, grâce à laquelle les quarts de nuit passent plus vite, même lorsque ce sont des demis.


Michelle s’initie au point astro.

En un peu plus de trois jours, Asinara est en vue et c’est une terre que Michelle aperçoit sans émotion particulière : en effet, après son début de croisière nauséeux, elle savoure désormais chaque instant, contemplant la mer sans se lasser ni avoir envie d’arriver quelque part, ce qui règle la question d’une éventuelle escale en Sardaigne. Au large de la grande île la nuit est très calme et au matin nous glissons doucement en dedans de l’île Mal di Ventre (ce qui signifie "mauvais vent" en dialecte sarde), spectaculaire passage où l’on voit défiler les fonds juste sous la quille. Nous ne devrions probablement pas être là, à en juger par le ballet d’avions à réaction allemands, anglais et italiens qui s’entraînent au tir canon et qui nous frôlent à plusieurs reprises... Plus loin, le phare de l’île de San Pietro annonce l’extrémité de la Sardaigne d’où nous entamons la traversée à destination de la Tunisie, au près et plus tout à fait sur la route directe. La cadence s’accélère la nuit suivante, et au matin, d’un coup, la Galite émerge de la brume. C’est une belle île montagneuse escortée de rochers arides ; nous traversons d’ailleurs l’archipel au ras des Galitons de l’ouest, essayant d’imaginer quelle genre de vie mène le gardien de leur phare. Peu après, la côte africaine se révèle et nous l’atteignons le soir, après un pénible louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). dans le clapot. Alors qu’il avait déjà plu dans l’après-midi, un orage grandiose nous arrive dessus de l’ouest -on aimerait avoir le même vent que lui et les déluges zébrés d’éclairs emplissent le ciel pendant plusieurs heures. La moyenne mensuelle des précipitations est ici de trois millimètres : les statistiques en ont pris un coup !


La Galite et les Galitons.

S’ensuit une nuit éprouvante où il faut même mettre le moteur pour ne pas aller taper dans les rochers Fratelli, serrés que nous sommes entre la côte et un intense trafic de cargos. La matinée s’annonçant aussi mal, avec du clapot et du vent dans le nez, nous faisons encore tourner un peu la bourrique jusqu’au cap Blanc où, sous un beau soleil, nous laissons porter jusqu’à Bizerte. Bien aidés par les annotations des cartes don nées l’année précédente par Luc et Marie-Françoise de Dum’s, nous allons directement dans le bon bassin pour y laisser filer l’ancre.


Un des bassins de Bizerte.

Le décor en est animé par quelques chalutiers auxquels s’ajoutent trois voiliers, plus les inévitables épaves et coques en construction. La perspective se prolonge par une grande plage et un front de mer fait d’immeubles à l’architecture assez sévère. Les papiers d’entrée sont faits en quelques minutes auprès de fonctionnaires efficaces et aussi aimables que tous les gens auxquels nous aurons à faire, notamment pour changer un peu d’argent. Partis en promenade, nous voyons d’abord la moitié européenne de Bizerte, sale et sans intérêt, puis les quartiers arabes, qui ont du caractère mais ne sont pas plus soignés ; l’animation du marché nous impressionne fort après la semaine que nous venons de passer en tête-à-tête avec les forces naturelles et les éléments vierges (si l’on excepte les sacs plastique à la dérive). Quant au vieux port, encastré dans la ville arabe, il surpasse, pour la saleté et le pestilentiel, ce que j’avais connu de pire jusqu’alors, à savoir la crique de Cayenne. Au retour de cette flânerie dans une ville sans le moindre touriste, où l’on nous regarde un peu comme des martiens, la quiétude de notre bassin est bienvenue. Comme la brise a forci, je profite de ce vaste plan d’eau pour une séance de planche à voile qui tire sur des muscles à court d’entraînement.




Le vieux port de Bizerte.

En fait, c’est une rentrée de vents d’est soutenus qui ne font pas notre affaire. Alors que nous comptions caboter jusqu’à Sidi Bou Saïd, nous voila obligés de patienter à Bizerte. Le vent monte ensuite au point de nous faire déraper, puis le lendemain il se fait changeant : nous faisons les papiers, trois courses avec nos derniers dinars et cap vers la Sicile, vent de travers. La satisfaction est de courte durée puisque le vent tombe et repasse plein est, encore plus fort qu’auparavant. Demi-tour, inutile d’insister... Petit plaisir d’un mouillage à la voile pure à l’endroit connu et l’attente recommence, animée par des dauphins venus en plein port jouer autour du bateau. La journée est également agrémentée par la visite de certains occupants des voiliers du ponton, dont Gilles, sa copine Jimini et une autre nana. Après échange de bouquins et de boissons chaudes dans nos carrés respectifs, nous ne rentrons qu’à la nuit bien tombée. Cette équipe nous a proposé de travailler à leurs côtés comme figurants dans un film en cours de tournage, Le grand carnaval, avec Roger Hanin, Richard Berry et Fiona Gélin. Dommage que nous n’ayons pas le temps, car c’est bien payé, le réalisateur, Alexandre Arcady, étant en manque de nouveaux visages d’Européens...

Au matin, enfin, la météo, le vent et le baromètre sont d’accord, car un coup de nord-ouest s’invite en Tunisie. À saisir ! On part avec peu de toile, foc-trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. et grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples., faisant gicler les embruns. On passe au ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. des îles Cani, qui sont impressionnantes par ce temps, avec des vagues très abruptes à leur voisinage. À la nuit, les conditions empirent et il faut prendre un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., mais on fait bonne route, en évitant quelques cargos et en donnant du tour au récif Keith. Tout à fait isolé, couvert de trente centimètres d’eau et dépourvu de phare, ce caillou, en cette époque située deux décennies avant le GPS, est du genre qui donne des sueurs froides rien qu’à le voir dessiné sur la carte !

C’en était terminé de notre brève incursion en Tunisie. À nous la Sicile ! Chronologiquement, Chercha-Païs avait déjà abordé le continent africain à son entrée en Méditerranée quand, depuis Gibraltar, notre petite famille d’alors était allé faire son marché de l’autre côté du détroit, à Ceuta, l’enclave espagnole au Maroc. Quand le bateau a définitivement quitté la Grande Bleue, tard dans l’automne, il a retrouvé Ceuta, mais ce n’était pas voulu : nous visions Tanger, Michelle et moi, dans l’espoir d’y retrouver nos amis de Mordicus et de Charivari...

La sortie de Méditerranée a été un concentré de tout ce que nous avions enduré sur ces eaux et, comme pour Tanger, nous n’avons pas réussi une seule fois à rallier l’escale prévue. Au moteur, au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). dans le clapot, sinon en fuitefuite : allure où, lors d'une tempête, un bateau prend la mer et le vent par l'arrière. sous voilure réduite en perdant les milles chèrement gagnés, nous avons grignoté vers l’ouest dans un mauvais temps presque ininterrompu, subissant des trombes d’eau flashées d’éclairs effrayants et navigant parfois au milieu des troncs d’arbres vomis par les inondations cataclysmiques qui noyaient l’Espagne et le Portugal. En cherchant bien dans mes écritures, je trouve de rares bons moments. Une belle dorade coryphène qui se prend sur la ligne à maquereaux rafistolée, à toute petite vitesse, deux heures de navigation de demoiselle derrière le cap de Palos et deux autres heures en maillot de bain au soleil, au pied de la Sierra Nevada où l’on voit le blizzard souffler sur des kilomètres de neige...

Cette navigation en forme de pénitence est toutefois entrecoupée de quelques rencontres plaisantes. À Port-Vendres, je retrouve Génépi, côtoyé au bassin Saint-Pierre de Caen ; il y a du changement à bord, car la jonque des débuts a été transformée en sloop presque standard, tandis que Loïc le solitaire partage désormais son existence avec Jacqueline et leur fille Alice. À la Garrucha, le bateau voisin est mené par Rodi (Rodolphe), l’un de nos bienfaiteurs de Guyane, qui nous avait fourni en peintures et autres antirouilles, et aux côtés duquel j’avais fait pas mal d’heures d’avion, notamment à la recherche du gros Zodiac perdu par Francis et Jeannot. Le rêve de Rodi s’est concrétisé sous la forme d’Epsilon, un petit cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. en acier qu’il conduit vers la Guyane en compagnie de Monique, plus jeune que lui de trente-cinq ou quarante ans... À Estepona, enfin, je fais la connaissance de Jean-Marc, skipper de Coquimbo et auteur d’un bouquin bien troussé, à propos duquel nous partageons nos sentiments sur Annie van de Wiele, qui l’a gratifié d’une longue préface.

En dehors de ces circonstances, tout n’est pas sombre dans notre quotidien, égayé par les deux bestioles qui complètent l’équipage depuis Sète. Il y a le chat Bill, au caractère difficile, qui finit par disparaître à Algésiras, où il s’est peut-être acoquiné avec le matou de Mordicus, également parti à l’aventure sur ces pontons espagnols. Il y a surtout l’adorable petite Cacahuète, jolie, charmeuse, douce, discrète et joueuse ; un peu distraite aussi, car elle s’est distinguée à Aguilas en basculant par dessus bord, un soir. Son sauvetage à l’épuisette a été épique car cette chatte dont le miaulement faisait penser au cui-cui d’un canari fraîchement éclos avait soudain trouvé assez de voix pour ameuter tout le port ! J’écris ces lignes avec un gros pincement de cœur, on verra pourquoi.

Au cours de la traversée entre Gibraltar et Algésiras, des dauphins jouent partout autour de nous. Et si, par hasard... Je descend dans la cabine arrière regarder par le hublot sous-marin et j’aperçois l’un d’eux venir tout près avant de se tourner sur le côté pour me lancer un long regard où je lis à la fois de la surprise, de la curiosité et une connivence certaine. Exactement l’instant prodigieux dont je rêvais en perçant la coque pour installer ce hublot...

On n’est pas plus dégagé de la Méditerranée à Algésiras qu’à Ceuta, où je scrute longuement le ciel, les nuages, les fumées, la mer et les bateaux au mouillage avant de décider que le moment est venu. Trois heures de moteur et à la nuit nous continuons à la voile car le vent d’est s’est levé et se renforce. On se fait secouer dans les remous du détroit de Gibraltar, comme si nous descendions les rapides de quelque fleuve géant -par moment on recule même-, mais au milieu de la nuit le cap Spartel est doublé et on embraye le pilote pour partir au large. Tout change, le rythme de la houle, la couleur de l’eau, l’aspect du ciel au couchant et le style de navigation, loin des dangers, sur un cap tout sauf rigoureux. Un vent devenu anémique nous fait descendre tranquillement vers le sud-ouest, hors de vue des côtes, dans la route des cargos qu’on finit par laisser à bâbord pour ne plus avoir à s’en soucier. Une longue houle nous soulève suivant une cadence dont j’avais oublié qu’elle pouvait être aussi lente. Des bandes de dauphins nous escortent de-ci de-la et, à chaque fois, ils se bousculent en sifflant pour coller leur œil au hublot. C’est sûr, ils apprécient de venir nous regarder. C’est fantastique, se sont-ils donné le mot ?

Le cinquième jour, le vent tombe totalement et nous revenons en vue des côtes du Maroc au prix d’une belle séance de moteur pendant laquelle Michelle s’applique à confectionner un deuxième pavillon de courtoisie à l’étoile, après celui de la Tunisie. L’entrée à Agadir est laborieuse, l’écart étant notable entre la réalité et les phares indiqués sur les cartes. Nous trouvons finalement un maigre espace pour mouiller dans le fond du port, à proximité d’une poignées d’autres oiseaux de passage. C’est un cloaque où les odeurs des conserveries de poisson et le bruit infernal de dizaines de moteurs ont de quoi décourager le plus indulgent des visiteurs. Au matin c’est pire, à la vision d’un dépotoir marin d’où surgissent les barques d’une armée de quémandeurs qu’il est impossible de repousser... Amusé par la scène, un type sur le voilier voisin nous dit que ce n’est rien comparé aux tracasseries qui nous attendent avec les autorités. C’en est trop et comme Charivari n’est pas en vue (déjà passé ou pas encore arrivé ?), nous décidons de repartir d’Agadir aussitôt après le petit déjeuner, sans faire les formalités. C’est au cours de cette manœuvre qu’en sautant dans le cockpit j’écrase la pauvre Cacahuète. C’était la première fois qu’elle parvenait à sortir du carré sans aide.


Agadir.

Il faudra quelques minutes pour débarrasser l’ancre de la vase noire et putride qui s’y est collée, quelques jours pour que disparaisse l’escadrille d’horribles mouches piquantes qui ont élu domicile chez nous et quelques semaines avant que s’estompe le souvenir de Cacahuète...

(juin et novembre 1983)