Guyane-Açores, ou l’initiation du capitaine

Une petite valise, tel est le souvenir qui me vient d’abord à l’esprit à propos de cet épisode daté de 1992. La mallette en question servait à transporter le premier GPS qu’il m’ait été donné de voir, en Guyane. Télescopage des époques, j’amenais dans mes bagages le coffret d’acajou verni contenant le sextant de Chercha-Païs. Le GPS concrétisant les rêves les plus fous des navigateurs ne m’était pas destiné et c’est bien grâce à un sextant plus que centenaire que j’allais reporter sur la carte les points de la traversée à venir.


Le grand Cipango tout juste arrivé en Guyane.

Les moments que j’évoque sont assurément gravés dans la mémoire de mes vieux amis Jean-Marc et Dominique : les deux voiliers de leur vie, l’ancien et le nouveau Cipango, se côtoient en effet sur la Comté, l’espace de quelques jours. L’histoire a débuté l’année précédente, alors que l’attente d’un second petit mousse ne leur laissait d’autre choix que de trouver un bateau plus grand. Toutes leurs connaissances ont été impliquées dans la recherche de l’oiseau rare -et pas trop cher- et j’ai moi-même prospecté aux Antilles à l’occasion d’une navigation dont je parlerai plus loin, ainsi qu’en compagnie de Jean-Marc, dans les marinas du Midi. Guidés par ce GPS alors hors de prix, Jean-Marc et Pierre, son père, viennent donc d’amener en Guyane le "grand" Cipango, le "petit" devant prendre le chemin inverse pour passer entre les mains de la cousine Betty et de son mari Richard. Leurs carrières d’enseignants ne leur laissent pas le temps nécessaire et me voilà à pied d’œuvre, en compagnie de Gilbert, autre vieil ami, qui poursuit en Auvergne la construction de Santoux, son propre voilier. Tout à fait novice en matière de navigation, Gilbert a sauté sur l’occasion d’en apprendre davantage.


Gilbert et notre avitaillement, image incontournable.

En tous cas c’est ainsi que je voyais les choses au départ. Un mois et 2 741 milles plus tard, je n’aurai même pas obtenu de mon équipier qu’il sache faire un nœud de chaise... En revanche, je dois à ce grand professionnel de la cuisine d’avoir acquis un certain nombre de tours de main derrière une poêle ou une casserole. Reprenons au début. Le jeudi 4 juin, nous débarquons à l’aéroport de Rochambeau, suffoquant presque tant est moite l’air qui emplit nos poumons ; Jean-Marc nous mène à Stoupan où sont mouillés ses bateaux, l’ancien, un cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. de 35 pieds en ferro-ciment et le nouveau, un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. de 44 pieds en acier, deux Endurance dessinés par l’architecte Peter Ibold, d’où leur air de famille. La saison des cyclones n’est pas loin et le temps presse. Une soirée de retrouvailles sur le "grand" Cipango où vagit Mahé, âgé de moins d’un an, et où Thaïs est comblée d’avoir enfin une cabine bien à elle. Une journée pour s’organiser sur le "petit" et tout savoir de ses secrets par la bouche de son constructeur et skipper, et nous levons l’ancre. Moment d’émotion intense pour Jean-Marc et Dominique qui se séparent du voilier auquel ils ont consacré vingt années de leur existence.


Devant l’objectif de Dominique, les deux Cipango se frôlent
pour que Jean-Marc passe d’un bord à l’autre.

La photo prise par Dominique, au-dessus des cheveux de feu de Thaïs.

Le jusant accélère la descente du fleuve qui, de Comté devient Mahury, nous passons devant l’appontement où Chercha-Païs avait joué les cargos, surchargé de caisses de verre, puis le long des quais du Dégrad des Cannes où nous les avions fait gruter. Cipango embouque ensuite le chenal dragué qui mène à l’océan, entre les îlets le Père et la Mère, où Mireille et moi avons partagé tant de journées insouciantes avec nos amis ; à terre, l’anse de Rémire qui était notre havre est maintenant totalement envasée. Derniers aperçus de la Guyane, les îles du Salut qui s’estompent dans le sillage et quelques frégates tournant au-dessus de quatre crevettiers. Prochaine terre, São Miguel aux Açores, où Richard et Betty prendront le relais jusqu’à Marseille.

La traversée débute par cinq jours d’une onde tropicale généreuse en grains et en vents costauds, si bien que nous ne portons que la trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. et la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. au premier risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile.. La mer est confuse et plusieurs vagues emplissent le cockpit mais le moral est au beau fixe car on trace une bonne route, aidés par le courant équatorial qui nous emmène allègrement vers le nord. Une soirée frites concrétise le retour à des conditions plus confortables, préfigurant l’entrée dans les alizés. Notre remontée vers le tropique accompagne un semblable mouvement du soleil, qui va vers le solstice, si bien que l’astre s’attarde au zénith, empêchant de faire un point correct par la méridienne. Amusant. Ces jours-là se place une anecdote qui m’a marqué à jamais. Le premier soir, nous avions fait une salade à partir d’un petit quartier de choux, légume auquel je retourne une semaine plus tard, dans la cambuse du poste avant, muni du grand couteau : stupeur, dopé par la chaleur et l’humidité, notre choux a cicatrisé en refermant complètement sa plaie ! Il est bien vivant, le bougre. L’homme peut-il se nourrir sans attenter à la vie d’autres créatures ? À ce chapitre, j’ai découvert des conserves d’un luxe insoupçonné, héritées des provisions de la traversée du grand Cipango, mais je me souviens surtout de ce que concoctait Gilbert sur ce bateau sans four ni frigo, depuis les omelettes soufflées au lard jusqu’à la ganache montée. Je n’ai jamais connu pareille croisière. Un bémol cependant, car Gilbert ne sait pas faire la cuisine pour deux personnes et il y en a toujours pour plusieurs jours.


L’un des derniers points astro de ma vie de navigateur.

La deuxième semaine est placée sous le signe des calmes, des bancs de sargasses et des plongeons pour se rafraîchir, au milieu de centaines de balistes qui nous escortent. Une nuit, alors que le pilote ne parvient pas à garder un cap, Gilbert le débranche et pour la première fois il ose prendre la barre en main. Elle se brise net et il me réveille comme si c’était la fin du monde. Le bois était pourri à cœur, conséquence de ce que le climat guyanais vient de faire endurer à ce bateau, qui en outre n’a pas pris la mer une seule fois en plusieurs années. Rien d’irrémédiable, il y a une barre de secours à bord et deux heures plus tard tout est rentré dans l’ordre, au prix d’un bricolage peu décoratif.


Un bricolage avec les moyens du bord pour la barre de secours.

Peu après, dans la zone la plus éloignée de tout, à mille milles au moins des Bermudes, de la Désirade, aux Antilles, et de Corvo, aux Açores, nous finissons par toucher les vents d’ouest des latitudes tempérées. On garde le génois plus d’une semaine, avant de passer sous yankeeyankee : voile d'avant de dimension intermédiaire entre le foc et le génois. et trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât., et comme à chaque changement de voile d’avant je maudis Jean-Marc : en effet, je dois faire des acrobaties debout sur le balconbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier., car la drissedrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. est trop courte de trois mètres. Gilbert attendra l’arrivée pour me confier, avec une franchise désarmante :
-Je te voyais debout là-bas et je me disais : "si Nono passe à l’eau, je suis mort..."
Ce très cher ami fera ce jour-là un autre aveu mémorable :
-Je te regardais tous les jours tirer des traits avec ta règle sur la carte et je me disais :"la terre est ronde, ça ne va jamais correspondre..."
À la fin de cette semaine bâbord amures, avec génois tangonné et moyenne d’enfer, un riz cantonais pour douze convives marque le passage de la saint Pli (le milieu de la carte). Puis l’arrivée d’une petite dépression oblige à d’épuisantes manœuvres sur ce bateau plus adapté à la musculature de Jean-Marc qu’à la mienne. Route directe, avance rapide et l’anticyclone des Açores, si compliqué à négocier, parti on ne sait où, tout serait parfait si nous n’étions pas complètement bredouilles depuis le départ : une belle coryphène qui se décroche au dernier moment, une demi-douzaine de monstres marins qui emportent les lignes et rien d’autre.


Derrière Gilbert, le pilote Aries qui a parfaitement barré du premier au dernier jour.

Pas grand-chose non plus à noter par la suite, sinon le froid qui fait son apparition, combattu avec des tournées de pain perdu, dont le pâtissier de renom qu’est Gilbert prend la préparation avec le plus grand sérieux. De la brume et du crachin pour finir, accompagnés de vents variables, mais qui jamais n’empêchent de faire route directe, c’est inespéré. Un soir j’annonce à Gilbert qu’à l’aube nous verrons São Miguel ; quand il me réveille, l’île est droit devant et je vois dans ses yeux qu’il me considère comme un magicien. La traversée s’achève sur un long bord de près vers Ponta Delgada et je m’applique à la barre :
-Ça va être juste pour passer la jetée, il va peut-être falloir tirer un petit bord...
-Pourquoi tu n’abats pas un peu, me suggère Gilbert.
Nous passons finalement au ras du musoirmusoir : pointe extrême d'une jetée, généralement arrondie., avant de libérer l’ancre pile à l’emplacement occupé par Chercha-Païs sept ans auparavant ; dans le calme revenu, je maugrée intérieurement en songeant à tout ce que je me suis efforcé d’expliquer à Gilbert depuis la Guyane, en pure perte.


La fin d’une traversée sans histoires.

(juin-juillet 1992)