Des chiffres et des lettres

Publié le 13/05/2020

"Compte pour du beurre et pour rien d'autre", œuvre de Jérôme Peignot, in Typoésie, de Jérôme Peignot, Imprimerie Nationale éditions.

Depuis des millénaires, les hommes comptent et les femmes comptent tout autant. On dénombre, on numérote, on additionne, on multiplie, on mesure, on calcule, on somme. On chiffre le monde alors qu’il vaudrait mieux le déchiffrer. Les poètes le déplorent, les poètes s’insurgent. Les poètes s'en amusent et ont le dernier mot.


Pour l’Argentin Antonio Porchia, les chiffres ne nous éclairent en rien. Cette cacophonie numérique obscurcit notre vision :


Dans mon voyage à travers cette forêt de nombres qu’on appelle le monde, je porte un zéro en guise de lanterne.


Voix, Fayard, traduction Roger Munier.

~

Le belge François Jaqmin estime qu'on aligne les chiffres pour le plaisir de fusiller les êtres et les choses :


Il y a affinité
entre le chiffre et le crime.

La volonté
de réduire au nombre
est un délire de tueur.


Stèle, Le Taillis Pré.

~

Les chiffres sont mauvais, cela ne fait aucun doute pour Allen Ginsberg qui les aligne, comme autant de catastrophes, dans son poème Chiffres dans le classeur des U.S.A. (La mort attend l’exécution), sorte de discours sur l’état de l’Union. Le bilan ne s’est pas arrangé depuis lors :


100 000 000 bisons dans les plaines de l’Amérique du nord au XVIIe siècle
136 000 000 000 $ dépensés par le ministère de l’Agriculture pour développer l’usage intensif d’engrais chimiques dans les années 80
4 500 000 $ pour la recherche en agriculture biologique dans les mêmes années
300 000 junkies dans la Nation
100 000 décès par an dûs à l’alcool
385 000 crises cardiaques et cancers dûs au tabac
11 000 000 000 $, budget de la lutte contre la drogue en 90
1 000 000 000 personnes souffrent de malnutrition dans le monde
3 600 000 estimation des sans-abri en Amérique
300 000 malades mentaux jetés à la rue dans les années 70 et 80
(…)


Poèmes, Christian Bourgois, traduction Claude Pélieu, Mary Beach, Yves Le Pellec, François Bourbon

~

Serge Pey, lui, se refuse à toute opération, à tout calcul cabalistique et s’en tient aux lettres, rien qu'à elles. Mais cela ne suffit pas. Les nombres envahissent tout :


Je ne compte
pas les lettres

Je ne soustrais
ni n’additionne
Je ne multiplie
pas
Je ne divise
pas

Et pourtant
l’opération
que j’effectue
crée un nombre
(…)

Il reconnaît cependant que :
Les calculs
de la poésie
peuvent
ne pas tomber
juste


Ahuc, poèmes stratégiques, Flammarion.

~

Aux antipodes géographiques et pas forcément poétiques de Serge Pey, le Chilien Juan Luis Martinez revisite les opérations élémentaires, d'une tout autre manière que Jean Tardieu, et avec des résultats d'une extraordinaire évidence :


L’addition
Un jeudi
+ Une partie d’échecs
__________________
La Bataille de Waterloo

La soustraction
L’Âge de Pierre
- Une bulle de savon
_________________
La Loi de la Gravité Universelle

La multiplication
4 tigres du Bengale
x
8 serpents à sonnette
_________________
Les 32 dents de l’Homo sapiens

La division
L’océan Pacifique
____________________________ = Un verre d’eau
Les 10 Commandements


Traduction de Jean-Luc Lacarrière, in Ombre de la mémoire, anthologie de la poésie hispano-américaine, Gallimard.

~

Entre les chiffres et des lettres, l'accord semble impossible, le problème insoluble. Pourtant, d’Omar Khayyam à Jacques Roubaud, les poètes mathématiciens ont été légion. Mais rien n'y fait. Les chiffres nous tiennent, pas moyen d’en sortir. Eh bien si ! Roberto Juarroz propose une solution d’une élégance autant mathématique que poétique :


Le nombre un me console des autres nombres
(...)

Un doute subsiste, cependant. L'incertitude, l'inquiétude, l'incomplétude demeurent, la quête se poursuit, entre le zéro et l'infini. Et Roberto Juarroz rejoint son compatriote Antonio Porchia qui ouvrait cette chronique :

(...)
Mais je crains une chose :
que demain le zéro parvienne
à me consoler plus que l'un.


Douzième Poésie verticale, éditions Orphée La Différence, traduction Fernand Verhesen.