Cigales, Pyramides et cocos-fesses (II)

Il aura fallu patienter presque deux semaines avant de pouvoir quitter l’Égypte, au terme d’une épopée en duo qui nous a laissé, à Yann et à moi, le souvenir d’une complicité sans le moindre nuage. Le lien s’est d’ailleurs maintenu avec plusieurs retrouvailles à la clé, notamment chez Yann, du côté de l’aber Wrach. Xavier revenu à bord, Mora-Mora sera désormais mené à trois ; l’armateur amène dans ses bagages un nouveau dessal et une antenne SSB/BLU de cinq mètres de long -objet prohibé s’il en est dans ce pays!- judicieusement dissimulée dans un étui de canne à pêche. On réinstalle tout, plus une pompe d’alimentation au moteur tribord, avec un joint découpé à l’ancienne dans une carte marine, et quand vient le moment d’appareiller, à l’aurore du lendemain, le fameux moteur reste muet ! En fait, la nuit, Xavier avait fourragé dans les coupe-batteries en installant un fil supplémentaire, une soi-disant "sécurité" qui devait piloter une alarme et qui, en fait, bloquait l’alimentation du Bendix... Nouvel exemple de la maniaquerie et de la paranoïa d’un patron qui poursuit en donnant des ordres contradictoires pour les amarres et la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples., portant ainsi mon exaspération à son comble avant même le premier mille parcouru.


Tôt le matin, au départ de Suez.

Positivons. Le vent du nord omniprésent sous ces cieux est bien là, de plus en plus soutenu, ce qui fait passer du spi au focfoc : voile d'avant triangulaire. et au premier risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. dans la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et, si les lignes de traîne ne donnent pas, nos germoirs fournissent une bonne moisson. Toutefois, nous n’arrivons pas à décider Xavier à mettre en route le dessal, ce qu’il finit par faire à la nuit -ouf, pas de fuites- avant de vomir tripes et boyaux. Voila pourquoi il n’était pas vaillant. Son état semi-comateux l’a sans doute aussi entraîné à ne pas suivre mes recommandations pour son quart de nuit, occasionnant l’une de mes pires frayeurs rétrospectives : en effet, quand il me passe le quart, tout près d’une torchère, je vois sur la trace GPS qu’il est sorti de l’étroit rail des cargos et qu’on fonce dans la zone de séparation, interdite car hérissée de plate-formes pétrolières en ruine et non éclairées ! C’est une sorte de roulette russe dont on réchappe bientôt en rejoignant le rail, avant de sortir de l’étroit golfe de Gubal par un dernier empannageempannage : virement de bord vent arrière. au ras du corail de l’île Shaker. À nous les eaux libres, que symbolise le phare d’El Akhawein, posté en solitaire au milieu de la mer Rouge.


Cavalcade au portant, en mer Rouge.

Le vent baisse graduellement, nos sillages en forme de jet de turbine s’estompent, et nous poursuivons sous spi seul. Le confort revenu, Xavier reprend du poil de la bête : le voila qui veut bloquer l’éolienne pour vérifier son fusible, qui nous enjoint de ne pas faire de vapeur dans la cuisine -l’hygromètre est à 20 %, pas loin du record du monde de sécheresse en mer- et qui va jusqu’à retourner mes tartines quand je les fait griller, car ce n’est pas comme ça qu’il fait, lui. Je bous intérieurement, aux dépends de ma concentration sur l’écriture d’une nouvelle commande de textes reçue par téléphone à Suez... Depuis le départ de ce port, les communications passent très mal avec Robert et nous utilisons le relais d’un certain Aldo qui se trouve de l’autre côté de l’Afrique. Le tropique franchi, la chaleur monte et le cockpit est une fournaise, malgré l’ombre du bimini. Une huppe gracieuse vient se poser à bord, comme cela s’était produit avec Cipango, puis à la suite d’un gros criquet couleur sable arrivent des nuées d’insectes, dont l’un pique Yann et l’agrémente d’une paupière de monstre.


Quand le vent du nord s’apaise.

Au début de la cinquième nuit, les lumières de Djedda sont par le travers. La Croix du sud gagne en majesté tandis que la Polaire s’enfonce derrière nous. La mer est plate et les journées deviennent paisibles. Yann dessine le cata de ses rêves et Xavier oublie ses phobies, faisant la cuisine pour la première fois, s’intéressant aux choix de navigation comme à la météo de la zone et se montrant très attachant dans la conversation. Cet animal a du charme et il serait fort agréable avec l’esprit plus serein et moins d’égoïsme. Ça mord enfin et la moins sophistiquée des traînes -son leurre est un vieux paquet de chips taillé en lanières- ramène un beau tazar, suivi d’un second, qui finiront l’un en meunière avec du riz au curry et l’autre poché au basilic accompagné de mayonnaise et de choux égyptien en lamelles. La zone est favorable car le lendemain de bon matin, à peine la "belle" ligne remise à l’eau, on prend une grosse bonite qui fera de l’usage, d’abord en ragoût à la tomate, puis crue en marinade pour Xavier et en escalope panée avec salade de germes pour Yann et moi.

La descente de la mer Rouge continue dans une fastidieuse alternance de faibles brises de secteur nord et de longues heures de moteur. Au moins avance-t-on, tout en faisant le plein d’eau et d’électricité. Un peu de compagnie, un couple de balbuzards qui enroulent tranquillement les thermiques, des fous de Bassan plongeurs et une bande de dauphins avec deux nouveaux-nés qui suivent aveuglément les mouvements de leur mère, toujours collés à elle sur le côté droit ; une autre troupe nous escorte, encadrant un gros dauphin de Risso solitaire, clair et moucheté, à la tête ronde. Au milieu de mes séances à l’ordinateur, je prends du temps pour la lecture : après Le voyage de Sinbad, qui commence à Oman, pas loin de là où nous sommes, je relis Fortune carrée, qui se déroule dans nos eaux et sur les côtes environnantes.


Compagnons de route.

Les ennuis s’accumulent sur le moteur tribord et nous décidons de commander des pièces à faire parvenir à Djibouti. La communication avec Robert est épique, mais petit à petit nous avons découvert les astuces d’utilisation de l’émetteur et avec le relais d’Aldo, fidèle au poste, ça passe. La propagation a ses mystères, car quelques heures plus tard Xavier obtient un contact fort et clair avec Monaco-Radio qui le met en relation avec Bou-bou-bou, au téléphone à Mayotte. Le feu du ciel se fait accablant en dépit du déploiement du bimini et de toutes les occultations des hublots : on stoppe le moteur pour se baigner, on se douche et on tape sans vergogne dans les boissons fraîches. Des pannes encore, feux de route et anémomètre, notamment, ainsi que des fausses manœuvres qui auraient pu être lourdes de conséquences. Cela a commencé quand Yann à laissé traîner dans la jupe la douchette qui est partie à l’eau et s’est déclenchée, vidant le réservoir; comme on était au moteur, on a fait de l’eau douce au dessal, mais Xavier, qui prend pourtant dix précautions plutôt qu’une, a laissé une vanne ouverte, les fonds ayant ainsi été remplis de bonne eau potable. Il ne manquait plus qu’une panne de dessal pour qu’on se retrouve avec juste un jerrycan d’eau égyptienne boueuse...


Manœuvre du spi avec sa chaussette.

Au matin du neuvième jour, réveil grandiose. Xavier galope sur le pont pour empaqueter le spi et ses manœuvres tandis que le bateau danse face à la houle, moteurs à fond.
-Ça y est, c’est le vent du sud !
-Mais enfin, Xavier, le soleil est à tribord. On va au nord, c’est le pilote qui s’est perdu...
Tout à sa hantise de l’arrivée des vents contraires, il n’avait même pas regardé le compas...
Xavier est vraiment bourrelé d’angoisses, car dans l’après-midi, quand un premier boutre est en vue à l’horizon, il panique aussitôt :
-Vite, vite, on cache l’argent, les passeports et tout !

Le vent mollit encore et la pêche ne donne plus : qu’à cela ne tienne, le poisson est remplacé par un "jifoutou" pommes de terre, œufs brouillés, oignons, tomates, dégusté dans le cockpit en surveillant un immense orage qui part ensuite sur l’Érythrée, sans presque occasionner de vent. Révélé par un sillage très phosphorescent, un requin nous accompagne longuement pendant la nuit puis, au petit matin, sous voiles et moteur, par mer belle, Mora-Mora s’offre un joli passage rase-cailloux entre les îles Anish. C’est alors que se lève le fameux vent de sud du fond de la Mer Rouge, qui s’établit à une vingtaine de nœuds. Au cours du premier bord de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). en direction de la baie de Beilul, il se renforce et l’on prend un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., Xavier et moi ; ceci fait, je suggère qu’on donne quelques tours au génois. Il refuse et un quart d’heure après, la sangle de têtière de la voile se rompt. Le temps de la rouler, elle se déchire sur une bonne longueur.


Les deux compères dans le calme, bimini déployé.

À partir de ce moment qui me navre encore une fois, se déroule le remake du film vécu avec Cipango trois ans auparavant, presque jour pour jour. En effet, on fait route vers l’abri de Beilul -cette fois-ci appuyés par deux puissants Mercedes-, dans un vent qui enfle jusqu’à un bon force 7, tandis qu’à l’approche du rivage j’ai de nouveau la sensation d’être devant la gueule d’un four, j’aperçois les barques de mes souvenirs, les abris de pêcheurs, les pélicans et les flamands roses sur la grève et je prends les mêmes alignements pour trouver le mouillage. Une longue attente commence tandis que ça rugit dehors. Démontage du génois, que nous aurons du mal à réparer correctement nous-mêmes, et inspection des fonds où ça glougloute : il y a une trentaine de litres d’eau de mer sous mon coffre de couchette, venant de l’échappement percé du moteur tribord. Xavier, toujours à sa paranoïa, ferme le bateau à clé pour la nuit, après que nous l’ayons empêché de bloquer l’éolienne "par précaution"... Le lendemain, ça monte à force 8-9, avec un vent de sable qui dessèche la gorge et une chaleur insupportable (la mer est à 30°C, record du voyage). Les rafales finissent par faire déraper le mouillage et tout le monde se rassemble sur le pont pour relever l’ancre (après avoir remis en place le fusible du guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., enlevé "par précaution" par Xavier). Il faut remouiller empennelé et devinez qui vient dans mes pattes en m’abreuvant de conseils ? « Tu devrais mettre des gants », puis avec ses godasses, il m’écrase les orteils. « Tu devrais mettre des chaussures... » Pas un mot pour s’excuser...

Au soir, une communication laborieuse avec Robert et le relais d’Aldo nous apprend :
« Colette-arrive-à 20h30 locales-à Djibouti-le 1er avril ». Message entendu vingt fois, car j’ai eu beau collationner, Robert ne l’a jamais capté. Cela nous amène à clarifier nos horaires, car on s’y perd un peu : il y a le TU basique, mais aussi la nouvelle heure française, notre pendule à l’heure égyptienne, l’heure de Mayotte et celle de Djibouti qui étaient les mêmes, mais qui ne le sont plus depuis le dimanche passé...

En fin d’après-midi le jour suivant, le baro monte et le vent baisse. En route pour un louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). plus que pé nible, ce dont portent témoignage de nombreux zig-zag la carte. Le vent, en plein dans le nez, reste soutenu et nous progressons sous focfoc : voile d'avant triangulaire. et grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. à trois risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., en tombant parfois dans des creux bien à pic. En début de nuit apparaît soudain un bateau couvert de projecteurs, mais sans feux de couleur. À peine ai-je mis nos feux de route que Xavier se précipite sur le tableau pour les éteindre en m’engueulant copieusement. Il croyait à des pirates... Ici, tout près de Djibouti ! Décidément la tension ne faiblit pas. Nous franchissons Bab-el-Mandeb, ces "bouches de l’affliction" qui finalement nous auront épargnés, avant de louvoyer vers la côte de Djibouti ; pendant mon quart, je passe au milieu des Sept Frères (ces îles Seba qui ne sont que six), en surveillant les îlots au radar et notre route au GPS. Le progrès a du bon.


La côte djiboutienne.

Au matin, devant de superbes paysages de désert volcanique, le moulinet se dévide à grande vitesse et nous remontons une énorme carangue que nous ne pourrons jamais manger à nous seuls. Vers le ras Bir, le vent adonne, alors que la côte s’incurve dans le bon sens : on continue de la sorte sous gennaker, faisant le tour des îles Moucha par l’intérieur avant une entrée à Djibouti en début de nuit.


Une carangue bien trop grosse pour l’équipage.

Ce 1er avril qui vaudra un nouvel équipage au Mora-Mora nous voit, Yann et moi, faire un avitaillement de nantis au Semiramis, le supermarché local (c’est Xavier qui finance). Au retour, une visite de nos voisins de mouillage, Michel et Virginie de Tere Nui, (Grand voyage, je crois), en longue balade depuis Tahiti, à qui l’on donne la moitié de la carangue sortie du frigo. Arrive ensuite l’équipage d’un cata en convoyage qui a été totalement dépouillé par des pirates somaliens ; le mot "pirates" fait son effet et deux heures plus tard, Xavier nous annonce qu’à son grand regret il va devoir rentrer en France en raison de tracasseries administratives liées à son divorce. En attendant, il se charge de faire recoudre le génois en ville tandis que je mets la dernière main à mes écritures. Une fois ces textes expédiés depuis un cyber-café et avec entre les mains une lettre de Cécile récupérée au club nautique, je file à l’aéroport, un bâtiment qui voudrait présenter bien, mais où tout est à l’africaine, en panne, minable et à l’abandon. À l’heure dite, derrière l’Antonov d’"Air Khat", surnom de la compagnie nationale qui vit très officiellement du transport de l’"opium du peuple", l’avion de Colette touche Djibouti.

Une petite parenthèse ici pour expliquer que cinq ans après la fin brutale d’une longue période de vie commune, avec nos filles respectives, nos relations ce sont apaisées et que le moment est venu de partager à nouveau un brin d’aventures. Hélas pour Colette, l’alléchant programme débute par une journée pénible, avec un Xavier qui tire ses dernières salves, à propos desquelles je ne vais pas m’appesantir. Le lendemain, pendant qu’il boucle ses bagages, j’enchaîne les formalités de départ dans des administrations surprenantes, très informatisées et comprenant une majorité de femmes, tous charmes déployés, avec force bijoux et cotonnades.

Devant les étraves, une bonne semaine de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). pour remonter le vent d’est qui balaye le golfe d’Aden. Dehors, on trouve cet alizé établi à force 4-5, avec une mer creuse peu sympathique, et le lendemain, c’est pire encore. Colette est malade (mais elle assure ses quarts, ajuste le pilote et reporte les points), et la cuisine se réduit à sa plus simple expression du fait des cabrioles du bateau. Néanmoins on tire un bord efficace vers Aden, dont on aperçoit les montagnes et après un bord nocturne vers la Somalie, on refait route vers le Yémen, avec des sommets à plus de deux milles mètres qui flottent au-dessus de la brume de chaleur, avant de s’éloigner de cette côte, tout aussi infestée de pirates. Au quatrième jour, le vent faiblit et l’équipage, Colette en tête, goûte au confort d’une avancée au moteur, toutes aérations ouvertes ; au coucher du soleil, nous apprécions vers l’avant le spectacle d’une grosse troupe de dauphins qui multiplient les sauts et les cabrioles, tandis que se lève une lune presque pleine, peu après que le rayon vert ait jailli à l’opposé. Le vent revient, musclé, et il faut à nouveau se claquemurer dans la moiteur en endurant le vacarme des vagues sous la nacelle.


Soirée tranquille au milieu du golfe d’Aden.

Au matin, je m’aperçois que la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. est fusée au-dessus du point d’amure du premier risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., le tissu paraissant cuit, à bout de résistance. En soulageant le guindant, elle tiendra peut-être, d’autant que le vent baisse en même temps qu’arrive une petite houle d’est : on monte et on descend, mais ça ne tape plus. Puis à force de refuser, le vent nous permet de faire de l’est, tribord amures. Le matin du septième jour, nous passons tout près d’un rorqual endormi qui nous entend et sonde ; la mer prend des teintes vertes annonciatrices de l’océan Indien ; la chaleur est toujours étouffante, mais nous faisons un près moins viril qui permet de ventiler un peu. Une journée de plus et nous tournons la corne de l’Afrique, laissant loin à tribord l’île de Socotra et ses pirates. Une bonne chose de faite.

Ce soir-là, pour une seule et unique fois, Robert passe outre la règle qui veut que les communications des radio-amateurs se limitent à de strictes considérations techniques : il se lâche jusqu’à nous demander le menu (pâtes à la carbonara) et à prendre des nouvelles de Colette, nommément. Il faut dire aussi que la propagation n’a jamais été aussi bonne, sans qu’il soit besoin de passer par le relais d’Aldo. Désormais, cap au sud pour mille mille, vers l’équateur et au-delà. Cela commence bien avec un agréable vent de sud-est qui nous fait cavaler plusieurs heures à 9 nœuds avant de tomber, calme mis à profit pour réparer de petites déchirures du génois et pour enfin prendre nos aises.


Couture sur le génois.

Malheureusement cela dure, en ressemblant fort à l’inter-mousson, la faute au temps perdu à Hyères et à Suez. On alterne beaucoup de moteur et un peu de silence sous gennaker, en contemplant en toute quiétude le spectacle des méduses, des bonites qui chassent, des petits requins curieux, des rorquals dans le lointain et surtout des envols de poissons volants. J’étudie leur technique, celle des alevins d’un centimètre, qui ont des ailes proportionnellement plus grandes, qui volent bien, mais lentement et sur peu de distance, celle des adultes utilisant l’effet de sol à la perfection, contrôlant aussi leur assiette pour se relancer en frétillant de la caudale et virant d’un côté ou de l’autre à la demande, faisant même des "S" assez secs. Ces poissons sont des créatures volantes très perfectionnées.


Colette, plus à son affaire qu’au départ de Djibouti.

Nous prolongeons les soirées à trois dans le cockpit, pour profiter des couchers de soleil et du firmament, avant que ne monte la lune. Parfois, la mer d’huile se transforme en miroir d’étoiles et nous apprenons le nouveau ciel qui se révèle petit à petit. Bientôt apparaissent les bateaux de pêche formosans et les flotteurs de leurs filets dérivants. De minuscules évènements jalonnent nos journées. Une hirondelle de mer se pose sur l’avant. Un paille-en-queue essaye d’en faire autant sur le mât, avant que j’aille y faire un tour pour réparer un lazyjack dont le sertissage a lâché.


Sous spi, avec un des "fantômes" servant à ventiler les cabines.

L’ambiance est un régal, entre échanges à bâtons rompus et défis culinaires, en passant par les franches rigolades initiées par Colette. Et de rêver en chœur aux îles paradisiaques dont nous approchons, les Seychelles.


La bonne humeur est de mise

Pour l’heure, on s’ache- mine vers une sorte de pot- au-noir, avec d’imposants nuages à développement vertical. Un grain généreux vide ses trombes sur nous, première pluie depuis des semaines, et quelques autres apportent un peu de leur vent périphérique. Sinon, toujours des misères de vent, d’où une mécanique très sollicitée, jusqu’à ce que l’alarme de température d’eau du moteur bâbord se déclenche. On l’arrête. Tout semble normal. Il s’agit en fait d’un manque d’huile, non signalé par l’alarme correspondante ; le plein refait, le moulin ne redémarre pas. Et un moteur en carafe, alors que l’autre pisse l’eau de mer en quantité ! Au milieu de la nuit suivante, heureusement, un petit air d’ouest se lève, forcit doucement et se confirme. À dix heures du matin, on file sept nœuds dans ce vent dont les Pilot Charts ne font aucunement mention, sous un ciel vierge de tout nuage. Le lendemain, après qu’un chalutier-senneur de Concarneau, l’Ocean Lion, en route et non en pêche, nous ait coupé la route en nous obligeant à manœuvrer, le vent vire au sud-ouest, si bien qu’on est de nouveau au près serré, hors de la route directe. Comme la Ligne a été franchie en fin de nuit, l’équipage fête l’évènement au champagne bien frais ! Sur ce, le vent tombe alors que subsiste la mer affreuse de la journée. Une nuit au moteur, encore. Puis du vent debout, avec en plus le handicap d’un contre-courant équatorial, nous impose de faire un bord plein ouest, l’autre étant catastrophique. Il y a de plus en plus d’oiseaux, les îles sont proches, mais il y a surtout des grains partout et une mer chaotique. L’approche des Seychelles devient franchement pénible.

En fin d’après-midi un grain violent nous assaille, il faut ariser et prendre des tours. Quand il est passé, on aperçoit l’île Bird et au loin Silhouette. Terre ! À partir de là, Satan mène le bal : c’est en effet le début d’une nuit dantesque avec quatorze heures de pluie torrentielle (on apprendra qu’il n’avait pas plu aux Seychelles depuis presque deux mois) accompagnée de vents violents et changeants. Pilote automatique en panne, on scrute le radar pour contourner les pires grains. Je garde le souvenir de longues heures passées à grelotter sous le ciré, en tentant de barrer de façon efficace pour gérer les rafales et les vagues. Et dire que depuis le milieu de la mer Rouge on n’avait jamais eu à mettre ne serait-ce qu’un tee-shirt, même la nuit...

Enfin, le jour se lève, il est plus facile de barrer et le moral remonte. Le déluge diminue et laisse apercevoir l’île du Nord et Silhouette, puis, noyée dans les nuages, Mahé. Il n’y a que du noir dans le ciel, avec des rideaux de pluie sur tout l’horizon et petit à petit apparaissent les cailloux qui débordent Ma- hé, les Mamelles, Brisants, Blanchisseuse... Arrondissant la pointe nord de Mahé, on vise l’île Sainte-Anne pour s’engager dans le chenal de Victoria. La capitainerie nous guide gentiment à la VHF vers un mouillage extérieur, où l’on jette l’ancre après une traite de plus de deux mille milles en presque dix-huit jours. Au long de cette approche, j’ai attendu en vain que les odeurs végétales habituelles en pareil cas viennent chatouiller nos narines.


Arrivée aux Seychelles sous une dépression tropicale.

Visite des autorités : l’officier de santé pulvérise un "décontaminant ", le soldat de la sécurité fouille partout et repart avec les fusils sous-marins, tandis que ceux de l’immigration et du port font remplir leurs formulaires. Des gens formalistes, certes, mais courtois, souriants et efficaces, faisant usage d’un savoureux français des îles. Pavillon jaune affalé, nous gagnons le vieux port et posons le pied à terre. La capitale de l’archipel, Victoria, a une allure coloniale à l’anglaise, sinon qu’on y roule du bon côté, avec un mélange de bâtiments guindés et de bouis-bouis d’un autre temps. Colette et moi, nous marchons d’un temple hindou à une église des hauteurs où des nuées de femmes de tous âges vont à la messe, en passant par un marché couvert envahi de pique-bœufs nettoyeurs, avant de retrouver Yann au Pirates Arms, l’incontournable "brasserie" de l’endroit, pour un sorbet coco insipide et un coca sans bulles.


Au cœur de Victoria, Big Ben en miniature.

Le lendemain, nous montons tous trois au jardin botanique, qui se révèle très couleur locale avec des blocs de granit sculptés par l’érosion et une végétation luxuriante. Les roussettes patrouillent, les tortues géantes se traînent et, faute d’orchidées, nous apprécions les floraisons de l’arbre "boulet-de-canon", les lianes, les nénuphars, les lataniers et les palmiers de toutes sortes, en particulier le palmier de mer qui donne les fameuses coco-fesses. Yann lie des connaissances à terre dont, en boîte de nuit, des ouvrières philippines de l’énorme conserverie de thons, une des plus importantes au monde, paraît-il, qui voisine le port. Du cockpit, on se régale du ballet aérien des échassiers, dont des cigognes qui ont leur fief sur l’île Hodoul, du nom d’un pirate français qui y était basé.




Au jardin botanique, une coco-fesses et les fleurs de l’arbre boulet-de-canon.

Les formalités idoines accomplies, forts de la promesse du patron de nous accorder une semaine pour flâner dans l’archipel, nous partons en virée vers Praslin et La Digue. Mouillages à Sainte-Anne puis à l’île Moyenne, sous des grains qui gâchent totalement les plongées, arrivant même à bien faire baisser la température de l’eau en surface. Là, un coup de fil de Xavier nous annonce sa venue pour le lendemain soir, pressé qu’il est d’amener le bateau à Mayotte. Retour à Victoria, la mort dans l’âme. Le jour fatidique, on fait donc avancer nos vols de retour avant de profiter d’un ultime  mouillage dans une crique sauvage, au nord de Sainte-Anne, sous le grain de rigueur. Une trouée de soleil me permet de faire des photos sous-marines, mais la variété des poissons ne compense pas la décrépitude du corail. On tente alors l’île Ronde, pour une autre plongée décevante, avant de retrouver Victoria, où Xavier nous rejoint.


Mouillage au nord de l’île Sainte-Anne.

Un salut final à Robert sur 13943 kHz, un dernier repas à trois au Pirates Arms, et c’en sera terminé des Seychelles. « Dans "convoyage" il y a "voyage", mais pas que », nous avait dit un habitué de la chose, à Djibouti.

Mars et avril 2001