Jusqu'à toi combien de poèmes encore ?

Publié le 09/05/2020


On attend, on guette, on s'impatiente. On se languit. Accoudé à sa fenêtre, à son balcon, tel un marin au bastingage de son vaisseau rêvant de rivage, on pense à celle, à celui, à ceux que l'on aime, inaccessibles. Qu'importe la distance, que ce soit un ou cent kilomètres, c'est toujours au delà de l'horizon. L'absence fait battre le cœur.


Ce soir assis sur le bord du crépuscule
Et les pieds balancés au-dessus des vagues
Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute seule
Et mon cœur me dira : fais de moi quelque chose
Que je sente si je suis toujours ton cœur.


Jules Supervielle, Gravitations, Gallimard

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L'absence est une distance infranchissable. Elle enlève toute force, elle est l'impossible :


Si je pensais pouvoir m'enfuir
Pour te rejoindre,
Dix mille miles n'en feraient qu'un.
Mais nous habitons la même ville
Et je n'ose pas venir,
Et un mile est plus long qu'un millions de miles.


Kenneth Rexroth, Les poèmes d'amour de Marichiko, PO&PSY. Traduit de l'anglais par Joël Cornuault.

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On se réfugie dans le souvenir. Il est présent vivant, futur fervent, déjà là. Un temps absolu.


Il y eut un débat entre les yeux et la mémoire de l'Ami. Les yeux disaient qu'il vaut mieux voir l'Aimé que de se souvenir de lui, et la mémoire disait que par le souvenir les larmes montent aux yeux et le cœur s'enflamme d'amour.


Raymond Lulle, Le livre de l'Ami et de l'Aimé, traduit du catalan par Patrick Grifeu. Editions Orphée La Différence.

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Ou bien on écrit. Les feuilles de papier, on en fait des ailes pour voler vers celui, celle qui nous manque. Tel l'Iranien Alireza Rôshan :


dans chaque instant il y a un poème
le poème de ton absence
*
le poème
s'il me vient
cela veut dire
que ma belle n'est pas venue
*
jusqu'à toi
combien de poèmes
encore ?


Alizera Rôshan, Jusqu'à toi combien de poèmes. Traduction Tayebeh Hashemi et Jean-Restom Nasser. PO&PSY

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On jette des mots par dessus l'abîme de l'absence, du silence. Et tant pis, si l'on tombe à son tour :


"Toi, ma vagabonde, ma buissonnière, mon chemin de traverse, ma bruissante et ombreuse forêt. Ma giboyeuse. Ma farouche, ma sauvage, ma malice et mon panache, mon écureuil, mon haut-vol. Ma fugue, ma mandorle et ma gloire. Toi.

Ma flibuste, ma déferlante, mon ondoyante, mon émouvante, ma tempête et ma paix, mon doux naufrage, ma fugace et éternelle, ma toujours et ma jamais, mon beau péril. Mon Itaque, mon ultima Thulé, ma Magellane, mes Indes, mon sable et mon santal. Toi.

Ma fable, mon secret, ma chanson, ma vérité, mon silence, ma parole, mon évidence, mon innocence, ma transparence, mon aube. Mon vertige, ma déraison, ma déroute, mon rire et ma blessure. Mon sésame. Toi."

Il écrit des lettres, les signe d'une pierre brisée, les jette dans le vide.

"Ma poudreuse, ma cristalline, mon névé, Toi, mon asphodèle, mon isocèle, ma dodécafolie, ma grand messe, mon tocsin, mon escampette..."

A la fin, ce sont de simples feuilles blanches qu'il lance.

La neige s'est mise à tomber. Légère, blanche, qui fond au contact de sa peau. Elle recouvre tout. La nuit est tombée à son tour. Comme une ombre immense qui recouvre tout. Son ombre à elle. Il n'a pas cherché son corps.


François Graveline, Il n'a pas cherché son corps. Bleu Autour

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Face à l'inéluctable, à l'irrémédiable, restent les mots pour conjurer. La langue accueille ce qui n'est plus nulle part ailleurs qu'en elle.


Vois ces deux montagnes, de même
Nous serons toujours séparés,
Mais par cette étoile que j'aime
Offre-moi ton salut doré.


Anna Akhmatova, Anthologie de la poésie russe. Traduction Katia Granof