Que du bonheur vers la Grande Bleue

Les moments de tension endurés lors notre virée en Irlande ont incité Gilbert à se passer de moi pour l’escapade suivante. Ainsi, mené par un équipage de francs-maçons -pareillement frères en incompétence maritime- Santoux a quitté La Roche-Bernard par calme plat, au moteur, en direction de la Vendée. J’ai appris par bribes ce qu’il en a été de cette sortie désastreuse, dont le grand moment s’est déroulé au milieu d’une vaste zone de hauts fonds proche de l’île de Noirmoutier :
-On est où ? Comment on est arrivés là ? Et par où on va en sortir ?


Au départ des Sables-d’Olonne.

Ce récit m’a fait comprendre que Gilbert ne sait pas différencier les bouées cardinales: il les passe de n’importe quel côté, à Dieu vat. Échaudé par l’épisode, ce vieil ami demande à nouveau mon concours pour conduire Santoux des Sables-d’Olonne à La Rochelle. Pour ces retrouvailles, il tient à me montrer ses progrès et, de fait, il dégage son bateau des pontons de la marina sans trop d’approximations. Rassuré, je descends m’assurer que tout soit en ordre dans le puits à chaîne, jusqu’à ce qu’un grand raclement de quille me fasse sortir en trombe : allez savoir pourquoi, Gilbert s’est écarté du chenal jusqu’à l’échouage dans les graviers du bord ! Sortis de ce mauvais pas, nous poursuivons à la voile vers le pertuis Breton et j’apprécie de constater que Gilbert a enfin mis au point la barre à roue hydraulique, qui est douce et précise ; en revanche, il n’est pas parvenu à la coupler avec le pilote électronique et après plusieurs tentatives infructueuses devant les jetées de La Rochelle, je le convainc d’abandonner ce fourbi au profit d’un conservateur d’allure (ce qui obligera à barrer si le bateau avance au moteur, je le concède). Aux puces nautiques, coup de chance, je déniche un Aries très bon marché, ce genre d’équipement étant désormais considéré comme préhistorique, et quelques semaines plus tard, munis d’un bâti en inox confectionné sur mesure, nous en équipons Santoux. Dès les premiers bords au large, nous vérifions l’excellence de ce pilote dont nous avions éprouvé la fiabilité en ramenant Cipango de Guyane. Pendant ces essais qui nous ramènent aux Sables-d’Olonne, une vedette de la gendarmerie rôde aux alentours et finit par s’approcher en faisant rugir sa sirène : -Pourquoi vous ne répondez pas à la VHF ? hurle un des marins au porte-voix.
J’ai beau expliquer qu’il n’y a pas de radio à bord, il s’énerve en montrant l’antenne qui pointe à la tête du grand mât. Pour mettre fin à cette prise de bec, il faudra que les pandores viennent dans le carré constater, incrédules, qu’un voilier de la taille du nôtre est dépourvu de tout moyen de communication (ce ne sera une obligation qu’en 2017). Nous n’avions installé une antenne que pour maintenir hors d’eau le câblage présent à l’intérieur du mât...


L’Aries, un prodige d’ingéniosité mécanique pour maintenir l’allure du bateau.

À partir de La Rochelle, cet été-là est marqué par deux petites sorties, l’une en compagnie de Claudie et de sa fille Océane et la seconde avec Colette, à destination de la Sèvre Niortaise. Derrière l’écluse de Marans, Santoux rejoint alors son ponton d’hivernage, près de Chercha-Païs qui n’a pas fière allure. Le coursier des mers n’a pas bougé de ce bassin depuis des années, m’apprend l’artiste-peintre hirsute qui y demeure désormais avec femme et enfants.


Retrouvailles tristounettes avec Chercha-Païs.

L’année suivante, Gilbert, qui a prévu d’amener son bateau en Méditerranée, fait équipe avec "Sam", auto-proclamé grand marin devant l’Éternel. J’ai bien expliqué au duo comment "dégolfer" en ne se laissant surtout pas enfermer dans le piège de Gascogne, en vertu de quoi le parfait incapable qu’est "Sam" a toujours refusé de perdre la côte de vue ! Au bout du temps dont il disposait, Santoux était coincé à Gijon... Gilbert ne m’a pas raconté avec qui et comment il a remonté son bateau jusqu’à la Vilaine, toujours est-il qu’un an plus tard, il souhaite me confier ce convoyage, d’autant que Claude n’acceptera pas d’embarquer s’il en est autrement.


Ciel gris pendant la traversée du golfe de Gascogne.

Mado venue avec moi, c’est un équipage de quatre bons complices qui se retrouve début juillet à Arzal, où le bateau avait hiverné au sec. Mise à l’eau, passage de l’écluse, une dernière nuit dans l’estuaire, au mouillage devant les bouchots de Tréhiguier, et c’est parti pour une traversée sans histoire, d’abord au près puis au portant. En trois jours sont avalés les presque quatre cents milles qui séparent la Vilaine de la baie d’Ares, à l’extrémité du golfe de Gascogne (au passage, Santoux a servi d’escale à trois pigeons voyageurs anglais qui ont bien salopé le pont et le cockpit). À l’image de cette première halte, j’ai dans l’idée de profiter du convoyage pour pratiquer des mouillages déjà appréciés, ou au contraire délaissés, lors des deux passages de Chercha-Païs en Galice, en 1974 lors du grand départ avec Francis et Annie, puis en 1980 quand nous y sommes repassés, Mireille, Cécile et moi. Il n’y a que l’embarras du choix.


Mado efface les traces du passage des pigeons

Après avoir ignoré la baie de La Corogne, nous touchons ainsi les îles Sisargas, dont l’équipage monte voir le phare, sous le vol de mouettes très contrariées que nous approchions de leurs juvéniles, blottis contre les rochers. Pour la nuit, nous gagnons la cala de Vila, dans la vaste baie de Camariñas, tout à la voile pure : je continue d’en apprendre sur le Santoux, par exemple en contrôlant une sortie de mouillage en marche arrière, en mettant l’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât. à contre d’un bord ou de l’autre ; je renouvelle ces expériences le lendemain vers Santa Eugenia, à l’entrée de la ria d’Arosa où l’on pourrait flâner une semaine tant ses côtes sont découpées. Avant de quitter ces parages pleins de tentations, au moins saisira-t-on l’opportunité d’une pause dans une échancrure de l’île de Ons.


Vers le phare de Sisarga Grande.

En effet, le temps fait défaut, même si, jour après jour, ce convoyage tourne à la croisière enchantée. Les patrons du bateau ont eu la générosité de nous laisser la cabine arrière, à Mado et moi, et je savoure les plaisirs promis lorsque je dessinais les plans de ce "voilier idéal", les grands hublots donnant sur le sillage, la couchette généreuse et la banquette propice aux heures de lecture.


La cabine arrière

Gilbert se garde de la moindre initiative et la navigation en devient très reposante, tandis que Claude fait montre de tout le joyeux dynamisme qui la caractérise ; sans compter qu’à l’instar de Gilbert, elle est complètement immunisée contre le mal de mer, d’où les repas de roi que nous partageons.


Claude aux fourneaux.

Pour renforcer cette impression de vacances, un petit air des tropiques vient caresser Santoux quand il aborde les îles Cies, dont les eaux turquoise bordent une plage au sable fin et blanc comme celui des Caraïbes. Désormais désert, cet ancien repaire de pirates, qui a aussi abrité un pénitencier, réserve des promenades très variées, d’une lagune où les cormorans filent sous l’eau comme des torpilles, jusqu’à des crêtes rocheuses entrecoupées de murailles aussi superbes que superflues bâties par les forçats, en passant par des forêts de pins et d’eucalyptus et des maquis de fougères et de plantes aromatiques.


Santoux au mouillage d’Arena das Rodas, sur l’illa do Faro (îles Cies).

Les hauts de l’illa do Faro.

Quittant ces environs de la ria de Vigo avec un solide vent de nord, nous laissons du même coup l’Espagne pour longer les côtes du Portugal. Ce doux pays ne nous accueille pas de la meilleure manière, car le bon vent tombe alors que le soleil fait place à une brume très dense. Comme la météo annonce un coup de chien de sud, je décide d’une escale à Leixões, grand port de commerce sans guère d’attrait.


Escale technique à Leixões.

Le temps que passe le front, l’équipage prend le car vers Porto, qui est tout proche, et nous nous régalons à visiter cette spectaculaire cité.


Le pont de Gustave Eiffel à Porto, avec deux des barcos rabelos
qui servaient autrefois à transporter les barriques de vin sur le Douro.

Une perspective du vieux Porto

Mado, à une balustrade de la cathédrale.

Retour en mer sous un ciel très encombré, avec de fréquents grains et un vent faiblard. L’atmosphère est encore brumeuse aux approches de l’archipel des Berlingues, mais quand l’ancre plonge devant l’île principale, le peu de lumière ambiante suffit à magnifier le vert des eaux dans lesquelles baigne cette terre aux roches rouges. Et nous n’avons encore rien vu ! À quelque distance du mouillage, qui correspond à un minuscule village de pêcheurs, l’île abrite en effet un château extraordinaire bâti par des moines au XVIe siècle pour combattre les pirates et autres castillans qui sévissaient aux approches de Lisbonne.





L’arrivée aux Berlingues et la fortaleza des moines,
faite de granit rouge et de briques.

De là, en tirant le meilleur de brises inconstantes, Santoux reprend contact avec le continent, touché en baie de Cascais. Sans Gilbert, qui n’avait pas non plus mis le pied à terre aux îles, le trio restant prend le train de banlieue pour Lisbonne où, une journée durant, les jarrets sont mis à rude épreuve entre le Bairro Alto, les escaliers de l’Alfama et les murailles du château de Saint-Georges.



Souvenirs de Lisbonne.

Depuis Cascais, à l’embouchure du Tage, Santoux file vers le sud, poussé par de grosses rafales, tourne le cap Espichel et fonce de la même manière vers l’est et Portinho de Arrábida, pour un mouillage express devant l’estuaire du rio Sado. Pas question de laisser perdre de pareilles conditions et en fin d’après-midi nous reprenons la cavalcade vers le sud. Quand le jour se lève, le cap Sines est loin derrière et, avant de passer à table à midi, nous avons mouillé derrière le célèbre cap Sagres, dans le grand beau revenu.


Mouillage à l’abri du cap Sagres.

Ce point marque le début de la côte sud du Portugal, l’Algarve, très méditerranéenne de caractère -hormis la température de l’eau-, où nos premières escales seront la cité fortifiée de Lagos, dont la traite négrière a fait la fortune, jadis, et l’entrée de la lagune d’Alvor, un plan d’eau intérieur fort tentant. Nous aurons du mal à y évoluer le lendemain, car le cheminement vers le village n’est pas balisé et le bateau s’échoue à deux reprises, sans conséquence. Cela en valait la peine, Alvor est une localité charmante, coquette et hors du temps, où les pêcheurs semblent mener la plus tranquille des existences. Le métier était sans doute moins facile autrefois, à en juger par le superbe canot de sauvetage à rames qu’abrite un hangar blanc et rouge donnant sur la lagune. La violence des courants de marée m’a d’ailleurs surpris quand nous sommes repartis d’Alvor, si bien que Santoux s’échoue en grand style dans le dernier coude du chenal. Par chance, le vent souffle fort, ce qui nous permet de regagner le chenal après avoir bordé la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. à contre.



Les barques des pêcheurs et le canot de sauvetage d’Alvor

Un saut de puce nous mène dans l’avant-port de Portimão où, entre plage et falaises, la soirée et la nuit sont d’un calme absolu. Après une visite du pittoresque village de Ferragudo, aux rues trop étroites pour les voitures, un vent qui reste de bonne composition nous pousse au-delà de Faro, jusqu’à la lagune d’Olhão, très commode d’accès. L’ancre plonge au nord de l’île de Culatra, devant le hameau de pêcheurs d’Araiais, dont le dénuement symbolise la fin d’une époque. Le lendemain, Santoux retrouve les eaux intérieures de l’Algarve quand nous mouillons dans la ria de Tavira, une cité historique bâtie autour d’un pont romain et environnée d’immenses marais salants.


L’église de Tavira.

La dernière incursion au milieu des terres sera la plus marquante car, vingt ans après les avoir découverts avec Chercha-Païs, je souhaite faire connaître à l’équipage les délices de la remontée du Guadiana, le fleuve-frontière entre Portugal et Espagne.

En fait de plaisir, cela commence par une passe d’entrée que l’affrontement de la marée montante et d’un grand vent du nord rend très délicate. Panne de moteur interdite ! En revanche, les trois jours suivants seront un enchantement, avec une alternance de perspectives sauvages, de bourgades hautes en couleurs, de mouillages solitaires et de cueillettes sur une berge ou l’autre, avec deux pavillons de courtoisie à poste sous la barre de flèche tribord, ce que je n’ai jamais pratiqué ailleurs.




Sur le Guadiana, cueillette et mouillage entre Alcoutim la portugaise
et Sanlúcar l’espagnole, dont les forteresses se font face.

Seule petite contrainte, le jeu des marées à respecter pour ne pas risquer de se retrouver perchés sur un haut-fond où l’on se serait plantés. La croisière fluviale est d’une grande variété, de même que nos incursions à terre, et c’est aussi un régal à la manœuvre, avec un vent presque toujours exploitable. Ayamonte, Foz de Odeleite, Rio Guadiana, Pomarão, Alcotim, Sanlúcar, Almoreira, les escales civilisées alternent avec des arrêts-minute, ici pour ramasser des amandes, plus loin pour des grenades, ou encore pour apprécier de près un nid de cigogne ou une maison traditionnelle avec tonnelle fleurie et volets bleus, tandis que de temps à autre, nous embarquons dans l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. pour remonter un arroyo. Seul incident à noter, un banc effleuré au plus haut du fleuve, au pied du barrage de Pomarão qui marque l’amont de la partie navigable du Guadiana. Au sortir d’une dernière escale près d’Almoreira, Santoux rejoint le large, juste le temps de gagner une nouvelle lagune, andalouse cette fois, quand après avoir franchi une passe complexe mais bien balisée, nous mouillons devant El Rompido.

C’en est terminé des flâneries puisque le terme du convoyage n’est plus qu’à trois grosses étapes. La première fait apercevoir le cap Trafalgar par le travers, au petit matin, avant que n’apparaisse le rocher de Gibraltar près duquel nous jetons l’ancre, à La Linea, côté espagnol. Le lendemain, dès l’entrée en Méditerranée, le moteur est longuement mis à contribution pour gagner La Herradura, dont le littoral n’a pas échappé au bétonnage qui est la règle en ce pays, mais où l’eau est enfin assez chaude pour s’y plonger.


Le plaisir retrouvé de la baignade, à La Herradura.

Une dernière traite nous conduit à la marina d’Almerimar, près d’Almeria, où il est convenu que l’ineffable "Sam", accompagné de sa fille Chloé et de son gendre Jean-Baptiste, va prendre le relais auprès de Gilbert.


À Almerimar, mission accomplie.

Nous devons rapatrier leur véhicule et pendant que nous les attendons, la chaleur est insupportable :
-Au fait, "Sam", il a quoi comme auto
-Une Audi.
-Ça va, on aura la clim...
Espoir déçu, Claude, Mado et moi allons traverser l’Espagne et la moitié de la France à bord d’une voiture non climatisée, de couleur noire, grâce à quoi nous avons pu apprécier pleinement la fameuse canicule de l’été 2003.

De la bouche de Jean-Baptiste, nouveau venu dans la confrérie des parapentistes, j’aurai, bien plus tard, un récit détaillé de la suite des évènements nautiques, résumée de ces mots : « Plus jamais ça ! ». Ce fut en effet une navigation besogneuse de marina en marina, de jour uniquement, à frôler tous les rochers et bancs de sable du rivage, où Santoux a manqué plusieurs fois de connaître une fin honteuse. Ce n’est que partie remise...

(mai-juin-juillet 2001 et juillet 2003)