Retour au port d’attache
pour Chercha-Païs

Entamer une nouvelle vie, en Auvergne, pire, en plein Clermont-Ferrand, au quatrième étage... Aux yeux des bourlingueurs de mon entourage, c’est à peu près comme une condamnation au bagne à perpétuité et j’aurai beau répéter que je l’ai choisi et que j’en suis heureux, personne ne me croira. Comme relaté au chapitre précédent, ce tournant radical de mon existence est la conséquence de deux évènements survenus au printemps 1985 : en Martinique, Michelle s’est mise hors jeu et, au moment où je perdais l’équipière hors pair qui m’accompagnait sur Chercha-Païs, nous ressentions, Colette et moi, une furieuse envie de lier nos destins. Ainsi, au pays de nos racines, nous allions élever ensemble trois filles, Sophie et Marie, auxquelles s’ajoutera Cécile, ainsi promise à une existence stable et à une scolarité normale. Du point de vue de Colette, le changement n’est pas moins considérable et notre histoire a connu des débuts chaotiques, avant de bénéficier de l’intervention avisée de Claude, la femme de Gilbert. Bref, de façon aussi soudaine qu’imprévue, le bateau n’est plus au centre de mes projets. Cependant je ne peux faire autrement que de le convoyer des tropiques jusqu’en France, où Jean-Paul se propose de l’accueillir, chez lui, à La Trinité.

Sempiternelle question, qui pour m’accompagner dans la traversée ? Le hasard fait bien les choses : venu voir où en est le chantier du bateau de Gilbert, Philippe, un copain du groupe spéléo, est partant et peut se libérer durant le gros mois qu’il faudra pour rejoindre les Açores. Pour la suite, on verra... Quinze ans auparavant, lors de nos aventures souterraines, j’avais beaucoup apprécié le côté fiable et sérieux de Philippe, ce que semble confirmer son boulot d’instrument technician chez Forex Neptune Schlumberger. C’est-à-dire qu’il passe en revue les plate-formes de forage off-shore pour assurer la maintenance de toute l’électronique présente à bord. D’où un considérable hiatus à venir, que nous n’avons anticipé ni l’un ni l’autre.

J’ai du mal à rassembler mes souvenirs sur cette période, entrecoupée d’un premier aller-retour en Bretagne pour recoller les morceaux avec Colette -au volant d’une épave de voiture qu’on ne peut ralentir qu’au frein à main-, et d’un second en Martinique pour transférer Chercha-Païs de Port Cohé à la marina de la Pointe du Bout et préparer la traversée. Toujours est-il qu’à la mi-août j’accueille à bord Philippe, qui découvre, effaré, un bateau dépourvu du moindre moyen de communication. Chose impensable au vu de son environnement professionnel, au point qu’il ne s’en était pas inquiété. Déjà fort perturbé par le fait que le moteur soit en carafe depuis le cyclone, mon équipier ne se remettra pas de cette absence de radio. Vaincu par ses angoisses autant que par le mal de mer, Philippe ne sortira de sa couchette que pour ses besoins et pour assurer la veille une partie de la nuit. Il s’alimente à peine et certains jours il n’est même pas capable de se servir un verre d’eau. Que dire de la traversée ? Une dizaine de jours d’alizé plutôt faiblard, puis du calme avant l’arrivée de vents d’ouest pareillement anémiques, sauf deux épisodes musclés qui se traduisent par des journées à 140 et 150 milles, et un troisième coup de vent où nous devons mettre à la capecape (à la) : allure ralentie d'un voilier pour réduire ses mouvements dans le gros temps. sous tourmentin. Le lot habituel de voiles déchirées et de séances de machine à coudre. Et pour finir un calme complet aux approches des Açores, dans la nasse de l’anticyclone fameux. Venant après une traversée plus que lente, cet atermoiement à portée du but accable Philippe, qui a dépassé le temps de son congé et qui enrage de ne pas pouvoir prévenir son employeur. Le trente-sixième jour, trois heures après que nous ayons touché Ponta Delgada, il regarde s’éloigner l’île de São Miguel par le hublot de son avion.


Arrivée aux Açores, à Ponta Delgada, le 22 septembre.

Nous avons conservé de bonnes relations. Philippe ne m’a jamais reparlé des semaines passées sur Chercha-Païs, pas plus que de ses projets de me commander un bateau. En revanche, quelques mois après, il me demandera de réaliser des meubles de salle de bain sur mesure, faits de bois exotiques venant du négociant qui fournit Gilbert pour le Santoux et ornés de ferrures vieille marine trouvées dans une brocante. Une évocation du grand large en se brossant les dents... Je n’en suis pas encore à ces travaux d’"ébénisterie". Après avoir installé le bateau au mouillage de la manière la plus sûre possible, je prends à mon tour l’avion pour Lisbonne, d’où je compte rallier l’Auvergne en stop, contraintes budgétaires obligent. Alors que j’erre dans les faubourgs de la capitale portugaise à la recherche d’un coin pour dormir, je tombe sur Régis, un jeune routard pareillement démuni. On jette notre dévolu sur les planches de la benne d’un camion garé dans la cour d’un entrepôt, parmi des dizaines d’autres. Pas de chance, c’est le nôtre qui est le premier à se mettre en mouvement alors que l’aube pointe à peine et avant qu’il prenne de la vitesse on a juste le temps de sauter avec nos affaires en vrac ! Régis et moi avons bien sympathisé, au point de se fixer rendez-vous trois semaines plus tard à Ponta Delgada, pour faire équipe jusqu’à La Trinité : il profitera de cette parenthèse, me dit-il, pour travailler son examen d’expert-comptable à l’écart de toute distraction.

Autour de moi, on est sceptique quant à cet arrangement scellé à la va-vite, pourtant Régis est bien là quand je retrouve le bateau. Comme souvent en pareil cas, on a volé les avirons de l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. ; plus ennuyeux, un chalutier est venu taper dans le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. arrière et a envoyé le pilote par le fond. L’eau est claire, pas trop profonde, et je retrouve bientôt le précieux matériel, qui n’a pas souffert de l’incident.


Retour aux Açores, en octobre, pour la seconde partie de la traversée de Chercha-Païs.

Cette fois-ci, l’équipage est bien au point, car Régis est un agréable compagnon qui apprend vite. Plus d’une semaine pour se dégager de l’anticyclone -c’est bon pour les révisions-, puis des vents médiocres sur une mer apaisée où rorquals et cachalots croisent notre route.


L’un des nombreux cachalots aperçus entre les Açores et la Bretagne.


C’est trop beau pour la saison et effectivement, aux approches du continent, un violent coup d’est nous oblige à nous dérouter vers le nord et à abandonner l’idée de rejoindre La Trinité. Le vent monte à force 8, puis 9, et en milieu de journée, le 4 novembre, par temps clair, nous contemplons le pire tableau de mer en furie que j’ai jamais vu : devant l’étrave, à perte de vue, la chaussée de Sein n’est que bouillonnements rageurs et le phare d’Ar Men est assailli de déferlantes démesurées. Inutile de préciser que je donne un large tour à ces horreurs avant de filer vers Brest, comme le permet une rotation du vent au sud. Quel superbe abri que cette rade chère à la Marine Nationale ! Peu avant minuit, l’ancre tombe en baie de Roscanvel et même si les rafales restent puissantes, nous sommes tout à fait en sécurité. Quelques bords supplémentaires au matin, pour mouiller près du bourg, marquent la fin d’une association de trois semaines, très plaisante bien qu’improvisée, entre Régis et moi. Au fait, il m’en a informé, Régis a réussi son examen haut la main.

La fin de Chercha-Païs n’a été auréolée d’aucune autre circonstance maritime grandiose. Le bateau mis au sec, je débarque le moteur pour le réparer à Combronde, mais changer vilebrequin, bielles et pignons d’arbre à came était sans doute au-delà de mes compétences. Je n’ai d’ailleurs plus fait de mécanique après cet échec, étant à saturation en ce domaine. Remorqué à Marans par le petit Trip de Christophe, connu lors de la construction du bateau d’André, à Corneillan, Chercha-Païs est resté longtemps à quai sans que je ressente l’envie d’y revenir. Un jour, mes coordonnées étant collées dans la bulle de la descente, je reçois un coup de fil d’un type qui me signale que des feuilles mortes ont bouché les évacuations du cockpit, avant de me demander si le bateau est à vendre. À vendre ? Je n’y avais jamais songé, mais j’aurais dû. J’ai donc rencontré mon interlocuteur, Jean-Michel, flanqué d’un de ses amis. Nous étions de part et d’autre de la table du carré et pour couper court à tout marchandage, j’ai suggéré : -Écrivez sur un papier le prix que vaut ce bateau et j’en fait autant. Les deux chiffres n’étaient pas si éloignés, on s’est entendus au mitan et l’affaire était conclue.

À l’époque, mon changement de vie s’était déjà manifesté de diverses manières, plus ou moins cocasses : petit à petit, j’ai arrêté de pomper du pied droit quand je me penchais sur un évier et lorsque j’étais pieds nus j’ai cessé de guetter les obstacles menaçant mes petits orteils. Le dernier journal de bord, repris à l’envers, a fini par devenir un carnet de vol. Vingt ans après, j’avais encore pour madeleine de Proust l’odeur de pétrole dont mes livres restaient imprégnés (on a les références qu’on peut), et je jette toujours un regard attendri au dessous de plat confectionné avec le surplus du lamellé-collé de la barre franche faite à Caen. Je me prends même parfois à guetter la phosphorescence de l’eau des toilettes quand je me lève la nuit sans mettre la lumière... Cependant, me séparer de Chercha-Païs n’a été en rien un déchirement. Cela m’a au contraire libéré des dernières traces de ce qui m’a hanté durant toutes ces années, à savoir le stress permanent que je vivais en tâchant de déjouer par avance les traquenards cernant le navigateur. Sans en avoir jamais fait part, j’avais même prévu, sous la table à cartes, un nécessaire de survie prêt à être emmené en cas de naufrage soudain.


Chercha-Païs à Marans, repeint par ses nouveaux propriétaires.

Ceci dit, il me reste une ultime traversée à évoquer. Roscanvel, c’était bien beau, mais Jean-Paul attendait toujours Chercha-Païs à La Trinité. Une dizaine de jours après avoir retrouvé Colette, me revoici à bord, cette fois-ci en solo, pour assurer la petite traite qui sépare la rade de Brest de la baie de Quiberon. La météo annonce une période de vents de secteur nord à est, parfois soutenus, ce qui est parfait, sauf sur la fin. Effectivement, quarante-huit heures après le départ, sous focfoc : voile d'avant triangulaire. et artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât., je tire péniblement des bords par force 7 pour passer la Teignouse, vent contre marée. Là, tout près de l’abri de la rivière de Crac’h où habite Jean-Paul, le bateau tombe dans un creux et le focfoc : voile d'avant triangulaire. se déchire en grand. Je n’ai plus qu’à laisser porter vers le large et à mettre à la capecape (à la) : allure ralentie d'un voilier pour réduire ses mouvements dans le gros temps. avant de sortir la machine à coudre, le lendemain. Au bout des travaux de couture, j’ai tellement perdu dans le sud qu’il me faut à nouveau changer de plan, direction La Rochelle. Pendant ce temps, sans nouvelle de moi, et sur les conseils de Jean-Paul, Colette alerte le CROSS Corsen, mais les opérateurs de ce Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage s’obstinent à lui répondre qu’ils ne lanceront aucune recherche, que je n’ai pas disparu et qu’il s’agit certainement d’une histoire d’adultère ! De mon côté, je fais route sur La Rochelle, qui montre ses tours cinq jours après le départ, un 20 novembre en fin de matinée. Seul à bord, sans moteur, je mène Chercha-Païs vers le port des Minimes de ses débuts, où je jongle entre la barre, les drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. et les amarres, avant de réussir une prise de ponton impeccable, sur l’erre, sans la moindre bavure. Soit dit en toute modestie, Tabarly n’aurait pas fait mieux.

(août 1985-juin 1987)