Un chantier interminable
et des essais express

À l’instar de Chercha-Païs, Santoux était destiné à porter loin sur les mers un vocable ancré dans la terre d’Auvergne qui l’avait vu naître. Ce voilier tire en effet son nom du chemin des abords de Combronde près duquel Gilbert et moi l’avons bâti à partir de mars 1982. Ce fut une saga interminable, en filigrane de mon existence, comme le symbolise le fait que Cécile ait appris à faire du vélo sur ce chemin des "petits saints", entre deux murs d’orties qui mettaient une certaine pression à la fillette de cinq ans qu’elle était alors. Quand j’ai cessé d’être le skipper de Santoux, presque un quart de siècle plus tard, les parcours du père et de la fille, malgré quelques désordres, semblaient placés sous le signe d’une bonne étoile, ce qui a assurément fait défaut à ce bateau.


Le barrotagebarrotage : action de mettre des barots (structure transversale du pont ou du roof). en lamellé-collé de la plage arrière.

Au bout du jardin, entre un mur moussu et un poirier hors d’âge amoureusement greffé par Gilbert, Santoux était pourtant bien parti. Ses plans intégraient la somme de ce que j’avais pu apprendre par les livres et par l’expérience, Gilbert était très habile de ses mains et tout allait être réalisé dans les règles de l’art puisque le budget n’était pas un problème. Après le ferraillage et le bétonnage déjà évoqués dans un chapitre précédent, la construction s’est poursuivie tambour battant avec le gros œuvre de la menuiserie, planchers, cloisons et barrotagebarrotage : action de mettre des barots (structure transversale du pont ou du roof)..


Mise en place de la timonerie.

Les escapades de Chercha-Païs en Méditerranée, avec dans l’équipage Claudie d’abord, puis Michelle, ont interrompu ce chantier bois. Toutefois, en ce qui concerne la coque, l’ami Serge, alias "cuisse de mouche", réalisait pendant ce temps l’enduit et la peinture ; spécialiste de la chose, ce bourlingueur s’acquitta si bien de sa tâche que personne ensuite n’a jamais soupçonné que Santoux était un ferro-ciment. Puis toute activité cessa lorsque Chercha-Païs cingla vers l’Afrique, l’Amérique du Sud et les Antilles, où Cécile nous a rejoint, Michelle et moi. Je m’interrogeais alors sur la suite à donner à mes pérégrinations, ne voulant pas pénaliser ma fille par une scolarité chaotique, et le chantier de Gilbert a été indirectement à l’origine d’un changement de vie radical pour nous deux.


La carène impeccablement poncée et peinte par Serge,
avec la bande bleue qui dissimule les hublots de coque.

En effet, revenu à Combronde d’un coup d’avion en avril 1985, pour trois mois de menuiserie dans les aménagements, j’y ai la visite de Colette, une vieille amie de Mireille venue me dire ce qu’il en est de son grave problème de santé. À partir de là, tout s’enchaîne. Michelle s’est mise à faire n’importe quoi en Martinique, à en croire ses lettres très explicites. Au moins est-elle franche. Fin de notre histoire. Je n’ai pas le temps de le regretter, car entre Colette et moi les relations explosives du passé ont fait place à une attirance non moins ardente. Par ailleurs, ma sœur -prénommée Mireille également- et son mari Francis ont invité Cécile chez eux en région parisienne et se proposent de la garder autant qu’il le faudra, pour que je puisse réorganiser mon existence. Autrement dit, pour que je ramène le bateau en France avant de m’installer avec Colette et les trois filles de notre famille recomposée. Merci pour la belle générosité familiale.


Un de mes premiers sauts en chute libre.

Cécile s’apprête à un baptême de parapente avec son père,
un peu empêtré dans les écarteurs.

Le premier vol de Gilbert en parapente au puy de Dôme.

Gilbert et son ULM pendulaire.

Bientôt, je suis donc sur place pour terminer la construction de Santoux, mais Gilbert tourne plutôt ses regards vers le ciel, dans la droite ligne de ce que nous avions fait en deltaplane au tout début de son chantier naval. C’est ainsi que nous partons en virée vers l’aérodrome de Bergerac pour tâter de la chute libre, période que je termine à l’hôpital avec les os d’une jambe en miettes. Remis sur pied, je me lance dans le parapente, imité par Gilbert, qui finira à son tour au milieu des blouses blanches... Par la suite, en revanche, il ne connaîtra aucun crash avec l’ULM pendulaire dont il fait l’acquisition ; pour avoir embarqué avec lui à plusieurs reprises, je sais qu’il pilote de main de maître, si bien que je laisse sans crainte la place à Cécile pour des balades au-dessus des volcans. Des paysages que ma fille avait déjà eu sous les yeux, lorsque je l’avais emmenée pour un baptême de l’air en parapente. En matière de vol motorisé, pour clore cette parenthèse aérienne, j’ai de mon côté essayé le paramoteur, engin beaucoup trop bruyant à mon goût.


Cécile et moi en vol au puy de Dôme

Le paramoteur, un supplice pour les oreilles.

Avant que la fibre marine de son patron ne reprenne le dessus, Santoux reste ainsi en sommeil treize années durant -soit dit en passant, Colette m’en aura accordé deux de moins auprès d’elle-. Gilbert et moi faisons alors avancer la technique, cadènes et ferrures, électricité, électronique, plomberie, réservoirs, barre hydraulique, moteur, compresseur de plongée, wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes., guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres., etc. Plus un frigo et un magnifique réchaud à pétrole avec four, rutilant de tous ses cuivres. Les aménagements se font pimpants sous la houlette de Claude, la femme de Gilbert, qui harmonise les laques, les vernis, les coussins, les matelas, les rideaux et les housses.


La cabine arrière et ses grands hublots dans le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie..

Cécile à la table du carré.

La cabine avant bâbord.

Ça y est, Santoux est prêt à sortir du nid ! L’évènement à lieu en tout petit comité le 9 mars 1999, après que des techniciens aient déposé la ligne à moyenne tension qui surplombe le chantier.


Le grutage à Combronde.

Le transporteur va mener le bateau à La Rochelle, où l’équipe du port sera aux petits soins pour Gilbert, en souvenir de Chercha-Païs. Pour la première fois, Gilbert et moi dormons à bord, près de Poitiers, tandis que le chauffeur occupe la cabine de son camion.


En route vers l’océan.

En fin de matinée, le Roulev dépose Santoux dans son élément, au bassin du Bout Blanc du port des Minimes. Je suis nettement moins inquiet que lors de la mise à l’eau de Chercha-Païs et, de fait, le bateau est parfaitement dans ses lignes, il n’y aura pas à jouer sur le lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité. de réglage. Le temps de remplir les formalités de douane, de francisation et d’assurance et nous revenons au bercail auvergnat pour préparer l’étape suivante, la mise en place du gréement.


Mise à l’eau à La Rochelle.

Au ponton aux Minimes, où Cathy,
l’équipière de mes convoyages, passe nous rendre visite.

Au bassin des chalutiers, avec au fond la Calypso de Cousteau.

Le mâtage se déroule au mois de mai, au bassin des chalutiers où Chercha-Païs a été mis à l’eau vingt-cinq ans plus tôt. Le petit stress lié à la longueur des haubans commandés sur plans ne dure guère, car tout s’adapte au mieux, avant un retour aux Minimes en compagnie de Claudie, de passage à La Rochelle, comme avant elle Claude et Claudette, vieux amis connus en Guyane.


Le 25 mai 1999 Santoux devient un voilier.

Retour aux Minimes, Claudie à la barre.

Dans le gréement avec la pince à rivets pop.

La carte en place, l’annuaire des marées sous la main,
la première sortie est imminente.

« Pff... Plus moyen de bouger sur ce pont ! ».

À la barre, c’est un plaisir de manœuvrer ce bateau qui tourne dans un mouchoir de poche et dont la marche arrière est sans aucun vice (le tout à la barre franche, car l’hydraulique de la roue pose quelques problèmes). La suite des travaux prend la forme de longues séances avec la pince à rivets pop, puis tout le matériel de sécurité arrive à bord et il faut prévoir fixations et rangements ; dans ce registre, nous mettons également en place les lignes de vie. Les voiles du bon faiseur arrivent à leur tour, une garde-robe complète, hormis un spi, ce qui permet d’organiser la machine à vent, rails d’écoutes, points de tire, poulies de renvoi, coinceurs, poulies de bosse (de ris)bosse (de ris) : cordage présent sur la chute d'une voile et permettant de prendre un ris., lazy jacks, choix des manilles, mise à longueur de tous les palans, fixations du tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier., etc. Il est ensuite temps de régler les barres de flèche, la tension des haubans, de vérifier chaque goupille et d’organiser les manœuvres courantes avant le premier envoi des voiles au ponton, dans le calme du matin. J’en frémis de plaisir, alors que depuis la pose des mâts Gilbert peste chaque jour un peu plus contre tout ce qui entrave ses déplacements sur le pont.


Le premier essai en mer se transforme en convoyage.

Les choses se précisent avec l’achat des cartes, de l’annuaire des marées et des lampes à pétrole qui achèvent de donner un air d’authentique bateau à ce Santoux bien trop longtemps terrien. Lors d’une de ces journées de derniers préparatifs, une femme d’à peu près la trentaine s’attarde sur le ponton et promène de long en large des regards avertis, avant de me faire un grand plaisir, d’une simple question :
-Bonjour. C’est qui l’architecte ?
Le même jour, l’inspecteur de la navigation passe à bord. Il se fait communiquer les plans, ainsi que les dossiers de calculs et de fabrication, qu’il potasse avant de déclarer : -C’est bon pour la première catégorie, mais pour que je la signe il me faut une navigation sérieuse.
Tout de go, sans consulter Gilbert, je demande :
-L’Irlande, ça vous irait ?
-Ce serait parfait. Je vous fais une deuxième catégorie provisoire.
Ainsi s’est décidée la première croisière de Santoux, alors que Gilbert ne ressentait aucunement le besoin d’un parchemin autorisant à cingler vers l’autre bout du monde.

Le 12 juillet à 17 heures, après un passage au ponton carburant pour faire le plein, Santoux sort des Minimes et pointe l’étrave vers le large pour la première fois. Temps gris, tendance crachin, vent faible. Rien ne cloche dans la voilure, la barre est légère et l’équilibre du bateau est tel que souhaité. Puis cela forcit un brin, on laisse courir barre libre vers le nord et La Pallice. Aucune mauvaise surprise, tout semble au point. Pour une sortie d’essai, je n’en reviens pas. Comme la météo est acceptable, je décide qu’on ne rentrera pas et qu’on peut entamer directement le petit convoyage vers la Vilaine prévu pour plus tard. Passé le pont de l’île de Ré, Gilbert se met à la popote et on s’organise pour la nuit, qui sera tranquille. Au matin, l’île d’Yeu et Port-Joinville sont par le travers ; au-delà, un fort clapot contraire agite la mer et c’est l’occasion de constater que j’ai donné à la carène des formes meilleures que celles de Chercha-Païs pour progresser dans de telles conditions. Aux approches de la Vilaine, Hoedic à bâbord, le vent monte à force 7, au NNE et nous goûtons au près serré dans la brise. Pleinement en confiance avec le bateau, je laisse un peu trop de toile, pour voir. Toujours aucun souci et au soir nous affalons juste avant de mouiller dans la rivière, devant le barrage d’Arzal. Le lendemain, passage de l’écluse et remontée de la Vilaine, où Santoux gagne son coffre sous l’ancien pont de La Roche-Bernard. Bilan des essais, dont je ne suis pas peu fier : une manille droite à remplacer par une manille torse, point final.


L’équilibre sous voiles est idéal
et Santoux file droit sans personne à la barre.

(mars 1982-juillet 1999)