Derniers bords en Thaïlande

J’ai toujours été frappé de constater qu’on n’a presque jamais conscience, sur le moment, de vivre une "dernière fois". Ce fut encore le cas lors mon dernier embarquement comme skipper. Je cédais alors à l’insistance de vieux amis désireux de mettre mes talents à contribution, de façon à renouveler le contexte de nos retrouvailles. Souhaitant découvrir en leur compagnie de nouvelles eaux, j’avais tardé à leur donner satisfaction. La bonne idée survint lors d’un échange avec Jean-Paul "le musicien", complice de mes débuts dans la bourlingue, alors établi en Thaïlande : un bassin de croisière tranquille et exotique à souhait, m’expliqua-t-il, en se proposant de nous piloter, après la navigation, pour une découverte de l’île de Phuket hors des sentiers battus. Que rêver de mieux ?

Fin février, à Phuket, Jean-Paul et son amie Titra accueillent ainsi notre équipage composé de trois couples, Geneviève et François, Joëlle et Dominique, Mado -la grande sœur de ce dernier- et moi. Attablés dans une gargote ignorée des touristes, nous apprenons nos premiers mots de thaï, mai pet, c’est-à-dire pas trop épicé (question de survie sous ces cieux), et nous faisons la connaissance d’Alain, le pote de Jean-Paul qui nous loue à prix d’ami un catamaran idéalement adapté aux eaux tropicales bordant la mer d’Andaman. Et pour cause, son Mianoy ("petite femme", Alain désignant ainsi sa compagne), a été conçu sur place, comme nous le constatons le lendemain en embarquant à bord à deux pas du chantier naval dont il est issu, à Ao Tipa, sur Ko Sirey, une île rattachée à Phuket. Les couchages, bien ventilés, occupent les coques de ce cata, tandis que les parties communes prennent place dans une nacelle à l’air libre, sous une casquette qui la préserve du soleil : voila un engin léger et spacieux, parfait pour naviguer de jour au milieu des îles de la côte ouest du pays.


L’équipage embarque sur Mianoy, près de Phuket.

Après qu’Alain nous ait fait une rapide prise en main devant le mouillage, nous quittons Ko Sirey cap au sud-est, au moteur, dans une pétole qui va, hélas, souvent accompagner la période de mousson d’hiver où nous serons en mer. Nous frôlons Ko Dok Mai, un îlot très couleur locale, tout en falaises calcaires coiffées de végétation, puis un petit grain gonfle les voiles une heure durant et permet de toucher Phi Phi Don à la tombée de la nuit. Là, nous découvrons un autre problème de ces parages, souvent avec trop d’eau pour le mouillage : en l’occurrence, l’ancre plonge par près de vingt mètres de fond !


Mouillage à Phi Phi Don ; au premier plan, deux long-tails, les motogodilles qui assurent tous les transports maritimes en Thaïlande.

Au jour, le petit déjeuner vite expédié, tout le monde se retrouve sur la plage, face à un paysage de rêve, au milieu de macaques dont certains "pêchent" le crabe en faisant descendre leur longue queue entre deux rochers.



Les macaques à longue queue de Phi Phi Don.

L’équipage se disperse sur le rivage en prenant le temps d’en apprécier les charmes, puisque l’étape à venir est très courte, vers l’île voisine de Phi Phi Le.


Dominique et François lors de l’approche de Phi Phi Le.

Nous y passons la nuit dans la majestueuse baie Maya, après en avoir exploré le foisonnant décor sous-marin.


Snorkeling dans la baie Maya.

Chacun a pris ses marques et assure le bon déroulement de la croisière, malgré quelques oppositions de caractères ; il est par exemple amusant de suivre du coin de l’œil la cohabitation domestique entre Geneviève et Joëlle, aussi actives l’une que l’autre, mais à l’opposé en matière d’organisation et de rigueur. En ce qui me concerne, j’apprécie le renfort de Dominique pour les manœuvres de voiles et plus encore pour remonter le mouillage, car le guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres. brille par son absence ; il m’arrive par ailleurs d'être confronté à François qui discute mes choix de route, au regard des indications du GPS qu’il utilise avec son avion et qui, bien sûr, n’indique pas les fonds. Broutilles que Mado se charge de faire oublier par son inaltérable bonne humeur.


L’équipage profite du calme du soir.

Au départ de Phi Phi Le.

Vient ensuite une longue étape vers le sud, agrémentée d’un passage au milieu des Ko Ha Yai, dont l’île principale, ceinturée de falaises comme il se doit, porte néanmoins une sorte de savane peu banale sous ces cieux. Une gentille brise nous emmène jusqu’aux abords de Ko Rok Nok où nous mouillons dans un chenal encombré de pâtés de corail : les plongées de l’après-midi n’en sont que plus intéressantes, cependant, à l’appareillage du lendemain, par un vent soutenu qui nous fera prendre un risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile., je ne pourrai éviter d’effleurer l’un d’eux, enjolivant la quille d’échouage bâbord d’une petite estafilade. De l’extrême sud de la Thaïlande insulaire, ou peu s’en faut, nous entamons alors une remontée en vue du continent, à commencer par Ko Muk, où se trouve Tham Morakot, la fameuse grotte d’Émeraude.

Un nom ronflant qui ne suffit pourtant pas à rendre grâce à un site naturel exceptionnel, que nous approchons, à marée basse, les uns nageant et les autres avec l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. , au long d’un sombre boyau de quatre-vingt mètres. Ce tunnel marin aboutit au fond d’un puits de lumière creusé dans la masse de l’île, où la mer vient lécher une plage surmontée de toutes parts de falaises où cascade une luxuriante végétation. Ce cadre envoûtant, inaccessible autrement, nous retient pour de longs moments de contemplation, avant que l’on rejoigne le bateau, mené vers un nouveau mouillage sur l’île, devant une plage qui permet d’accéder à l’intérieur des terres, le long d’un sentier où la nature tropicale donne sa pleine mesure.



La grotte d’Émeraude

Le lendemain, nous renouvelons l’expérience sur Ko Kradan, l’île voisine gagnée en douceur, grand largue sous gennaker. La promenade y est ponctuée d’une halte dans une guinguette sans prétention, près de laquelle un panneau récent indique le chemin d’évacuation en cas de tsunami : celui de 2004, le plus meurtrier de l’histoire, n’a guère laissé de traces dans le paysage, mais il est encore présent dans tous les esprits. Le retour à Ko Muk est marqué par une pointe de vitesse à plus de dix nœuds, ce à quoi la croisière ne nous a pas habitués.


Enfin un double sillage digne de ce nom !

Domi et moi préparons l’envoi du gennaker.

Mianoy est mouillé pour la nuit devant l’embouchure d’un modeste ruisseau que voisine une auberge, où nous prenons place pour le souper, avec vue sur le cata au coucher du soleil : malgré toutes nos précautions oratoires, Geneviève et Dominique ont choisi des plats terriblement épicés qui leur ont mis les larmes aux yeux pour la soirée...


Au mouillage à Ko Talabeng.

La mousson nous octroie du vent par intermittence pour la suite de la remontée, à destination cette fois de Ko Lanta. Je m’amuse intérieurement, à cette occasion, en constatant que mon parcours de marin m’aura mené de Fort Boyard, pas encore célébré par l’étrange lucarne au moment des premières sorties de Chercha-Païs, jusqu’à cette île thaïlandaise tirée de l’anonymat par le même truchement. Ce soir-là, nous restons à bord, car notre abri de Ko Talabeng est trop escarpé pour des promenades à terre, tandis que l’eau trouble dissuade de plonger. Ce n’est pas mieux le lendemain quand nous allons mouiller au sud de Ko Lanta où, peu après, le bon vent qui se lève décide d’un départ prématuré vers le nord. Au terme d’une journée sans presque mettre le moteur, nous posons l’ancre par trois mètres de fond au nord de Ko Lanta, dans un environnement moins sauvage et escarpé que précédemment, car un petit phare marque la pointe de l’île et un village se devine sous la végétation.

Une nouvelle journée de voile pure nous conduit à petite vitesse à Ko Dam Khwan. Si le ciel se voile jour après jour, les paysages se font de plus en plus spectaculaires, préfigurant ceux de la grande baie de PhangNga dans laquelle nous allons bientôt pénétrer, comme le soulignent des courants de marée maintenant bien notables. L’île, inhabitée, est le repaire de milliers de roussettes frugivores qui prennent leur envol au coucher du soleil avant de partir aux alentours chercher leur pitance. Nous aurions manqué ce spectacle impressionnant si un pêcheur en long-tail n’avait pas effrayé ces chauves-souris -qui sont les plus grandes de la planète, atteignant jusqu’à 1,70 m d’envergure- à grand renfort de pétards, le bruit, comme chacun sait ici, étant le meilleur moyen d’éloigner dragons et mauvais esprits !


Reliefs typiques aux approches de la baie de Phangnga.

Le lendemain, après un nouvel appareillage athlétique pour ce qui est du relevage de l’ancre, un saut de puce supplémentaire fait toucher Ko Hong (on a compris que Ko signifie "île"), délicieuse miette de Thaïlande qui va laisser de grands souvenirs à l’équipage. Cela commence par un mouillage très plaisant, devant une grève encadrée de rochers, au pied desquels un pêcheur calfate la coque d’un long-tail de belle longueur, ce qui donne l’occasion d’en apprécier les formes élégantes et la charpente très soignée. Des sentiers parcourent les lieux, avec de-ci de-là un panneau indiquant la direction des reliefs à gagner en cas de tsunami ; suivis de branche en branche par un martin-pêcheur au plumage bleu électrique, nous parvenons à une plage bordant une crique très fermée, invitation à la baignade qu’on ne saurait décliner.


Sur Ko Hong, la petite baie aux varans.

Alors que nous rêvassons sur le sable, deux gros varans sortent de la forêt et traversent tranquillement devant nous, le premier partant vers le large d’une nage puissante, tandis que son acolyte entreprend de grimper dans les rochers avec presque autant d’aisance.



Les varans, inoffensifs, mais d’une taille impressionnante.

Vision préhistorique qui marque les esprits et fait le gros des conversations lors du repas pris à la taverne de l’endroit ; cette halte gourmande révèle une autre étrangeté de la nature locale, à savoir de remarquables graines planantes échappées des arbres environnants, et l’étonnement des falang que nous sommes suscite une franche hilarité chez les jeunes qui nous servent.


L’unique table du "restaurant" de Ko Hong.

La croisière en est à son dixième jour et la cambuse se vide, c’est pourquoi Mianoy se retrouve près de la civilisation à Chong Ko Yao, dans le chenal peu profond qui sépare les deux plus grandes îles de la baie de Phang Nga. Resté à bord, j’ai pour voisin un long-tail grand modèle dont des mécanos bricolent le moteur de camion et les essais de l’engin en échappement libre prouvent qu’il est immunisé à jamais contre le mauvais œil ! De quoi apprécier au mieux le calme de la minuscule et déserte Ko Roy, où nous allons ensuite passer la nuit.


À l’escale de Chong Ko Yao.

Les courants de marée sont maintenant si forts qu’il n’est possible de se baigner qu’en se cramponnant aux jupes du bateau. Le temps passe vite néanmoins, car l’île est le refuge de nombreux aigles de mer dont nous suivons le manège, notamment la parade nuptiale de deux d’entre eux, qui montent à la verticale avant de se lier par les serres pour une dégringolade tournoyante jusqu’au ras de l’eau, répétant à l’envie cette acrobatie.



Ko Roy, l’île aux aigles de mer.

L’ambiance du lendemain est particulière, par calme plat, avec une atmosphère voilée et une chaleur étouffante ; c’est donc au moteur que nous allons à Ko Yang, un remarquable pain de sucre qui marque l’entrée d’un paysage époustouflant, façon baie d’Along. D’ailleurs, l’île qui sert de toile de fond à notre repas de midi, lors d’un mouillage de quelques heures à Ko Hang, a servi de décor à l’un des plus fameux films de James Bond ; elle a pour nom Khao Phing Kan, c’est-à-dire "collines se penchant les unes sur les autres".


Panorama de la baie de Phangnga.

Ko Yang et son piton.

Depuis trois jours notre route sinue entre les hauts fonds et il n’est guère raisonnable de pousser plus au nord, même avec un cata. De ces confins septentrionaux de la baie de Phang Nga, la croisière prend donc le chemin du retour, dans des petits airs qui font d’abord longer les falaises de Ko Yai et de ses satellites, où un pêcheur, birman comme la plupart de ses collègues, approche pour nous proposer des langoustines.


Le pêcheur de Ko Nok Kum.

Ce sont ensuite les reliefs spectaculairement découpés de la longue Ko Phanak où nous allons renouer avec les explorations en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. . En effet, plus encore que les autres îles, Ko Phanak est trouée d’une multitude de cavités marines, souvent éclairées par des puits de lumière à la manière de la grotte d’Émeraude, autant de prétextes pour jouer de la pagaie à tour de rôle.



Dans les grottes de Ko Phanak.

La croisière de Joëlle et Dominique prend fin sur ces éblouissements, car ils sont au bout de leurs vacances, ce pourquoi nous les amenons à terre le lendemain, à Ao Po, sur le rivage de Phuket. Poursuivant à quatre vers Ko Nakha Noi, nous trouvons un premier mouillage qui se révèle peu sûr : il faut chercher mieux ailleurs et il apparaît alors que sans l’aide de Dominique pour remonter la chaîne, je suis à la limite de mes bras, un manque de force qui m’avait déjà alerté à la manœuvre du gros winchwinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes., les rares fois où le vent avait soufflé.

Je le garde pour moi mais c’est décidé, le chapitre navigation de mon existence va s’achever en Thaïlande. De là, une journée à la voile pure nous conduit à Ao Labun, sur Ko Yao Yai, dans une crique d’où nous partons en annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. pour remonter l’estuaire voisin. Il s’y trouve un village de pêcheurs birmans, où nous échangeons une brochette de poissons argentés contre quelques bahts.


Le village d’Ao Labun.

La déambulation aux alentours de ces habitations sommaires nous met en présence de petits bataillons de gobies, ces poissons très spéciaux qui sortent hors de l’eau en marchant sur leurs nageoires et que je n’avais vus jusque là qu’en Guyane. Au retour, la marée, mal calculée, nous a laissés échoués sur le sable, si bien qu’au flotflot : marée montante. suivant, en pleine nuit, il faut à nouveau déménager d’une centaine de mètres.


Les gobies de cette espèce sont capables de respirer hors de l’eau.

Une douzaine de milles encore, le temps de nettoyer les cabines, et nous rendons son bateau à Alain, à Ao Tipo. Au programme, une petite semaine terrestre pour laquelle Jean-Paul a concocté un programme de choix. Pour ma part, je suis impatient de voir l’entreprise qui a motivé son expatriation, comme responsable des mâts, des gréements et de l’accastillageaccastillage : ensemble des accessoires de pont.. Ce à la demande de Rolly Tasker, le champion olympique australien, vainqueur de toutes les grandes classiques, qui est l’un des leaders mondiaux de la voilerie et dont la base principale se trouve donc à Phuket. Découvrir cet immense bâtiment et inventorier les trésors qu’il abrite constitue un vrai choc.



La salle principale de la voilerie Tasker, d’où sortent les voiles des plus grands yachts existants, ainsi que nous l’explique Jean-Paul.

Temples fameux ou connus des seuls initiés, bouddha géant, éléphants, jardins de paradis, plages secrètes, village flottant de pêcheurs et restaurants huppés ou populaires (buffet à volonté, mais on paie en plus si on en laisse dans l’assiette...), sans compter le shopping en compagnie de Titra, pour les filles, nous n’avons pas le temps de nous ennuyer, ni même de nous sentir dans la peau de simples touristes de passage au pays du sourire. Bravo l’ami Jean-Paul ! Et sans s’en rendre compte, au restaurant, quand il raconte à Titra nos aventures communes au Venezuela -dont elle ignorait tout-, il boucle mon cursus maritime de belle manière !


François, Jean-Paul et Titra dans le longtail qui nous conduit au village flottant.

(mars 2013)