Miscellanées

À moins d’improbables péripéties à venir, je n’ai plus à évoquer qu’une dernière croisière, qui viendra conclure ce volume. À l’heure du bilan, il apparaît que maints aspects de la vie en voilier faisaient de nous des précurseurs, en un temps où le mot écologie restait cantonné au monde scientifique. Nous pensions plutôt "économie", même si je tirais une profonde satisfaction d’être à ce point en accord avec la nature. Avant tout, nous étions en communion avec le vent, qui nous faisait courir la planète et que je m’ingéniais à utiliser jusqu’à son dernier souffle, quitte à louvoyer deux, trois heures ou cinq heures de plus pour ne surtout pas entendre le moteur. L’expérience accumulée s’est d’ailleurs révélée précieuse lors des trois dernières années de navigation de Chercha-Païs, après que la mécanique ait rendu l’âme au cours du cyclone Klaus. Notre bilan carbone est ainsi devenu exemplaire, sachant qu’avant cette avarie nous consommions moins d’une centaine de litres de gas-oil par an (jetons un voile pudique sur la traversée Trinidad-Cayenne de 1975, ainsi que sur nos galères en Méditerranée...). L’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. à voile participait de la même philosophie, et le mot n’est pas usurpé puisque j’avais décidé que notre petit hors-bord serait mieux employé sur la barque de Laurent, de Berd’huis.


Michelle avec l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. à voile de jonque
(dont la drissedrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. aurait pu être mieux étarquée).

Le pétrole, l’autre énergie non renouvelable dont nous avions besoin pour l’éclairage et la cuisine, était souvent du recyclage : en effet, notre ami Claude, gendarme maritime de son état, nous avait appris en Guyane que le kérosène des hélicoptères de la gendarmerie nationale a une date de péremption, d’où un trop-plein que cette administration transférait gracieusement dans nos jerrycans, à Cayenne comme aux Saintes ou à Fort-de-France.

Pour être complet sur le sujet, le vent faisait aussi tourner l’éolienne qui rechargeait la batterie sans laquelle nous n’aurions pas eu de musique (ni de machine à coudre), une tâche que le soleil complétait par l’entremise d’un panneau solaire. Enfin, ces deux forces naturelles se combinaient pour nous offrir de l’eau fraîche grâce à la gargoulette installée sur le balconbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier. arrière ; c’était plus exactement un botijo joliment orné, acheté au Venezuela. Il se trouve aujourd’hui parmi mes objets souvenirs et chaque fois que j’y jette un regard, je m’étonne que cette fragile céramique poreuse ait traversé sans dommage le temps et les océans. Notre eau douce, je le précise, était de la pluie recueillie au mouillage grâce au taudtaud : toile tendue au-dessus du pont pour l'abriter de la pluie ou du soleil. protégeant du soleil le pont et le cockpit. À ce propos, il me revient que quelques-uns de nos coreligionnaires étaient passés maîtres en matière d’auto-suffisance, confectionnant eux-mêmes, par exemple, leur savon, au beurre de coco : un de ces équipages -je m’en veux d’avoir oublié de qui il s’agit- nous a un jour donné une "mère" grâce à laquelle nous avons longtemps confectionné notre limonade. Au registre alimentaire, nous étions devenus des spécialistes de la confiture, des yaourts (mis à fermenter dans la cocotte-minute tiédie, puis emmitouflée d’un duvet), du salage du beurre, du séchage des bananes, de la germination de graines et du pain cuit au four palestinien. J’ai aussi la nostalgie de nos steaks de blé, aussi goûteux que de la viande de bœuf, et de ce que nous obtenions en laissant légèrement "tourner" des haricots rouges mis à tremper.


Le botijo vénézuélien, devant une aquarelle d’Irlande de mon ami Jacques.

La grande affaire en ce domaine avait toutefois trait à la mer nourricière, l’autre élément naturel essentiel à notre existence. Dès les Canaries, à notre départ initial, nous avons fait des provisions de harengs séchés ou marinés, avant de choisir par la suite la méthode de la saumure et du séchage, pour constituer des stocks quasi inépuisables. Car si on peut s’arrêter de pêcher après une grosse prise à la ligne de traîne, ce qu’on remonte avec les filets, en escale, peut prendre des proportions gargantuesques. Ainsi à La Barbade, au terme de la première traversée, avons-nous pu distribuer des quantités de poissons à tout le mouillage ; revu à notre retour de Guyane, un des équipages côtoyés à cette occasion nous a même confié que nous leur avions tiré une belle épine du pied car ils n’avaient alors plus de quoi acheter à manger pour leur nombreuse marmaille... Ces filets pêchaient tellement bien parfois qu’à Pointe-à-Pitre il nous est arrivé plusieurs fois d’aller vendre nos poissons au marché ! Nous avons vu mieux en Guyane, où l’abondance était hallucinante. Des pêcheurs sont venus un jour près du bateau et en tournant en rond au moteur ils ont effrayé les poissons qui sautaient de partout : quelques minutes plus tard, ils repartaient avec une jolie cargaison de ceux qui étaient retombés dans leur pirogue... Ah, les histoires de pêche ! Elles se bousculent dans ma mémoire. À la Barbade, encore, quand nous y sommes retournés pour que Francis et Jeannot achètent Dolphus, je tire un barracuda en plongée, je le rate et ma flèche va se ficher au milieu d’une grosse sole que je n'avais pas vue, bien camouflée dans le sable. Pendant la traversé de l’Atlantique, encalminés au coucher du soleil, nous voyons trois coryphènes tourner sous la poupepoupe : arrière d'un bateau. : Francis en tire une depuis le pont, j’en flèche une autre, puis la dernière échappe à toutes nos tentatives ; finalement, Mireille éclate d’un de ses rires ravageurs en comprenant que ce que nous prenons pour un poisson n’est que le reflet de la lune agité par les ondulations de la surface ! Pendant cette même traversée, nous avons remonté un poisson dont ni la science de la pêche de Francis ni nos livres n’ont pu nous donner le nom. Nous l’avions photographié, et des années plus tard, à Sète, me trouvant en présence d’une sommité de l’ichtyologie, je ressort ce document (hélas perdu depuis) : l’homme en est très ému et me fait part du peu que l’on sait de cette espèce d’une rareté extrême.
-Il n’était vraiment pas bon du tout, dis-je en pensant compléter son savoir.
-Ce n’est pas possible, vous l’avez mangé...
Je me suis rarement senti frappé d’anathème à ce point.

La transition est toute trouvée avec les anecdotes suivantes. Sachant qu’un voilier sans chat est un voilier sans âme, il y a toujours eu un raminagrobis à bord. J’ai écrit précédemment que notre Piou-piou sénégalais était un membre de l’équipage à part entière et qu’on allait avoir du mal à me croire. Avant d’aller plus loin, il faut préciser que nous n’avons jamais utilisé de moulinet pour les lignes de traîne, nous contentant d’une allumette, glissée dans une boucle, qui se brisait en cas de prise. Eh bien, sans qu’on lui ait rien montré de la relation de cause à effet, Piou-piou guettait l’allumette pendant des heures s’il le fallait, et dès qu’un poisson avait mordu, il nous alertait en miaulant de toutes ses forces ! À propos d’animaux de compagnie, tous les pays anglo-saxons sont sur le qui-vive et imposent une quarantaine rigoureuse. Procédure que nous explique le douanier de Salcombe, venu à bord en canot, sur la rivière de Kingsbridge, après avoir aperçu la petite chatte blanche que nous avons adoptée en Normandie. Je lui dis que nous allons repartir dès le lendemain et j’arrive à l’amadouer, à condition que l’animal ne monte pas sur le pont, où il serait visible depuis le rivage. Il continue son discours en nous parlant du danger de la rage, qui est absente de son île (ce que nous répétera un douanier de Gibraltar, où chiens, chats et renards franchissent en toute impunité la frontière avec l’Espagne). Bref, le gabelou referme son attaché-case et monte dans le cockpit, prêt à embarquer dans son canot, quand je me demande où est passé le chat. Il comprend tout de suite en blêmissant : il vient de l’enfermer avec ses papiers et a manqué d’un rien d’être le responsable d’une catastrophe historique !


L’allumette qui fascinait Piou-piou

Dans le pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents., Piou-piou interloqué par le premier oiseau qu’il voit de près.

J’en viens à un domaine, illustré par la photo précédente, qui me tient à cœur, intérêt que je ne suis pas certain de réussir à faire partager. Il s’agit de ce que les navigateurs de ma génération nomment "girouette" ou "pilote", plutôt que régulateur d’allure, le terme exact. Maintenant éclipsé par les pilotes automatiques électriques, c’est un dispositif purement mécanique, utilisant les forces naturelles pour maintenir constant l’angle entre le vent et le voilier. Une brochette de personnages d’exception ont été parmi les pionniers de la chose, dont le peintre Marin-Marie, Bernard Moitessier et Henry Wakelam. À sa mise à l’eau, Chercha-Païs était équipé d’un modèle du commerce, très élaboré mais sous-dimensionné et fragile, qui nous a tout de même épargné la corvée de barre jusqu’en Guyane. Là, notre ami Super, qui avait déjà réalisé plusieurs pilotes, a équipé notre bateau d’un système basé sur les principes de Moitessier, et Tati, compagne de Coco sur Trianghel, en avait orné l’aérien de naïves peintures peace and love.


Avec Raymond, en Guyane, le pilote imaginé par Super.

Ce montage se révéla être un échec complet, comme je le confiais à des connaissances guyanaises, une fois arrivé en Martinique :
-Mais il fallait nous dire que vous aviez besoin d’un pilote ! On a un superbe Hasler chez nous, à Cayenne, on aurait été ravis de vous le donner. Attendez... On doit pouvoir vous le faire apporter dans trois semaines par un Transall.
C’est ainsi qu’un gros porteur de l’Armée de l’Air nous a livré un régulateur d’allure indestructible, mais de conception ancienne, ce qui lui faisait garder le cap à la manière d’un timonier porté sur le rhum (ce pilote avait été mis au point par Blondie Hasler, autre figure de légende, à l’occasion de la première Transat en solitaire, en 1960). Je l’ai transformé par la suite en le dotant d’un aérien dernier cri, en inox, sur mes plans. De façon étonnante, dès le premier essai, cet assemblage bizarroïde de biellettes, de contrepoids, de tiges filetées et de rotules a doté Chercha-Païs du summum en la matière, capable de barrer avec précision dans des brises évanescentes, à l’égal du pilote de référence, l’Aries, déjà mentionné à propos de Cipango et de Santoux. J’aurais aimé détailler ici le fonctionnement de cet extraordinaire dispositif, mais j’y renonce, car on ne peut en comprendre la subtilité qu’en le voyant en action, et encore...


Le pilote du départ, à La Rochelle ; celui qui est venu de Guyane par les airs, au-dessus de mon équipier Dominique, à Port-Cohé, en Martinique ; sa partie aérienne modifiée, que je n’ai jamais pensé à mieux prendre en photo, aux îles Éoliennes, avec Floriane, Michelle, Christine et Marc.

Une dernière évocation me revient à l’esprit, à propos du lien privilégié que nous entretenions avec le vent : c’était à l’anse Mitan, pendant le séjour en ces eaux martiniquaises d’un équipage de jeunes Brésiliens qui menaient un Swan 65, le plus luxueux et le plus performant des voiliers de l’époque. Leur arrivée avait été mémorable, toutes voiles dessus, à pleine vitesse, en frôlant sans le savoir le redoutable banc des Couillons (alias la caye aux Imbéciles) : à la vue d’un bateau ami au mouillage, tout l’équipage avait sauté à l’eau en poussant de grands cris d’allégresse, laissant le barreur en solo. Je n’enviais pas sa situation, sur un aussi grand bateau ! Mais il connaissait son affaire : ressorti du mouillage sans accroc, il réalisa un empannageempannage : virement de bord vent arrière. bien propre avant d’affaleraffaler : baisser une voile. les voiles. Des années plus tard, on parlait encore de la folle ambiance carioca dont cette bande submergea l’anse Mitan, et notamment des parties de spi-volant que les Brésiliens organisaient quand l’alizé ronflait : un exercice athlétique et impressionnant -on peut se retrouver à la hauteur de la tête de mât- qu’il ne m’a plus jamais été donné de pratiquer, ni même de revoir.


Séance de spi-volant avec le grand Swan de l’anse Mitan.

(juin 1974-juin 1987)