Faux espoirs vers Bonne Espérance

Tout en collectant les photos et les écrits qui ont trait à cette ultime navigation dans les eaux africaines, je m’interroge sur le contexte dans lequel je vivais alors. Le flou de mon esprit vient de ce que j’ai organisé ce convoyage à la veille d’un tournant majeur de mon existence. Cécile, qui vient de passer quelques années à Nice auprès de Mireille, m’a rejoint en Auvergne pour la suite de son cursus universitaire et, au moment où je boucle les préparatifs, Mado arrive dans ma vie. Plus exactement, celle que je chéris depuis une éternité accepte enfin que nos destins soient liés. Cela va commencer par une séparation à l’aéroport de Clermont.

En effet, à la mi-novembre, tandis que rien n’annonce l’heureuse issue de mes affaires de cœur, Xavier, le propriétaire de Mora-Mora, redonne signe de vie par mail : « Emmanuelle est mutée au Gabon et je la rejoins. Le bateau est en Afrique du Sud, attendant d’être remonté en Europe. Si tu peux t’en charger aux conditions habituelles (un dollar du mille, tes frais et la nourriture pour tous), je te laisse le soin de constituer l’équipage à trois que demande l’assureur ». Yann, dont j’avais vraiment apprécié la personnalité, n’en sera pas, trop accaparé par le début de sa relation avec l’éblouissante Séverine, mais je n’ai pas à chercher bien loin. Catherine, l’équipière du convoyage de Cipango, et Philippe, vieux complice du parapente qui vient justement de faire voler Cécile en biplace, ont de longue date pris place sur la liste d’attente d’un éventuel embarquement. Devant nous s’ouvre un programme grandiose que nous suivons du doigt sur un globe terrestre, du passage du cap de Bonne Espérance jusqu’à la Bretagne, via Sainte-Hélène dans l’Atlantique sud et les Açores dans l’Atlantique nord.

Début février à Roissy, Catherine et moi retrouvons Philippe venu de Marseille et nous embarquons dans un jumbo-jet surbooké où il a la chance d’être le 393e passager sur 393. Au terme d’un vol de plus de dix heures, l’arrivée à Johannesburg nous fait passer sans transition des froidures auvergnates à des tropiques bien ventilés. Par les hublots de l’avion régional de la fin du voyage nous avons un aperçu d’un pays où alternent les lotissements chics avec piscines, les townships en tôle ondulée et les immensités ponctuées de fermes éparpillées. Vers la côte et ses interminables plantations d’eucalyptus, le temps devient franchement mauvais, avec de la pluie et un grand vent de SW. Nous avons atterri à Richards Bay, un port proche de la frontière du Mozambique dont j’ai beaucoup entendu parler, car Jean-Marc et Dominique de Cipango y ont passé de longs mois en 1987, à l’occasion de la naissance de leur fille Thaïs. Xavier, exact au rendez-vous, nous mène à la marina où l’on est accueilli par des panneaux bilingues anglais et zoulou. Richards Bay, côté plaisance, est un petit port agréable, en partie au bord du lagon naturel formé par le fleuve Mhlatuze. Sous le vol des ibis et de toutes sortes d’échassiers, la nature sauvage y est à portée de main et ce n’est pas une formule : les hippopotames viennent de dévorer une femme, nous dit-on, à moins que ce ne soient les crocodiles...


Philippe se familiarise avec les programmes de cartographie et de météo

Ce cher Mora-Mora, enrichi d’une grande annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. rigide qui encombre la plage avant, s’est encore complexifié du côté de l’électronique avec toutes les cartes marines du monde sur ordinateur, interfacées avec un gros GPS, ainsi que les cartes météorologiques reçues par la radio BLU et imprimables grâce à un modem de décodage. J’apprécie d’avoir à bord un pro de l’informatique en la personne de Philippe... Ce luxe d’informations est le bienvenu car la zone où nous allons naviguer est l’une des plus redoutées du globe, qui voit s’affronter le puissant courant des Aiguilles, filant vers le sud-ouest, et les dépressions venues de l’Antarctique qui suivent le chemin opposé. S’ajoutant à une remontée brutale du plateau continental, ces phénomènes sont à l’origine de "vagues scélérates" contre lesquelles des cargos se sont déjà brisés. En bref, il est impossible de naviguer pendant les coups de vent de sud-ouest et entre deux tempêtes, lorsque la fenêtre météo est suffisamment longue, elle se termine immanquablement par du vent de nord-est, favorable, mais qui enfle de 25 à 40 nœud au cours de la journée, en levant une mer croisée très pénible. La force du courant est alors telle que si l’on dépasse la jetée d’un abri ne serait-ce que de cent mètres, il est impossible de rebrousser chemin. Les abris, parlons-en, se limitent à trois ports, Durban, East London et Port Elizabeth, avant que la côte s’incurve et que le courant des Aiguilles parte au large, aux abords du cap de Bonne Espérance.


Catherine et Precious.

Xavier qui ne veut surtout pas être de cette croisière à risque est encore une fois en retard dans la préparation du bateau et nous attendons diverses pièces pour le moteur et le gréement, ainsi que la révision du radeau de survie. Le soir, après un coup de téléphone de Mado qui me fait chaud au cœur, nous sommes rejoints par Precious, une jeune et rieuse zoulou, serveuse dans le bistrot du port, qui squatte le bateau pour s’épargner des allers-retours chez elle, et quand le sommeil nous gagne tous, je reprends "ma" cabine à l’arrière tribord.

Le lendemain, Xavier part pour deux jours à Durban et je m’attaque à la longue liste du bricolage, laissant le reste de l’équipage se charger de l’avitaillement, qui prend la forme d’un taxi chargé jusqu’au toit. Des vivres dont la qualité nous déprime, avec en particulier une débauche de colorants criards, et dont le choix est très limité aussi bien en conserves qu’en frais ; il y a tout de même des graines à germer, ce dont se charge Philippe, affublé en conséquence d’un surnom qui le poursuivra. Quand tout est casé, nous nouons quelques contacts avec les bourlingueurs du coin, des gens sympas qui ont souvent des voiliers affreusement surchargés, sur lesquels je ne voudrais pas naviguer. La marina abrite aussi quelques voiliers "sudaf", dont certains illustrent la longue période d’embargo subie au temps de l’apartheid, telle cette coque en ferro-ciment dont les mâts sont faits de treillis métallique. Le repas du soir, arrosé d’un vin rouge local très costaud se combine à nos coups de soleil pour nous faire chauffer autant dedans que dehors.


Première cargaison d’avitaillement, avec une petite montagne de papier hygiénique (Catherine a vu trop grand!).

Mora-Mora a été pourvu d’une grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et d’un haubanage neufs, il n’empêche, je dois m’activer en tête de mât pour changer la fixation de l’étai, refusée par l’assureur, Xavier, encore une fois par excès de précautions, ayant fait faire des soudures sur les axes. Au fait, l’expert qui a repéré ce problème est un certain Peter, de passage ici en convoyage, et c’est aussi lui qui, au vu d’un CV nautique envoyé à Xavier, m’a fait homologuer comme skipper auprès du Lloyd’s. J’en connais un qui n’est pas peu fier d’être dans les petits papiers de la prestigieuse compagnie... Flanqué de Germinator, je pars ensuite faire un tour vers le port marchand où se succèdent une drague en réparation, deux caseyeurs, un gros vraquier, des minéraliers et un tout petit méthanier. Découvrant un univers dont il ignore tout, Philippe pose question sur question, avec une candeur assez amusante. Au retour, nous sympathisons avec Hubert, un Québecois qui vient d’Australie en solitaire et qui va rendre visite à sa vielle mère, au pays. En allant voir son bateau au quai des remorqueurs, je tombe sur un Français de Mauritanie, propriétaire d’un Mikado, qui cherche un skipper pour Tanger. Pour lui, je suis l’homme providentiel et il fait monter les enchères pour que je prenne le job. Je décline l’offre, bien sûr, mais je le regrette encore et l’on comprendra bientôt pourquoi.


Un voilier construit pendant l’embargo, avec des mâts en tubes métalliques.

Catherine, infatigable, ramène un nouveau chargement de victuailles qui n’est pas plus varié que le premier, puis elle passe plusieurs heures sous l’eau pour caréner ; sur bâbord, Philippe replace les goujons de culasse que Xavier avait cassés en serrant comme un malade, confondant les livres par pied de la clé dynamométrique pour des kilos par mètre ; installation d’un deuxième alternateur, vidange, réglage des culbuteurs et ça tourne ; de mon côté, je change toute la ligne d’échappement et ça tourne aussi, sans fuites. OK pour les deux moteurs. Le soir, malgré la fatigue, les discussions se prolongent tard dans le cockpit, en compagnie de Precious. Une journée supplémentaire de préparatifs me fait enrager, car le beau temps se maintient. Ayant descendu l’étai et l’enrouleur sur le quai, on usine avec les moyens du bord un nouvel axe pour la tête de mât, avant de remettre en place le gréement et de le régler. On installe l’hydro-générateur qui doit éviter de recharger les batteries au moteur en mer. Xavier en rajoute toujours sur la liste des travaux indispensables, comme installer une batterie de secours pour la VHF de secours. Malgré tout nous avançons, avec les pleins d’eau, de gas-oil et le début des formalités, tandis que Xavier rassemble ses affaires.

Ce soir-là, tous les "Français", à savoir Guy, un Zimbabwéen "colored", sa femme Marie-Claude, Frank l’Australien d’Hanai, sa femme malgache Samia et nous, sommes invités sur l’autre Mikado de Richards Bay. Il s’agit du Farewell de Fabien (le frère de l’illustre Jérôme Poncet du Damien), de sa femme Charlotte et de leur dernière fille, Marine. Dans le carré de ce grand et beau bateau la soirée est un régal, sous la houlette de Fabien, brillant animateur, et de son adorable équipage qui a préparé un repas de roi ; l’ambiance monte encore d’un cran quand ces vieux potes de Cipango, qui leur ont beaucoup parlé de Chercha-Païs, découvrent qu’ils me connaissent en fait comme le loup blanc ! (Deux ans plus tard, soit dit en passant, Fabien m’aurait confié le convoyage de son Mikado entre "Rich Bay" et la France, s’il n’avait pas trouvé un acheteur sur place...)


Apéro sur Mora-Mora avec Philippe, Xavier, Franck, Charlotte, Marine et Fabien.

Cinq jours après notre arrivée à bord, c’est enfin le départ. Nous avons pris les dernières nouvelles sur Deva, un grand cata sportif où un Américain, fils du fameux fabricant de voiles Lowell North, dispose d’un matériel météo de pointe.

Au vu de ses cartes, je conclus qu’il y aurait un créneau favorable pour rallier Durban, à condition de partir rapidement. Je presse Xavier de boucler ses bagages, on partage un dernier repas à quatre sur le pouce et on largue les amarres. Cependant, je suis vite inquiet, car il y a 35 nœuds de vent dans le chenal de sortie et au loin la mer est blanche d’écume. Pire, alors qu’un cargo maltais nous dépasse, un officier sort sur la passerelle et fait de grands gestes très explicites : « N’y allez surtout pas ! » Je ne me laisse pas facilement déstabiliser, mais à cet instant la confiance en mon analyse météo est proche de zéro.


La sortie de Richards Bay, avec le cargo maltais.

Dehors, on envoie la moitié du focfoc : voile d'avant triangulaire. et la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. au troisième risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., ce qui convient bien pour des bords de grand largue. Catherine, un peu vaseuse, découvre le charme des mouvements désordonnés d’un cata, tandis que Philippe, en pleine forme, n’arrête pas de demander :
-On va à quelle vitesse ? On arrive quand ?

 C’est qu’on cavale, jusqu’à 14 nœuds, en commençant à bénéficier du courant des Aiguilles, au point qu’il faut ralentir pour ne pas arriver de nuit à Durban, une centaine de milles plus loin. Un comble. La nuit venue, lestés d’une choucroute en conserve venue de Mayotte, nous veillons avec des quarts informels à deux ou à trois. Quelques grosses vagues claquent sur l’arrière et lors du bord à terre, sous voilure très réduite, le cata se fait méchamment chahuter. Puis après être monté à 45 nœuds, le vent tombe d’un coup, revient plein debout, moins fort, et se calme à l’aube, quand on passe entre les cargos mouillés devant Durban. Nous entrons donc comme sur un lac dans l’un des plus grands ports du continent, pour prendre un coffre au yacht-club. Le temps du petit déjeuner et voila que démarre soudain l’un de ces coups de vent de SW tant redoutés ici : à l’abri juste à temps, mon analyse était bonne.


L’arrivée à Durban.

Au sortir d’un somme réparateur, alors que les rafales redoublent, nous essayons de comprendre pourquoi l’hydro-générateur n’a pas fonctionné et a même, semble-t-il, déchargé les batteries de servitude ; après avoir passé des heures dans le circuit électrique, on finit par conclure que les diodes de l’engin sont mortes. Le lendemain, le vent souffle dans le bon sens, mais un coup de fil de Xavier nous apprend que plus au sud c’est toujours du SW fort. On s’occupe avec les fuites des pompes et les joints des toilettes, on vérifie les vivres après avoir constaté que nos dix-huit paquets de pain sont moisis et que le stock de riz laissé par Xavier est charançonné. Puis on va flâner sur les pontons, où se trouvent énormément de voiliers locaux en ferro-ciment ; nous faisons la connaissance d’Alain et de Thérèse de Cannelle, un dériveur en alu ; ils descendent aussi et attendent la bonne fenêtre météo, comme neuf autres voiliers à Durban. Alain est incollable sur les conditions locales et nous met particulièrement en garde contre les renverses entre le NE bienvenu et le terrible SW, qui peuvent se faire en un quart d’heure. On s’installe dans une routine quotidienne, bouclée avec la séance de cinéma sur ordi proposée par Philippe, grand pirate Internet au catalogue très fourni.

Deux jours plus tard, les infos évoquent un créneau météo pour le soir ou la nuit. On se prépare à partir en passant par la marina, où mister King, le capitaine, me donne du "sir" avant de téléphoner à la météo, qui n’annonce rien de bon avant longtemps. Nos cartes laissent pourtant espérer une fenêtre pour la nuit et nous filons donc Philippe et moi, en taxi, pour faire les paperasses du port, de la douane et à nouveau du port pour la clearance, l’immigration ayant bien voulu nous faire l’entrée et la sortie à la marina. Les fonctionnaires sont agréables, mais ce pays joue pour le record du monde de la bureaucratie, sans aucun doute, sachant que tout est à refaire après quarante-huit heures et à chaque escale. Au retour, les dernières cartes météo de Nick, le shipchandler de Seaport Supply, douchent nos espoirs, et nous revenons à bord en compagnie d’Alain et de Thérèse, qui rongent aussi leur frein après avoir fait toutes les formalités dare-dare pour la troisième fois...

Ce répit de plusieurs jours nous décide à nous occuper de l’hydro-générateur. Contacté par téléphone, le spécialiste local de l’électricité de bord ne daigne pas s’intéresser à notre problème, ce que voyant Nick nous prend en pitié, chargeant un de ses gars, un peu simplet, de nous convoyer vers la zone industrielle. C’est une longue errance dans des banlieues parfois très inquiétantes, Germinator dans la benne et moi devant, avec l’air conditionné ; on finit par trouver Western Electric où officie un autre débilou à l’accent à couper au couteau. Ce parcours urbain est instructif en ce qu’il nous a donné à voir des quartiers pauvres, sinon misérables, au contact d’enclaves de nantis, avec gardes armés et clôtures dignes d’un camp retranché. L’apartheid a été aboli il y a plus de dix ans, mais les inégalités demeurent, calquées sur les couleurs de peau. Ainsi, noirs et blancs se mêlent au yacht-club, mais les premiers, cantonnés à des tâches subalternes, semblent de ne pas exister aux yeux des membres de l’institution qui, ce jour-là, préparent une régate à travers la rade. Pour notre part, nous organisons une visite complète du port en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. . Revenus à bord, lecture pour Philippe, travaux d’aiguille pour Catherine et début de la construction d’une maquette de langoustier breton pour moi : ce sont des vacances, mais les jours passent, malheureusement. Un coup de fil de Mado nous donne des nouvelles de l’Auvergne, où tout va bien (par moins 10°) : Cécile l’a invitée chez elle pour fêter l’obtention d’un second module à la fac.


Visite du port en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. .

Nous sommes arrivés un samedi à Durban et le jeudi le temps est toujours défavorable : au matin, le haut des immeubles est dans les nuages et en dix minutes le SW rentre très fort. Les diverses prévisions sont contradictoires et il est difficile de se faire une opinion. Le lendemain semble se préciser une fenêtre météo d’une cinquantaine d’heures, à peu près ce qui est nécessaire pour rallier l’abri suivant, East London. Je file refaire la clearance avant la tournée des météos, celle de Tony Herrick, le gourou des marins d’ici, celle de Point Yacht-club et enfin celle qui se tient tous les matins sur un parking, autour de la Land-Rover de Fred, le patron de Peri-Peri, un promène-couillons à voiles : les bourlingueurs sont là au complet, noyés sous les infos, et je fais mon possible pour échapper à l’effet de groupe. Tout concorde, une dépression s’annonce pour lundi. Il faut y aller avant, sans tenir compte de l’approche d’un "chapelet de petites cellules dépressionnaires dont on ne sait pas ce qu’elles peuvent devenir"...


Le briefing météo organisé par Fred.

Retour à bord, branle-bas, cocotte-minute de pommes de terre sur le gaz, chargement de l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. et du hors-bord et rangement de tout ce qui pourrait voler. Un peu de temps perdu, Catherine, la plongeuse du bord, devant aller dépêtrer un écheveau de bouts pris dans les safrans, les quilles et les embases, et Mora-Mora appareille à la mi-journée, dans le sillage de Cannelle.


Cannelle au départ de Durban.

Contretemps encore, car il y a un gros trafic à sortir du port et à la VHF la capitainerie nous fait patienter longuement derrière un paquebot. Dehors, nous laissons le moteur dans un petit vent de SSE qui adonne un peu en prenant de la force, permettant de marcher à la voile seule ; tout va bien si ce n’est que nous n’arrivons pas à accrocher le courant des Aiguilles. Une petite troupe de dauphins passe d’un bord à l’autre, Philippe est aux anges. Le vent baisse le soir et le moteur prend le relais car il ne faut pas traîner au milieu de cette étape sans le moindre abri. Un coup de fil inattendu de Mado, en pleine mer ; il est vrai que nous ne sommes pas très au large car nous suivons la ligne de sonde des 200 mètres pour tâcher de profiter au mieux du courant, en théorie.


À bâbord, lever de soleil au large, entre Durban et East London.

Le soleil se lève sur un ciel à grains. Après une nuit sans GPS (aucun d’eux ne trouvait de satellites et il a même fallu faire un point au radar sur la côte), nous avons la bonne surprise de constater qu’on bénéficie enfin de quatre nœuds de courant. Les grains nous assaillent, mais le vent reste minable et quand le soleil s’impose, on en prend plein l’épiderme. Les bonites en chasse, les puffins isolés, les escadrilles de fous qui plongent et les phoques qui nous lancent des regards curieux, tout est sujet d’émerveillement pour Philippe. Dans l’après-midi, le vent se renforce et l’on prend deux risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. à la tombée de la nuit : Philippe voudrait qu’on pousse jusqu’à Port Elizabeth, mais pour assurer le coup je fixe l’étape à East London et, vu les vitesses que nous atteignons, je décide de rouler tout le génois pour garantir une arrivée de jour.


À tribord, la côte accore de l’Afrique du Sud.

En fin de nuit le vent tombe graduellement et juste au nord d’East London, au niveau de Nahoon et de sa rivière chers au cœur de notre ami Henry Wakelam, nous mettons le moteur, comme d’habitude. Entrée facile au petit matin à East London où Cannelle, l’australien Onfecomonadi -où personne ne parle le moindre mot de français- et d’autres arrivent de Durban à leur tour. Une tempête de SW est prévue pour la fin de l’après-midi, confirmation qu’il fallait bien s’arrêter là. Philippe nous invite à midi au restaurant qui est juste à côté du quai, où sont servis d’excellents produits de la mer. Le coup de vent annoncé arrive par une bascule qui se fait en l’espace d’une minute. Malgré tout, l’ambiance est très tranquille dans cet unique port de rivière de l’Afrique du Sud, où patrouillent les dauphins ; nous sommes au quai Latimer, du nom de la scientifique qui a identifié et conservé ici, en 1938, le premier cœlacanthe, "fossile vivant" pris par un bateau de pêche local. Nous nous retrouvons le soir sur Cannelle, où Philippe et Alain se découvrent une passion commune pour la moto ; j’apprends à cette occasion qu’au cours de ses années de compétition l’ami Philippe, qui n’en a jamais fait état, a tout simplement remporté le Bol d’Or.


L’escale d’East London, sur la rivière Buffalo.

Nous avions programmé un départ le lendemain, dès la fin du coup de vent, qui se fait attendre. Une contrariété qui n’est rien à côté de l’accablement ressenti après un coup de téléphone de Xavier : il est sur le point de se faire expulser du Gabon (par un ministre qui a des vues sur la blonde Bou-bou-bou, apprendrais-je par la suite), et envisage de reprendre son bateau rapidement, selon l’avancée que permettra la météo, avant de le mettre au sec au Cap, le temps d’y voir plus clair sur son avenir. Autrement dit, la fin du convoyage est imminente... Anéantis dans un premier temps, nous décidons de partir, advienne que pourra, laissant là le reste de la troupe qui préfère miser sur une franche bascule. Au large, c’est un festival de fous de Bassan et de phoques, mais le vent mal orienté permet tout juste une route en parallèle à la côte avec l’appui du moteur. Le temps à grains est très pénible et l’on en vient à tirer des bords, au cours desquels un cordage de casier se prend dans l’hélice tribord. Pas question de plonger dans ces eaux infestées de requins. Au matin, le vent tombe et le moteur bâbord se met à ratatouiller de façon inquiétante, ce que Philippe règle en tripotant une durite.
-Bravo Titillator ! tente Catherine, mais le cœur n’est pas à blaguer.

Puis le vent revient graduellement de l’est et on peut stopper la machine. Bientôt, on sera à deux risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. et à la moitié du focfoc : voile d'avant triangulaire.. Quel été austral pourri ! Toujours des grains, des fous de bassan et, de temps en temps, des phoques à l’œil malicieux. Nous longeons l’île Bird et ses récifs, seuls cailloux du large sur cette côte, et les rafales montent à 35-40 nœuds. L’entrée à Port Elizabeth se passe au mieux, toutefois avec un seul moteur, nous ne sommes pas tirés d’affaire. On s’amarre tant bien que mal à un coffre, appuyés sur un Arpège qui a beaucoup vécu. Catherine plonge et libère l’hélice, après quoi des Sudaf sympas nous aident à nous amarrer à des cat-ways bricolés ; vu comme ça ronfle dehors, on les trouve parfaits. Il paraît que le coup de vent de SW rituel est imminent. On ne verra peut-être même pas le cap de Bonne Espérance. Au matin suivant, Cannelle nous rejoint à la marina et d’autres suivent, les Australiens d’Onfecomonadi, les américano-canadiens de Nomotos, et tout le reste de l’équipe, hormis le voilier que convoie Peter, car il a été saboté par un équipier exclu du bord. Formalités d’arrivée et d’inscription à la marina, bricolage, lessive et sélection des "meilleures" conserves du bateau, que nous dégusterons sans vergogne avant de le quitter.


L’entrée à Port Elizabeth.

Le vent hurle et la bascule se fait attendre, il est de plus en plus évident que la croisière va s’arrêter là. C’est confirmé en fin d’après-midi par un coup de fil de Xavier, qui me promet le billet d’avion et un tiers du montant du convoyage, pour tenir compte de ce que la partie réalisée était la plus délicate (l’abri suivant, Mossel Bay, aux abords de Bonne Espérance, est hors de la zone dangereuse). De mon point de vue, c’est tout à fait dommage, mais je n’y laisse pas de plumes financièrement et nous allons nous retrouver plus vite que prévu, Mado et moi. Pour Catherine et Philippe, en revanche, c’est une vraie tuile : ils doivent acheter des billets de retour, ils se retrouveront sans boulot jusqu’à la fin de leur congé sans solde et Philippe sera en plus sans logement...

Le jour suivant, le vent souffle toujours rageusement. Un grand cata allemand arrive en perdition et mouille en plein milieu du port. Il ne fait pas bon être en mer, ce que confirme Philippe : il a lié connaissance avec Heinz, un allemand de soixante-treize ans qui en est à son troisième tour du monde et qui a failli finir dans ces eaux, six fois chaviré dans un coup de SW, avant que son voilier, démâté et complètement dévasté à l’intérieur, soit remorqué par un bateau de sauvetage. Heinz nous explique d’ailleurs que les lourdes formalités qu’on déplore permettent aux autorités de savoir qui n’est pas revenu, de façon à lancer les recherches.


Le voilier d’Heinz, démâté lors d’un coup de vent.

Peu après, en observant nos voisins regroupés sur un flotteur, Germinator déclenche un éclat de rire mémorable qui fait du bien :
-Vous avez vu comment les cormorans arrivent à se gratter les oreilles avec leurs pattes arrières...


Nos voisins les cormorans.

Le gros temps cale au bout de quatre jours. Voir tout le monde partir nous fend le cœur. Tout le monde, sauf Nomotos, dont la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. reste coincée sur son enrouleur, à l’intérieur du mât, malgré l’acharnement d’un équipage qui perd ses nerfs à mesure que se renforce le bon vent. De notre côté, nous préparons les bagages et "l’hivernage" du bateau. Vannes fermées, génois démonté, pleins d’eau faits, provisions organisées et lettre de compte-rendu au proprio. Il règne une petite ambiance sur Mora-Mora alors que c’est la fête à Port Elizabeth, avec notamment une belle séance de voltige aérienne au-dessus du port. Finalement, pour ne pas être en reste, notre trio débouche le champagne prévu pour le passage de la Ligne.


Le champagne a un goût d’inachevé.

Février-mars 2002