Le Saloum, un Sénégal entre mer et savane

La disparition de la petite chatte Cacahuète a semé le trouble à bord, mais il y avait alors beaucoup plus grave et je l’ignorais. Juste avant notre départ de Sète, les parents m’avaient averti que Nano était hospitalisé après s’être blessé en plongeant de la jetée, à Contis, mais à les entendre, je ne devais pas m’inquiéter ; de fait, quelques jours plus tard, une cousine m’apprenait que mon frère venait d’entrer en centre de rééducation et qu’il allait récupérer sans problème. Privé de courrier par une grève des postiers, il a fallu que je parvienne à Dakar pour savoir ce qu’il en était réellement. Après une matinée d’empoignade avec les guichetiers de la poste, je réussis à joindre l’oncle Jean qui est le premier à ne rien me cacher :
-Nano a du heurter quelque chose qui se trouvait entre deux eaux. Il a été touché aux cervicales et se retrouve tétraplégique... Il a été appareillé des mains et il gagne en savoir-faire... En ce moment, il passe une semaine en famille à Chanturgue...

Les mots me traversent l’esprit dans un brouillard et en m’appuyant sur sa paroi, je manque de basculer avec la cabine, qui n’est pas fixée au sol. Histoire de souligner que je suis en Afrique, très loin de Nano, dont l’existence, elle, a vraiment basculé. J’aurais été absent de cette période cruciale et j’imagine après coup le côté dérisoire des lettres où je détaille nos petites aventures sur la mer. Il est vrai qu’elles sont insignifiantes, ces péripéties. À commencer par la traversée Agadir-Canaries, qui est la plus lente des annales, avec à peine deux nœuds de moyenne. Qu’en retenir ? Un plongeon pour aller nettoyer le hublot sous-marin, ce qui me met nez à nez avec notre escorte de poissons-pilotes. La rencontre d’un couple de drôles de baleines à grosse tête, des hyperoodons, qui nous accompagnent un moment avant de sonder. Une matinée à l’ambiance bizarre, dont j’ai l’explication en mettant l’œil dans la lunette du sextant pour faire une droite de hauteur : une éclipse partielle est en cours et m’empêche d’ailleurs d’utiliser le bord inférieur du soleil. Calculs faits, le point laisse penser qu’on devrait apercevoir Lanzarote ; je sors et l’île est bien là, mais nous ne l’atteignons qu’au matin, au terme d’une nuit de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)..

Chercha-Païs s’immobilise en baie d’Arrieta, un mouillage forain du nord de cette île volcanique en diable. L’eau est calme, les vaguelettes bruissent doucement sur la plage et le vent siffle en sourdine : une journée de farniente durant, la sérénité des lieux nous fait du bien, à Michelle et à moi. Vient ensuite la modeste capitale de l’île, Arrecife, qui est un dédale marin avec quatre ports derrière des jetées, plus autant de havres pour les barques, tant le semis de récifs de cette zone a donné de possibilités d’abris. Puis, le lendemain, un vent musclé nous propulse sur la route de la Grande Canarie et lève une mer qui rend impossible une escale sur la petite île de Lobos, comme je le prévoyais.


Aux Canaries, Lanzarote et ses cratères

Las Palmas est toujours le port le plus mazouté que l’on puisse imaginer, mais il n’en reste pas moins un rendez-vous des Atlanticos, désormais largement adeptes des multicoques. Parmi les traditionalistes, nous retrouvons Zibelbus et les deux Gilles, partis de Sète deux heures avant nous : au matin de ce grand départ, le duo taillait encore les mousses des couchettes, et sur un bateau qui n’avait jamais navigué, ils ont affronté le coup de vent qui nous a coincés au Cap-d’Agde, poussant jusqu’à Banyuls ce jour-là... Après des échanges de bouquins et de bons tuyaux, nous passons la soirée avec les compères, appréciant autant leur humour que leur talent de fins cuistots.

Pour le petit millier de milles qui nous attend jusqu’au Sénégal, l’alizé commence fort sous un ciel gris, puis il devient maniable dans un temps à grains lors du passage du tropique du Cancer, avant de laisser place à deux jours de vent de sable sur la fin. Comme la visibilité est réduite, nous contournons le cap Vert sans le voir pour jeter l’ancre à la nuit devant Rufisque. Une traversée effectuée à 130 milles de moyenne, voila qui change de la Méditerranée ! Du continent toujours invisible parvient le halètement d’une locomotive à vapeur et nous nous endormons, enveloppés de senteurs d’arachides, pour une nuit franche à deux bienvenue.


Vent de sable avant le cap Vert..

Le lendemain, nous remontons vers Dakar, à l’anse de Hann où se trouvent de nombreux oiseaux du large entre lesquels nous évoluons à la voile avant de mouiller sans toucher au moteur. Deux heures plus tard arrive Zibelbus et les Gilles termineront la journée chez nous, autour d’un gâteau aux noix signée Michelle. Pour régler les formalités, un autre petit coup de voile nous mène à l’anse Bernard, plus proche du centre-ville. Nous allons enfin fouler du pied le sol du Sénégal et je ne résiste pas au plaisir de rapporter ce qu’un des livres du bord affirme quant à l’origine de ce nom : alors qu’il venait de toucher ce rivage inconnu, un explorateur fait monter sur son navire un autochtone venu en pirogue et, la mine interrogative, en faisant un geste du bras vers la côte, lui demande le nom de ce pays. Croyant qu’il désignait son embarcation, l’indigène lui répond en wolof « suñu gaal », « c’est ma pirogue »... Certains contestent cette étymologie, mais elle est trop savoureuse pour être passée sous silence.


Dakar, anse Bernard.

D’après les voisins de mouillage, nos amis de Sète, Bernard et Isabelle, étaient encore là la veille, ce qui nous fait repartir illico vers Gorée, l’île aux esclaves, où pourrait être Mordicus. Peine perdue ; nous apprendrons plus tard que ceux de Mordicus nous cherchaient aussi dans les parages de Dakar et qu’avant leur départ vers les îles du Cap-Vert et le Venezuela, nous nous sommes manqués de peu à plusieurs reprises... À terre, les premiers contacts nous font bonne impression, la gentillesse des gens l’emportant sur leur côté accaparant. Nous parcourons la médina et sur un marché haut en couleurs nous sacrifions au rituel du "tieb" (en toutes lettres, le thiéboudiène), le plat national fait de riz, de poisson, de sauce tomate, et de divers légumes, chou, carotte ou manioc. Assurément, ça tient au corps. Au très odorant marché aux pêcheurs, les piroguiers parlent avec véhémence des troubles qui ont fait des dizaines de morts en Casamance, notre prochaine destination : la guérilla y fait rage, mettant aux prises les forces de l’ordre armées de kalachnikovs avec des séparatistes munis de coupe-coupe et de fusils de chasse, accompagnés de femmes à moitié nues avec des arcs et des flèches empoisonnées ! Très peu pour nous.



L’île de Gorée.

Après une journée de visite à Gorée, la décision est prise de consacrer du temps à un autre fleuve majeur du Sénégal, le Saloum, qui n’était pas au programme en raison de sa passe d’entrée délicate, à en croire les cartes. En fait, peu après qu’un beau tazar ait mordu à la traîne, nous trouvons la première bouée d’un chenal bien balisé qui sinue au milieu des brisants et de forts courants traversiers. La confi guration des lieux convient apparemment aux poissons, puisqu’un maquereau-bonite de belle taille succède à notre première prise. En fin d’après-midi, le bateau en sûreté après la pointe de Sangomar, à l’abri de la langue de sable qui termine l’estuaire, nous allons marcher sur la grève, constellée de jolis coquillages et survolée par les pélicans.


Mouillage à l’abri de la pointe Sangomar.

Le jour suivant, trois petits bords nous amènent en face, sur l’île de Boubo, devant des cases de pêcheurs qui s’élèvent au milieu d’une immense grève. En arrière de celle-ci, Michelle et moi parcourons le décor exotique d’une savane à baobabs où s’agite une multitude d’oiseaux bruyants et très colorés.


La savane de l’île de Guior, à l’embouchure du Saloum.

À notre retour, le bateau talonnetalonner : se dit quand la quille d'un bateau heurte le fond. sur le sable, mais par chance il est encore temps de le dégager : il faudra apprendre à anticiper le mariage des courants, du vent et des marées. Surprise, Epsilon nous rejoint après une étape de quatorze heures, tout au moteur ! Rodi et Monique, informés de notre départ pour le Saloum, voulaient absolument passer le réveillon de Noël avec nous. C’est gentil à eux, mais nous rêvions plutôt de solitude sauvage... Au lendemain d’une soirée-bombance à quatre, nous partons au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). vers l’amont du Saloum, dans un décor fascinant de savanes, de mangroves et de sables, escortés par un gros lamantin timide et par des dauphins qui sautent joyeusement. La traîne fournit le poisson de midi, que nous dégustons au mouillage devant une plage aux superbes coquillages. Une virée à terre nous donne envie de remonter un marigot -bras d’eau saumâtre nommé bolong en wolof-, ce que nous faisons d’abord en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., puis au moteur. Deux échouages plus tard, nous abandonnons, pour aller finalement mouiller à Marnia, une île au paysage particulier, avec des rizières à sec bordées de baobabs et de palmiers, des termitières ça et là et au bord de l’eau un fortin en ruine aux canons éparpillés. La chaleur est étouffante, il n’y a pas un souffle d’air et le fleuve étincelle comme du métal en fusion, étrange ambiance pour une fin d’après-midi.


L’île de Marnia.

Nous enchaînons avec une journée de voile pure, sans un bruit de mécanique. Nos nouvelles jumelles, cadeau des deux Gilles, passent de mains en mains pour épier la faune ailée, hérons cendrés, ibis roses et blancs aux bouts d’ailes noirs, pélicans, échassiers et oiseaux de mer de toutes sortes, le plus spectaculaire venant de l’envol d’une colonie de centaines de flamants !


Flamands roses près de Soum.

La sonde à main ne chôme pas et nous virons à toucher les bancs, passant parfois de justesse, mais cela apprend aussi à lire les friselis de la surface. Aucun échouage n’interrompt ce louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). hasardeux, une prouesse. Le courant de marée fournit une aide appréciable et nos bords sont dignes de la coupe de l’America malgré le vent faiblard et une carène aux allures de forêt vierge. Le fleuve est très vivant avec des troupes de dauphins, des cris d’oiseaux innombrables et des pirogues qui passent, la plupart à la voile.
-Tiens, et si on passait la nuit vers les deux baobabs, là-bas ?
-Ce serait pas mal, mais il y a des bancs à traverser.
-7 m... 6,50... 6,10... 3, égrène Michelle, devenue experte en maniement de la sonde à main, attention ! 2,50... 2,10... 3 m, ça y est, passés ! Le deuxième doit être pareil, oui... 2 m, 2,50 m, ça passe. On va pouvoir mouiller, il y a 3 m.
Au terme d’une belle journée de voile en eaux intérieures, dans une atmosphère tropicale prenante, l’ancre plonge vers un fond de vase qui assure une bonne tenue, en même temps que les voiles descendent dans un bruit de carton, tant l’air est sec.



Aux abords de Foundiougne.

Ce soir-là, nous dormons à deux milles de Foundiougne, dont on discerne les lumières à la nuit. Découvert au matin, ce chef-lieu vraiment délabré, voisiné par un club de vacances, a déjà pour visiteurs trois voiliers, dont Epsilon. Après un transbordement épique en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., la douane nous gratifie d’une fouille assez sérieuse, ce qui est burlesque quand on sait que nous voguons à notre guise sur le fleuve depuis cinq jours. Pas conquis par l’endroit, nous appareillons dans l’après-midi pour remonter jusqu’à un îlot garni de baobabs où un pêcheur solitaire a dressé son campement, un endroit nommé Kamatane dont se dégage une ambiance de bout du monde.


Le campement de Kamatane.

Suit une journée grise, sans vent, à remonter encore une rivière devenue plus étroite, avec des rives bien moins vertes. En revanche il s’y trouve quelque beaux villages de cases traditionnelles et toutes les pirogues du secteur marchent à la voile. Le mouillage du soir se fait au petit bonheur, dans un coude nommé Ben Rône, car les berges bien nettes ne proposent désormais aucun recoin de charme. Au matin, pensant avoir ces flots pour nous seuls, nous avons la surprise de voir surgir un petit paquebot rutilant qui vient de Kaolak, le terminus du Saloum navigable.


Le Bou el Mogdad, ex-ferry reconverti en navire de croisière.

Là, sous-estimant le courant dans le dos, je rate complètement la manœuvre de prise de quai et dans un cafouillage pathétique je manque même de pulvériser l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre.... Bon, voyons cette ville. Elle n’a pas belle allure et c’est même le genre d’endroit dont on a envie de connaître ni l’hôpital ni la prison. Pourtant survient rapidement un fringant capitaine du port au français châtié et sans accent, très efficace de surcroît :
-Bonjour, avez-vous besoin de quelque chose ?
-Oui, de l’eau.
-Accordez-nous deux minutes.
Et aussitôt deux types déroulent un interminable tuyau d’incendie qui remplit les réservoirs plus vite que jamais ! Sur le quai, il y a foule pour nous. Le dernier voilier de passage remonte à plus d’un an, nous confie un vieux du nom de Seyni, ancien matelot qui s’institue d’office gardien de Chercha-Païs. D’un coup de vélo je ramène deux jerrycans de fuel, n’en revenant pas que les pleins soit si vite faits et nous partons faire les courses, Michelle et moi, avec pour guides des gamins prénommés Nestor et Yamar. Kaolak possède un marché éminemment africain où l’on découvre les artisanats les plus inattendus, du marchand de malles en boîtes de conserve au fabricant de charnières en ferrailles récupérées ou en bouts de chambre à air... À l’intérieur, c’est un souk innommable, débordant de couleurs, d’odeurs et de populace, pour tout dire impressionnant de couleur locale. Au terme de marchandages rigolards, nous descendons au double du prix des gens du cru pour deux kora et quelques colliers typiques, mais vu la pâleur de notre peau, c’est plutôt bien. Durant le retour au bateau, nos petits copains nous font un cours sur les prix et les pratiques du pays, de façon à ce que nous puissions retourner seuls marchander les pièces de tissus dont nous avons envie.

L’après-midi, avec Yamar comme passager pour quelques minutes, un départ à la voile en grand style fait oublier la honte de notre arrivée et nous enchaînons les méandres pour passer la nuit quelques milles plus bas, après le coude de Velor. Au matin, plein soleil quand nous filons avec le jusant jusqu’à l’endroit repéré à la montée, où un couple de vautours niche au sommet d’un arbre isolé.


Un vautour revient au nid.

Après que nous les ayons saisis de près dans nos objectifs, toujours à la voile pure et maintenant poussé par un vent de sable, Chercha-Païs atteint le village de Kagué au décor typique de huttes, d’enclos, de greniers et de pirogues. En cheminant sur ces berges, nous prenons conscience que la localité est faite d’un groupement de hameaux assez rapprochés les uns des autres. Ici l’on ne parle que wolof et les contacts, timides, se limitent à de petits bonjours de la main ou à des sourires, mais avec les enfants c’est l’enthousiasme et nous passons d’excellents moments. Le retour à bord se fait avec une escorte d’honneur et la soirée au mouillage est un délice, face aux feux du village et au milieu d’un fleuve où s’ébattent les dauphins.


Le village de Kagué.

La descente se poursuit en silence à la voile, jusqu’à ce que nous nous plantions en beauté près du confluent du Siné, en rasant d’un peu trop près la berge pour que Michelle filme au mieux un village : bêtise punie d’une demi-heure de manœuvres avec le moteur et la grosse ancre...
Puis un poisson se prend à la traîne et décide du menu du réveillon : ce sera couscous de la mer. Devant le banc Fambine, le secteur préféré des ibis, Michelle part en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. et je louvoie sur place contre le courant en l’attendant. Après avoir pataugé dans la vase pendant des centaines de mètres, elle a la satisfaction de filmer les oiseaux de près, avec pour finir un majestueux envol tout de rose et de blanc emplumé. Pour cette étape de la saint Sylvestre, nous jetons l’ancre rive gauche, en face de l’île du Diable, devant un cadre encore jamais approché, à savoir la palmeraie d’un village abandonné. Le dixième jour de cette navigation fluviale marque le retour à proximité de la mer, à la pointe Sangomar. Après une séance de carénage de la coque, qui est une vraie jungle, et une nouvelle récolte de coquillages sur la plage, nous nous accordons un répit avant d’attaquer la traversée vers la Casamance. La rumeur assure que la révolte y a été matée, mais nous continuons à hésiter : ne vaudrait-il pas mieux traîner davantage sur ce Saloum accueillant et spectaculaire ? Finalement, le 2 janvier nous embouquons la passe au moteur par petit vent, en début d’après-midi, de façon à arriver au jour devant l’estuaire de la Casamance. C’est compter sans un imprévu qui aurait pu marquer la fin de nos aventures.


Une grande pirogue de mer dans l’estuaire du Saloum.

Bien que la mer soit calme, le bateau s’ébroue dans un reste de houle du large. Cap au sud, le soir tombe, un petit barracuda se prend à la traîne et, pilote embrayé, je vaque en début de nuit pour soudain découvrir, à peine à bâbord de notre route, des lumières qui se révèlent être celles de Bathurst (aujourd’hui Banjul), capitale de la Gambie, un petit pays anglophone enclavé dans le Sénégal. Voilà une énorme erreur de navigation que j’ai du mal à expliquer, finissant par conclure qu’en cette nuit de nouvelle lune les courants sont spécialement forts. Je corrige le cap avant de me trouver encore dubitatif par rapport aux feux de la passe de la ville, dont deux ont la même fréquence, et en l’absence, apparemment, du principal d’entre eux, qui signale le point d’entrée de l’estuaire. Au vu de trois coups de sonde qui donnent 11 mètres, je pense avoir paré la pointe Solifor (toutefois la carte s’arrête avant ce cap), et je confie à Michelle le "quart des hiboux", celui qui commence à minuit.

Vers 1 h 30, sa voix me sort du sommeil :
-Je distingue la terre aux jumelles et j’entends les brisants...
-Pas grave, on va faire un peu plus d’ouest pour s’écarter.
Le temps de le dire et un frisson me parcourt l’échine quand on entend briser aussi du côté du large ! La sonde donne trois mètres et, quelques secondes plus tard, nous talonnons sur du gravier bien compact ! Inutile d’espérer s’en sortir au moteur et de toutes façons pour aller où ? En effet, la mer écume maintenant partout autour du bateau, sauf du côté de la terre.

On affale et on mouille, puis avec l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. je porte une autre ancre sur l’arrière pour que les vagues ne continuent pas à nous faire avancer. L’échouage s’accompagne de bruits horribles, de grands coups de gîte et de chocs sinistres. Le moral est au plus bas, même s’il n’y a pas de danger pour le bateau dans l’immédiat, par vent faible et mer calme. Réussirons-nous à sortir de ce piège ? La marée descend -d’après les tables, nous sommes à mi-marée- et je prépare les béquilles à toutes fins utiles, mais on cogne trop dur pour pouvoir les installer. En explorant les alentours en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., je localise une zone avec un peu plus de fond, suite à quoi je transporte loin vers la terre la "miséricorde" -la très grosse ancre des cas désespérés- et en travaillant les deux mouillages aux wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes., vers quatre heures du matin, nous commençons à faire pivoter l’étrave vers la zone plus profonde. Les chocs et la gîte d’un bord sur l’autre sont toujours impressionnants, mais on entrevoit une solution, au moins provisoire. Centimètre par centimètre, le bateau tourne, puis il avance avec force raclements et par bonheur aucune des deux ancres ne dérape. Bientôt, nous flottons en eau libre. Ouf !

L’aube nous sort de deux heures d’un sommeil de plomb et nous scrutons les lieux aux jumelles. Devant nous, au sud, émergent des îlots bas ; vers la terre, dans les palétuviers, on distingue l’embouchure d’un  petit fleuve ; enfin, du côté du large, alignés en parallèle, se repèrent trois bancs de sable et une ligne de récifs rocheux où brise la mer. Bénis soient ces hauts fonds qui ont atténué la houle à l’endroit de notre échouage ! Après avoir frémi à la vue du piège dans lequel le bateau aurait pu se perdre, que dire de notre soulagement en apercevant des piroguiers qui font route vers nous ! Sur leurs indications, en sondant depuis le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. avec le mât de la planche à voile, nous longeons prudemment la côte vers le nord, au moteur, avant de piquer au large et de hisser les voiles, encore incrédules de nous être tirés à si bon compte du mauvais pas de la pointe Solifor.


Des pêcheurs gambiens nous guident hors des hauts fonds.

(décembre 1983-janvier 1984)