Trois histoires de naufrages

-Tu vas être content, j'ai tout bien mis en ordre, me dit Gilbert.
En ce début août où je pose le pied sur Santoux, à Port-Camargue, je crois revivre le préambule de la virée en Irlande, cinq ans auparavant. Je lève les yeux vers les têtes des mâts : c’est bien ce que je craignais, les drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. au complet sont bloquées là-haut, il va falloir que j’y grimpe, et c’est une belle corvée pour l’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât. dépourvu d’échelons. Ceci noté, le bateau captive les mouettes du secteur, à en juger par l’état du pont, l’essentiel à mes yeux étant que la coque soit immaculée ; Gilbert a profité de ce carénage récent pour condamner le hublot de coque de la cabine arrière, par lequel les dauphins venaient nous faire de l’œil, et il reste évasif sur la raison de cette regrettable initiative.

Pour la croisière, organisée à la demande de Claude, Mado n’a pas pu m’accompagner, notre trio de départ devant recevoir, en Corse, le renfort de l’ami "Mike", qu’on espère détourner de ses idées noires. Pendant les préparatifs, le mistral ronfle et Gilbert foire toutes ses manœuvres au moteur en ne tenant jamais compte du vent ; il se surpasse également chaque fois qu’il manipule un cordage, qu’il s’agisse de le lover (« tu oublies encore qu’il faut commencer par l’extrémité qui n’est pas libre »), de le tourner sur un taquettaquet : crochet où l'on amarre des cordages. (« un demi-tour, un demi-huit et une demi-clé, c’est pourtant simple... ») ou de faire un nœud de chaise (« le serpent sort du puits, tourne autour de l'arbre et retourne dans le puits, je te l’ai expliqué cent fois... »). Il refuse à la fois d’apprendre et d’admettre qu’il ne sait rien faire sur un voilier. Insidieusement, depuis qu’il a été mis à l’eau, le Santoux fissure notre amitié. Un dérivatif bienvenu se présente quand vient à bord le sympathique équipage de Cheyenne, un bateau voisin, à savoir Guy, le directeur du magazine Terre d’Auvergne auquel je collabore depuis le premier numéro, sa femme Annabelle et leurs deux enfants.

La soirée avec eux se prolonge et, à six heures du matin, la sonnerie du réveil est assez cruelle, mais il faut profiter de cette fin de mistral pour avancer vers les Bouches de Bonifacio. Avec tout le génois déroulé dès la sortie du chenal, suivi de la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. entière et de la mise à poste du tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier., nous filons sur la route directe sans personne à la barre -merci l’Aries-, c’est la belle vie. Villes et phares, les repères défilent, l’Espiguette, les Saintes-Maries-de-la-Mer, Beauduc, Faraman, Fos et la côte Bleue, avec Sausset-les-Pins où réside Philippe, mon équipier du convoyage de Mora-Mora, en 2002, en Afrique du Sud, à qui je passe un coucou amical. Ce sont ensuite les îles du Frioul, Marseille, le Planier et les îles des Calanques, une proximité de la terre dont je profite pour un dernier coup de téléphone à Mado.


Le phare du Planier, au large de Marseille.

Dégagés du trafic de ferries de Marseille, nous avons droit à un coucher de soleil spectaculaire et le vent favorable continue pendant mon quart, avant de baisser graduellement en laissant une mer chaotique ; au petit matin, il faut se résoudre à mettre le moteur. D’autres que nous auraient reproché à Claude le lapin à l’estragon servi à la veille de ce départ... Grand beau, calmasse et clapot, la Méditerranée estivale soigne sa réputation, fort heureusement le pilote électrique nous décharge de la corvée de barre : grâces soient rendues à Maurice, l’électronicien de notre bande de parapentistes qui l’a enfin mis au point l’hiver dernier. Des dauphins viennent batifoler aux alentours, mettant de la vie dans un paysage marin vraiment pauvre de ce point de vue. Dans l’après-midi, le vent revient du sud-sud-ouest et se maintient, mais hélas, vers trois heures du matin, le génois s’emmêle irrémédiablement dans l’étai. On enroule le paquet comme on peut. Comment cela a-t-il pu se produire ? Je le comprendrai en fin de nuit, à la faveur d’une accalmie : une des deux écoutes se terminait par une sorte de nœud coulant qui a permis à la voile de filer vers l’avant. Avec de pareilles bêtises, on peut déchirer un génois ou même se mettre à l’eau, car il a fallu que je bataille longuement à brasser de la toile debout sur le balconbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier. (c’est aussi un peu de ma faute, car je passe systématiquement derrière tous les cordages que manipule Gilbert et j’ai oublié de vérifier ce nœud).

Au matin, le cap Muro émerge d’une Corse très ennuagée et le vent se renforce en tournant juste ce qu’il faut pour qu’on marche grand largue, tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. déployé. Par le téléphone qui passe à nouveau, Mike annonce qu’il sera à Bonifacio dans trois jours. La mer enfle et l’on doit cramponner les bols du petit déjeuner. Comme de juste, les conditions se durcissent au fur et à mesure qu’on s’engage dans les Bouches, ce qui ne trouble en rien la patronne, bien calée devant le réchaud où elle prépare les spaghetti et les grillades de midi. Génois réduit pour la traversée vers la Sardaigne, en une cavalcade qui fait voler l’écume à l’étrave, les rafales montent à force 8 et même 9 dans le venturi côtier, avant que nous allions mouiller au calme dans la calanque de Porto Pozzo. Saoulé de vent, l’équipage bascule pour une bonne sieste. Après ces trois cents milles d’une seule traite, la journée du lendemain se limite à un périple insignifiant vers la calanque suivante, porto Puddu, tout à la voile pure et en silence, hormis le grondement de la chaîne d’ancre sur le guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres.. Plaisir égoïste toujours renouvelé. Baignades, lecture, farniente et bons repas, ce sont de vraies vacances qui coupent Gilbert et Claude de l’exigeant métier exercé le reste du temps.

Toutefois il faut aller récupérer Mike et nous partons au matin vers le nord et l’archipel corse des Lavezzi. Bon pleinbon plein : allure de près confortable, mais moins efficace que le près serré., mer belle et météo idéale, ce serait idyllique si les mouillages étaient moins encombrés à l’arrivée. Malgré l’affluence, avec les criques aux rochers granitiques sculptés par les éléments, l’eau bleu lagon et le phare, le décor a beaucoup d’allure.


Le phare des Lavezzi.

Personne n’a encore débarqué, tant mieux pour nous qui avons des fourmis dans les jambes : au milieu de plantes odorantes, nous cheminons vers le cimetière de la Sémillante. Ce nom était porté par une frégate en route vers le front de Crimée, qui se perdit corps et biens aux Lavezzi, la nuit du 16 février 1855. La tempête était telle qu’il n’y eut aucun survivant parmi les sept-cent soixante-treize hommes présents à bord.


L’un des cimetières de la Sémillante.

Le monument commémoratif de l’îlot sur lequel s'est perdue la Sémillante.

En repartant, nous parons l’îlot de l’un des pires désastres de la Marine, rappelé par un monument, puis un gentil vent portant mène Santoux vers les falaises du cap Pertusato et celles de Bonifacio, dont nous dépassons l’entrée pour savourer une nuit tranquille dans l’anse de Paragnanu.


Les falaises de Bonifacio.

En cette saison, approcher des quais de Bonifacio est une aventure, comme nous le constatons en allant chercher Mike : Santoux se fraye un passage vers la calanque de la Catena, où le vent de travers rend très pénible l’amarrage cul aux rochers. Avec l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , je fais un voyage pour l’avitaillement de frais, avant de revenir pour Claude et Michel, tout juste débarqué du car de Propriano. Bien minuté. À peine suis-je à bord qu’une foule de bateaux envahit la calanque, l’un d’eux ayant déjà son mouillage par dessus notre chaîne. En manœuvrant laborieusement dans le vent qui a forci, on parvient à se dépêtrer et à rejoindre l’entrée du port où des voiliers et des vedettes évoluent dans tous les sens, chaos dont on s’éloigne au plus vite grâce à un bon petit vent. Au près, par mer belle, on retraverse les Bouches jusque vers la balise de porto Puddu, où il cale, et nous jetons l’ancre dans la calanque, à l’opposé de la fois précédente. Le temps est venu pour des retrouvailles bavardes autour d’une table où Claude a tiré le meilleur parti de ses courses du matin.

À l’appareillage du matin, il n’y a pas un souffle d’air et le ciel, très sombre, s’emplit bientôt de mammatus, des nuages d’orage très rares que je n’ai vu qu’une seule fois auparavant. Cela m’a suffi pour savoir qu’ils n’annoncent rien de bon. Moteur à plein, on s’enfonce dans le golfo Salive où, à peine sommes-nous mouillés avec cent mètres de chaîne, que le cataclysme se déclenche. Les rafales montent à force 10 et peut-être plus, la mer fume, le bateau tire des bords en gîtant d’un bord et de l’autre, mais le mouillage tient bon. Dans le golfe, c’est la débandade parmi les dériveurs, tout le matériel de plage passe devant nous, parasols, tables et chaises-longues et même de gros bateaux dérapent. L’orage sec dure plus d’une heure, avec de brèves accalmies. Gare aux mammatus ! Quand c’est passé, pas question d’aller voir ailleurs, le ciel est sinistre et la menace persiste; chacun bulle à sa manière, hormis Claude, qui débarrasse le pont de la poussière rouge venue avec le vent. Celui-ci reste à l’ouest le lendemain et sa force n’incite pas à aller voir en mer, ni à terre d’ailleurs, si bien qu’on en profite pour lire ou discuter, sauf Mike, qui trépigne dans son coin.



Une relative accalmie, le temps de prendre deux photos à la sauvette.

Dans des conditions enfin redevenues maniables, nous appareillons de bon matin vers l’île Caprera, dans l’archipel sarde de la Maddalena. Baignade, puis balade sur des sentiers gratteurs de mollets qui serpentent entre des blocs de granit rose aux formes parfois bizarres. Après le repas, le trop-plein de bateaux venus dans notre cala Portese donne le signal du départ pour progresser dans l’ouest : le vent est costaud et le bord du large fait affronter une mer de plus en plus méchante. Malgré la voilure réduite, on a l’impression que quelque chose va finir par casser ; abandonnant les eaux ouvertes, on passe tribord amures pour grignoter vers l’ouest à l’abri des côtes de la Sardaigne. Je compte vingt-et-un virements de bord, seul à la barre et à la manœuvre, et j’en ai plein les bras quand l’ancre plonge en baie de Liscia. Nous aurons le temps de bien apprécier le décor, la météo annonçant de l’ouest montant jusqu’à force 8. Effectivement, ça a bien ronflé, l’unique manœuvre du lendemain ayant consisté à venir nez au vent remouiller au plus près de la grève. Mike devient fou et saute sur ma proposition d’aller chercher des provisions à Porto Pozzo. La bourgade, toute proche, se tient au-delà d’une grande lagune qui oblige à longer une route très fréquentée, puis une nationale avec encore plus de circulation. Soit dix kilomètres de marche militaire pour boire un coup avant de revenir avec des sacs à dos remplis. Mike profite de l’escapade pour me parler de ses tracas domestiques : si cette croisière lui a fait du bien, c’est à cette occasion, car jamais il ne s’était confié de la sorte et cela ne se reproduira pas.


Le trio des mecs, sur le banc arrière "à ma façon".

Au mouillage en baie de Liscia.

La baie de Liscia et la lagune de Porto Pozzo.

Une journée supplémentaire de forte brise, que seuls deux planchistes affrontent, les adeptes du kitesurf étant restés à la maison. Mike est à la limite d’exploser et je l’emmène crapahuter jusqu’à épuisement sur la presqu’île escarpée qui nous sépare de Porto Pozzo. Au troisième jour, le retour vers la mère-patrie commence par un bord peinard jusqu’à Bonifacio, puis le vent refuse et j’optimise le louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). le long de la Corse en assurant plus de douze heures de barre et de virements de bord, sans que personne ne vienne me relayer, ne serait-ce qu’aux wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes. (je ne parle pas de Claude, qui est aux petits soins pour les repas, évidemment). Pire, à l’arrivée, j’apprends dans la conversation que Gilbert a de nouveau bricolé les circuits électriques en mettant en relation celui des servitudes et celui du moteur, ce qui fait que nous n’avions plus aucune sécurité de ce côté-là. Je suis découragé de le voir négliger des recommandations vraiment vitales, comme la suite le prouvera. Après une nuit dans l’anse de Campomoro, la traversée vers le continent débute au moteur, et le pilote électrique, dont le fonctionnement laisse à désirer depuis une semaine, se met en carafe pour de bon. Rivé à la roue, le barreur apprécie en solo les visites des dauphins et des globicéphales, le reste de la troupe s’abritant du soleil. Puis le vent rentre en fin de nuit : tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier., grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. et trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât. sous Aries, ce serait presque le bonheur des traversées dans l’alizé. Au jour, les îles d’Hyères sont en vue, avec en premier plan le souffle d’une baleine. Telles seront mes dernières visions de Santoux sous voiles, car le vent tombe au Planier et c’est au moteur que nous rejoignons Port-Camargue en milieu de nuit.


Ma dernière vision de Santoux sous voiles, marchant seul avec l’Aries.

Quand nous nous retrouvons en Auvergne, Claude insiste pour que nous refassions une croisière l’été suivant. L’expérience récente ne m’a pas laissé le meilleur souvenir, mais comment refuser cela à une amie aussi précieuse sur un bateau, de par son dynamisme et sa joie de vivre ? Au printemps, de passage chez Gilbert et elle, je propose que le Santoux nous emmène explorer l’île d’Elbe et les cailloux qui l’environnent, Gorgona, Capraia, Giglio, Giannutri, Pianosa, Montecristo, etc. Une énumération à laquelle répond un lourd silence, Claude découvrant à cet instant que Gilbert ne m’a pas informé de la vente de son bateau (de mon côté, je comprends le pourquoi de la condamnation du hublot de coque, propre à inquiéter un potentiel acheteur). Pas fier sur ce coup-là, Gilbert n’en dit guère plus, sinon que l’acheteur est de nationalité suisse.

Quelques mois plus tard, un Belge me contacte pour que j’expertise Santoux, suite à son naufrage ! Venu à la maison avec son amie, le quidam m’en apprend davantage : trois jours après le départ de Port-Camargue, la famille suisse arrive aux Baléares, affale les voiles devant une marina et veut démarrer le moteur. Rien ne se passe. Le bateau dérive et ils ne parviennent pas à jeter l’ancre. En effet, ces gens qui ont décidé de ne faire escale qu’aux marinas ont stocké un vélo dans le puits à chaîne ! Drossédrossé : être entraîné à la côte. sur un enrochement, le bateau s’éventre et coule. L’art de faire naufrage au port. Quelle misère. Les photos sous-marines me tordent les tripes. Étant par le fond à proximité de la civilisation, le bateau a pu être renfloué et mis au sec, à la suite de quoi ses propriétaires se sont évaporés sans laisser de traces. La marina souhaite donc se débarrasser de Santoux pour le prix de son gardiennage. Finalement, le Belge ne fera pas affaire, préférant jeter son dévolu (et les économies de sa compagne) sur un Endurance 35 en parfait état.


Santoux coulé...

et renfloué aux Baléares.


Santoux, qu’on aurait pu croire parti pour courir les océans.

L’affreuse histoire m’est sortie de la tête quand des années après je reçois un mail envoyé de Nouméa par Jean-Marc, de Cipango : "tu devrais regarder le numéro de juin de Voiles et Voiliers, on parle d’un bateau que tu as peut-être dessiné, avec un banc en surplomb du tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie., à ta façon". Eh oui, Santoux a de nouveau fait naufrage, définitivement cette fois, désastre documenté par un photographe spécialisé présent sur place. L’article rapporte que le bateau a été acheté pour 5000 € aux Baléares, convoyé à Lorient et remis en état par deux Bretons, Loïc et Jacques. Une seconde vie semblait offerte à ce voilier cher à mon cœur (et "remarquablement construit", selon ses derniers propriétaires). Mais il lui manquait décidément une bonne étoile. Au mouillage à Palmeira, sur l’île de Sal, dans l’archipel du Cap-Vert, les deux compères entreprennent de se rapprocher du rivage pour échapper à la forte houle qui entre dans la baie. Le moteur est en panne et ils tentent la manœuvre sous grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. seule, une hérésie quand il s’agit de faire évoluer un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant.. Un manque à virer et le bateau se retrouve sur une barre de rochers qui ne lui laisse aucune chance. Deux jours plus tard il ne reste que des débris informes, les déferlantes ont achevé de tout broyer, Santoux a vécu.



Deux jours pour fracasser le rêve.

(août 2005, juillet 2006, janvier 2009)