Dolphus, quatre fois donné

D'où Henry tenait-il son stock d'huile de foie de requin ? Nous ne l'avons jamais su. Et de mon côté, je ne connaîtrai sans doute jamais le délicieux fumet de cette "peinture antirouille". En effet, quand nous revoyons Dolphus, Mireille et moi, venus d'un coup d'avion depuis la Guyane, quatre mois de soleil tropical ont eu raison des redoutables émanations. Désormais fréquentable, le bateau de Francis et Jeannot est au sec sur le slipslip : plan incliné destiné à haler un bateau au sec. de Port-Cohé, au milieu des moustiques du fond de la baie de Fort-de-France et au terme de quelques péripéties dont nous avons eu des échos épistolaires.

« Une semaine de récupération après notre traversée depuis la Barbade, écrivait Francis, et nous partons pour Pointe-à-Pitre à bord de Lucifer, laissant le Dolphus au mouillage, de peur que les autorités ne le bloquent, au vu de ses papiers douteux. Bonne précaution, car il semble impossible de régulariser la situation du bateau. L'inspecteur en chef des douanes nous conseille même d'aller le faire immatriculer à l'étranger, comme si notre bateau n'avait pas déjà un pavillon barbadien. Par ailleurs, puisque Jean n'a pas de nouvelles de l'argent qu'il a fait venir, nous nous trouvons sans un sou. Je vais voir la Sogetram et nous voici avec du travail, une expertise des fondations du fort Saint-Louis, à Port-de-France. Dix jours plus tard, après un passage aux Saintes pour jeter un œil sur le bateau, nous prenons l'avion pour la Martinique. Ce sera une semaine de plongée peinarde, tous frais payés, y compris hôtel et restaurant (avec de la viande à gogo). »

Cela va de soi, Jeannot a oublié de préciser qu'il n'était pas du tout plongeur, mais conducteur de moissonneuse-batteuse ! Il a vite appris et personne ne s'est douté de la supercherie… Les duettistes ont ainsi enchaîné contrats de plongée en Martinique et week-end aux Saintes. Renseignements pris, en Martinique il n'y a aucun problème pour immatriculer et franciser un bateau, même sans papiers, il suffit que Dolphus se trouve sur place. Tels sont les arcanes de l'administration, dans deux départements d'outre-mer voisins. « En conséquence, nous préparons le bateau, poursuit la missive, et nous quittons les Saintes le samedi après-midi ; dans la nuit, nous sommes encalminés devant la Dominique et cela dure jusqu'au dimanche en fin d'après-midi. Nous arrivons à Fort-de-France à l'aube pour embaucher à 7 heures… En ce moment, nous plongeons toujours pour la Sogetram et nous nous sommes faits un bon pécule. Le slipslip : plan incliné destiné à haler un bateau au sec. est réservé pour le 20 mai, avec tout le matériel nécessaire aux travaux sur la coque. Quant à la visite du bateau pour que les douaniers le jaugent, elle doit se faire ces jours-ci, tout est en bonne voie. »


Dolphus, le bateau de Francis et Jeannot au sec sur le slipslip : plan incliné destiné à haler un bateau au sec. de Port-Cohé.

C'est donc à la "marina" de Port-Cohé que nous retrouvons les deux compères, ainsi que les parents de Mireille et Francis, tout frais arrivés de métropole. C'est le temps des surprises. La quille de Dolphus s'est révélée être en bois massif, ce que nous n'avions pas repéré en plongée, à la Barbade. Nous reconstituons petit à petit l'historique de ce qui était à l'origine un dériveur lesté. Tous les fonds et le mécanisme de dérive ont été attaqués par la corrosion et pour régler le problème, ce que le propriétaire s'est bien gardé d'expliquer, il a coulé du béton sous le plancher et remplacé la dérive par une quille, joliment profilée, mais dotée d'une flottabilité notable, d'où le caractère très gîtarsgîte, gîtard : inclinaison d'un navire sur son axe longitudinal. du bateau. Bilan, il faut commencer par dégager les fonds de leur béton et de toute la ferraille pourrie, avant de reconstruire ces parties, puis souder dessous une nouvelle quille en acier, remplie d'un lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité. convenable.


Dolphus, "vieille baille pourrie, percée, rouillée" avec au sol sa quille en bois massif !

Du coup, il ne s'agit plus seulement de refaire le roofroof : superstructure en avant du cockpit. et les peintures. Le chantier prend une telle ampleur que Francis et Jeannot, délaissant l'échelle qui leur servait à monter à bord, découpent une grande porte au chalumeau dans le bas de la coque. Ce sera plus commode pour jouer du marteau-piqueur et de l'ébarbeuse ! Chacun se met à la tâche suivant ses capacités -Mireille refait le taudtaud : toile tendue au-dessus du pont pour l'abriter de la pluie ou du soleil. tandis que je répare la quille du Zodiac- et nous recevons le renfort de Bébert, dont le Bernique prend place en second sur le slipslip : plan incliné destiné à haler un bateau au sec.. Nous entendions parler de lui depuis longtemps : ce solitaire a mis quarante-et-un jours pour traverser l'Atlantique, avant de se retrouver encalminé sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de la Martinique sur son voilier sans moteur. À bout de patience, de vivres et d'eau, il a fini par tirer ses fusées de détresse !

Inutile de dire que les repas pris en commun sont de belles parties de rigolade. Un soir, la tribu au complet est même invitée au restaurant à Fort-de-France par un habitué du chantier de Port-Cohé que tous appellent "Pépé". Ce vieux monsieur seul, qui venait parfois pêcher à la marina, a sympathisé avec Francis et Jeannot au point de leur laisser sa voiture pendant ses absences, ce qui arrange bien leurs affaires. Nous reverrons en Guyane cet homme délicieux, dénommé Pierre Couturier, à qui nous apprendrons que les jeunes mêlaient régulièrement un peu d'herbe à sa blague à tabac, histoire d'égayer ses parties de pêche… Nous nous échappons parfois, Mireille et moi, pour profiter de l'eau pure d'ici et une baignade à l'anse Mitan nous permet d'avoir des potins d'un peu partout sur les mers, y compris naufrages et séjours en prison. Nous voyons également le patron de Maï Moana, dont la femme est partie sur un autre bateau et après qui il s'apprête à courir, à la voile (nous le reverrons lui aussi en Guyane, routard et divorcé). Henry, quant à lui, a quelque argent d'avance et coule des jours tranquilles à Pointe-à-Pitre, en compagnie de l'ex-petite amie du gardien de Pheb.

Nous repartons en Guyane au moment où culmine la phase de destruction du Dolphus. C'est impressionnant, mais l'énergie et la débrouillardise de Francis et Jeannot feront merveille, ce qui déclenche en outre l'envie, pour chaque équipage de voilier de passage de donner sa contribution en matériel et en coups de main. Les connexions sont nombreuses entre la Guyane et la Martinique et nous allons être tenus au courant de l'avancée des travaux par chacune de nos connaissances : tous passent forcément par Port-Cohé. Mise en place de nouvelles varanguesvarangue : pièce de structure transversale des fonds de la coque., fixation de la quille, construction d'un flush-deckflush-deck : désigne un pont sans roof. à la place du roofroof : superstructure en avant du cockpit., remise en état des esparsespar : élément de gréement long et rigide (bôme, tangon, mât, etc.)., peinture rouge sur la coque, etc. Jusqu'à une lettre de Francis, datée du 9 octobre 1975 : « Chers Chapaïs, le Dolphus, cette vieille baille pourrie, percée, rouillée, flotte ! Oui, ça y est, il est à l'eau, étanche comme un sous-marin, pas une goutte d'eau à l'intérieur. Le lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité. a l'air bien placé et suffisant, juste un peu trop sur l'arrière à cause du moteur, nous chargerons un brin sur l'avant. C'est chouette, on a arrosé ça sur tous les bateaux amis... »


Francis et Jeannot viendront à bout de cet énorme chantier.

Plus tard : « ...Nous sommes dans les aménagements intérieurs, ça avance assez vite vu qu'on ne se casse pas la tête, la table du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). est faite comme la vôtre, mais en moins chiadée, elle est tenue ouverte avec un boutbout : bout qui se prononce « boute », désigne, de façon générale, un cordage sur le navire car le mot « cordage » n'est jamais utilisé par les navigateurs.. Aujourd'hui nous avons fait un petit youyou en contreplaqué qui a sa place sur le pont entre le roofroof : superstructure en avant du cockpit. et le grand mât, avec une forme moitié Optimist, moitié péniche de débarquement. Dimanche, nous mâtons et la semaine prochaine direction baie des Flamands pour les bricoles. Dans un mois, cap sur la Guyane. Ça dépend des papiers du bateau, mais enfin rendez-vous pour Noël. »

Dolphus fait auparavant un galop d'essai vers la Guadeloupe, histoire de saluer Henry Wakelam, plus en forme que jamais, plein de projets et de bon conseil pour fabriquer un conservateur d'allureconservateur d'allure : mécanisme qui fait qu'un voilier garde un certain angle par rapport au vent (l'homme de barre n'est alors plus nécessaire). adéquat. Ils voient aussi Patrice, qui a mis au sec son nouveau bateau pour le modifier de façon spectaculaire. Une plongée sous Lucifer pour extraire de la vase un guindeauguindeau : treuil pour manœuvrer la chaîne d'ancre ou les amarres. indestructible qu'avait repéré Henry, puis un saut vers les Saintes pour faire de la récupération sur une vedette de transport qui venait de couler, un arrêt-fruits en Dominique et une dernière escale à Fort-de-France pour les vaccinations indispensables. Cette fois-ci, Jeannot n'a pas pu y échapper ! Et c'est le grand saut, cap au sud-est pour vingt jours de prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent., en principe.

Piquant très au large, ils ont du vrai mauvais temps vers Sainte-Lucie, puis un peu d'alizé mélangé de pot-au-noirpot-au-noir : zone intertropicale où alternent calmes et grains violents., avant de profiter, par chance, d'une branche du contre-courant équatorial perdue en face de la Guyane. Ils toucheront terre de la sorte en dix-sept jours seulement, se payant le luxe d'atterrir au ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de leur destination, au Grand Connétable. C'est ainsi qu'à Montravel, le 1er janvier 1976 marque la réunion, pour la seconde fois, de Dolphus et de Chercha-Païs. Dommage, nous manquons de peu l'arrivée de Francis et Jeannot : nous sommes à admirer les grains sur l'horizon, vers les îlets, et la mer toute verte et bleue, n'imaginant pas que le ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. tant attendu fait partie du spectacle et va apparaître après que nous ayons tourné les talons.


Dolphus gréé en ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. fraîchement arrivé à Montravel en Guyane.

La Guyane est une contrée singulière, qui prend au cœur à jamais ou qui donne envie de fuir, presque dès le premier instant. Jeannot y est comme un poisson dans l'eau, au contraire de Francis qui, il est vrai, enchaîne les contrariétés. S'il nous en avait parlé, nous lui aurions dit que ses projets de sabler et de peindre correctement Dolphus ne pouvaient aboutir en ce royaume de l'humidité. Il imaginait aussi reprendre le métier de pêcheur qu'il avait exercé en Nouvelle-Calédonie, mais entre son voilier dépourvu de moteur et son gros Zodiac mal adapté, il doit rapidement se rendre à l'évidence, ce ne sera pas possible. Enfin, tout à fait tourné vers la mer, Francis ne s'est pas laissé prendre aux charmes de la forêt. Là-dessus arrive une lettre d'Henry annonçant son passage en bassin de radoubbassin de radoub : bassin à écluse qui permet la mise à sec des navires. à Fort-de-France, ce qui permettrait de traiter Dolphus dans les règles et à moindre frais (le tarif de la cale est en effet proportionnel au tonnage de chaque bateau, ce qui est avantageux pour un petit voilier mis au sec en compagnie d'un gros navire).


Sur Dolphus, Raymond, Jeannot penché sur le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie., Mireille à la barre, Francis et Gérard.

Bref, nous avons tout juste le temps de profiter les uns des autres, en compagnie de la bande dont nous faisons partie, et Dolphus repart vers des cieux plus cléments. Francis rêve en secret d'un nouveau bateau en ferro-ciment, financé en travaillant sur les plate-formes de forage. Si bien qu'au sortir du bassin de radoubbassin de radoub : bassin à écluse qui permet la mise à sec des navires. où leur voilier, transformé en cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant., a enfin reçu la protection d'une bonne peinture, il donne à Jeannot, tout simplement, ce voilier qui avait déjà été cédé pour rien par son premier propriétaire...


De retour en Martinique, Dolphus transformé en côtre et enfin repeint.

Les compères naviguent encore ensemble, notamment après que des amis de Guyane leur aient fait connaître deux copines : « Nous avons passé une semaine épuisante à leur faire découvrir la mer et les marins… », nous écrit Francis. Ils voient Ivan et Henry, maintenant avec Babette, partir pour Trinidad, puis à Pointe-à-Pitre ils retrouvent Patrice qui a « rallongé l'arrière de son épave, on dirait un cul de poule... », et c'est à côté de ce Born Free métamorphosé qu'ils mettent Dolphus au sec, car ils ont rembauché à la Sogetram.


Francis sur Dolphus.

C'est là que nous le reverrons en septembre, à notre retour de Guyane. Francis est absent, parti en Colombie d'où il doit ramener un grand voilier, et Jeannot s'est organisé une vie à son goût au bourg du Moule où, désormais grand chasseur sous-marin, il approvisionne ses connaissances. Quand Francis revient, bien émacié après deux mille milles de prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. dans les Caraïbes, Jeannot, qui a mis en chantier un petit ferro à moteur destiné à la pêche côtière, lui redonne Dolphus !

Entre deux convoyages, Francis manque de temps et nous charge de remettre en état son "nouveau" bateau. En effet, le temps presse, car un plan d'urbanisme rase alors la pointe Fouillole et la dernière zone de résistance se signale par les trois arbres près desquels sont mis à terre Dolphus et Born Free. Les routes de Dolphus et de Chercha-Païs ne se croiseront plus après ces retrouvailles qui tournent court. En effet, nous nous occupons des travaux tant bien que mal, avec l'aide de Patrice et de son indescriptible voiture, avant de partir vers les Grenadines et le Venezuela, en compagnie de Lihou, à nos amis Roger et Pierrette.

Revenu sur Dolphus, Francis nous écrit qu'il a eu un jour la surprise de croiser le premier propriétaire de son voilier, ému aux larmes de le voir naviguer à nouveau. Comme quoi, il ne faut jamais débaptiser un bateau. L'année suivante, Francis mouillera sur nos traces aux Testigos, avec pour voisins les Bons enfants, dont fait partie Magali, son amoureuse. Plus de trente années passeront avant qu'ils se revoient...


Magali, l'amoureuse que Francis a retrouvée sur Les Bons enfants aux Testigos.

La dernière lettre écrite à bord de Dolphus qui nous soit parvenue date du début de 1978 et vient des Marquises, précisément de la baie d'Anaho. Francis y décrit sa « vie simple et belle entre la pêche, la chasse, la cueillette, les bricolages sur le bateau, du travail avec les Marquisiens, les rires, les chansons, les bons repas, la musique. ...Une sensibilité accrue de jour en jour à la nature, aux gens simples, au ciel, aux dieux, au développement des sens pour percevoir et créer, dessiner, jouer de la musique, sculpter, peindre, forger… » Il a en effet à ce moment le projet d'installer une forge dans la baie de Hatiheu.

Mais il fera finalement route pour Tahiti. Là, l'année suivante, il se séparera de Dolphus, qu'il donne -décidément- aux membres d'une secte bien inoffensive. Ces doux rêveurs vivent dans l'attente de la Grande Vague et ils se préparent à en réchapper en occupant des embarcations hétéroclites...

(1975-1979)