La ruée vers l'eau

Je relate plus loin comment la première personne vue à notre arrivée en Guyane, avant même d'avoir foulé le sol du pays, s'est trouvée être le fameux pilote de brousse François Suski, alors coiffé de sa casquette de capitaine de tapouye.

Le même jour, notre seconde rencontre est marquante elle aussi. Nous venons tout juste d'amarrer l'annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. à la jetée défoncée de l'ancien port de Cayenne et nos pas nous portent vers une ville qui se révèle complètement morte (déconnectés du calendrier, nous comprendrons plus tard que c'est bien normal, au matin du premier jour d'un long week-end de Pâques). Nous déambulons donc en nous interrogeant sur cette curieuse ambiance, quand une voiture pile à notre hauteur dans un crissement de pneus.
« Vous êtes les gens du voilier ?
-...Oui.
-Ça vous dit, une douche et un bon beefsteak ? »
La question fait un bien fou après trois semaines de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag).. Voilà quelqu'un qui comprend les marins… Et l'homme nous emmène illico chez lui, hors de Cayenne, à Bourda, dans une maison fort agréable où s'active la maîtresse de maison, non moins plaisante. Pendant que Mireille fait durer la douche, je reste bouche bée devant une considérable bibliothèque d'ouvrages de mer et d'architecture navale, riche de titres anglo-saxons dont je n'ai jamais entendu parler. Cette maison regorge de livres et quand je me retourne, c'est pour découvrir, contre deux autres murs, des milliers de bandes dessinées ! Nous sommes dans l'antre de Jean-Pierre Rogé, que tout le monde en Guyane connaît sous le surnom de Spirou, car il signe dans ce magazine une bande dessinée intitulée Captain Caraïbe.

Andrée, la compagne de l'artiste, nous régale, non de beefsteaks, mais d'un ragoût fort relevé, accompagné de légumes inconnus.
« Comment s'appelle votre bateau ?
-Chercha-Païs.
-Mais je vous connais ! »
Elle est auvergnate et a découpé tous les articles publiés à notre sujet dans « La Montagne »… Puis la conversation fuse, passionnante, car notre hôte, outre une grande culture, a une connaissance approfondie de la Guyane. Néanmoins, il revient souvent sur ce qui touche au ferro-ciment. Je sens bien que Spirou brûle de s'offrir le voilier de son héros. Cela ne manque pas, quelques semaines plus tard il me commande la coque de dix-sept mètres dont il termine le dessin, une goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. « tulipéetulipée : forme de coque où l'étrave s'évase vers le haut. devant, frégatéefrégatée : forme de coque où la poupe se referme vers le haut. derrière ». Je calme tout de suite ses ardeurs en lui expliquant que c'est beaucoup trop ambitieux et qu'il n'en verra jamais le bout. Incapable de renoncer à son rêve, Spirou tergiverse des mois durant avant de se rabattre sur un voilier du pirate en réduction, ce qui donne un bateau de treize mètres, bas sur l'eau, pas du tout logeable, mais superbe à l’œil.


Mireille et moi mettons en place un couple sur le chantier de Spirou.

Mireille et Raymond posant le grillage du tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. arrière du bateau de Spirou.

Nous en entamons la construction dans son jardin, Mireille et moi, bientôt rejoints par Raymond, notre ami anglais. Entre Spirou et nous, la relation change aussitôt et devient celle de patron à employés : il sirote des boissons fraîches sur sa terrasse sans jamais rien nous proposer, chaque soir nous avons droit à une inspection de chantier assortie de remarques désobligeantes sur des détails anodins, nous devons nous plier à des exigences insensées sous prétexte qu'il faut que le chantier soit « beau vu de la rue », et pour finir, Spirou n'a pas un mot à notre sujet quand des connaissances viennent voir l'avancement du chantier. De petites choses et d'autres qui, mises bout à bout, font que nous nous fâchons pour de bon à quelques jours du bétonnage. Est-ce la frustration d'avoir été obligé de renoncer à sa belle goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. ? Spirou, devenu odieux, s'est aussi mis à dos toutes ses relations et personne ne répond à l'appel pour ce gros travail collectif. Qu'à cela ne tienne, un réserviste des paras comme lui peut toujours compter sur la troupe. L'opération, délicate entre toutes, est ainsi confiée à une escouade de légionnaires qui massacrent l'ouvrage. Vu de la rue, c'est vraiment affreux, et la coque de la fière goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. est restée emmaillotée dans des bâches des années durant...

La venue de Chercha-Païs en Guyane a révélé que les rêves de voilier-du-tour-du-monde peuvent devenir réalité. Cela ne s'est pas confirmé pour Spirou, mais Pierre Walthert, commanditaire de la coque suivante, a eu un jour la satisfaction de quitter le pays à la barre de son bateau. Encore un curieux personnage que l'ami Pierre. Il est d'une générosité sans borne et il lui arrive par exemple de rentrer chez lui, dans la nuit, et de devoir repartir dormir ailleurs car tous les lits sont pris par les routards à qui il ouvre sa villa Saint-Michel. De même, il se met en quatre pour nous et profite par exemple d'un voyage en Europe pour aller dénicher au fin fond de l'Angleterre le petit poêle en fonte -importation probablement unique dans les annales guyanaises !- dont nous rêvons par rapport à nos projets de Patagonie. Pierre est malheureusement assez dépressif depuis qu'il se trouve célibataire, ce qui le conduit à forcer sur le cœur de chauffe, rhum agricole à 70° que produit la distillerie Prévot, face à notre mouillage. Il nous loge, Mireille et moi, dans une minuscule chambre indépendante qui a la particularité de comporter une autoroute à insectes rampants divers, allant de la porte à la fenêtre, à travers notre lit. Nous n'avons jamais réussi à stopper le passage de ce riche catalogue d'insectes, arachnides et autres myriapodes. Drap de dessus impératif. En revanche, nous avons quasiment apprivoisé les deux mygales de la maison, la grande matoutou, comme on dit ici, qui navigue du cap Horn au cap Leeuwin sur une planisphère murale, juste au-dessus du canapé, et la petite, noire et très velue, qui colonise le rouleau de papier toilette… À dérouler sans brusquerie.


Raymond et le début du ferraillage de la quille du bateau de Pierre.

Bestioles mises à part, nous nous sentons bien chez Pierre, où je conduis le chantier avec Raymond. Des papayers ombragent la maison et quand nous entendons un fruit rebondir sur la tôle ondulée, c'est la surprise du jour : papaye ou mamaye ? Rouge ou vert ? Dessert ou salade ? L'animation est parfois un peu éprouvante, après nos journées passées à façonner le grillage et le fer à béton, mais nous nous laissons toujours prendre. En effet, chaque globe-trotteur débarquant en Guyane sait qu'il trouvera à se poser "chez Pierre", à Rémire-Montjoly, et les soirées sont un festival de récits cocasses offrant une vision très particulière de l'Amérique du sud. Nous nous ennuyons d'autant moins que la maison voisine est celle de Geneviève, l'amie de Super, qui n'apprécie rien tant que les grandes tablées où l'on rit beaucoup.


Avec Francis en responsable des mélanges, une joyeuse équipe s’active pour le bétonnage du bateau de Pierre.

Pierre nous fait une totale confiance et la construction de sa coque se déroule sans la moindre anicroche. Je n'en ai comme souvenir qu'une anecdote : les plans de ce voilier étant américains, cela m'a donné l'occasion d'apprendre à Raymond la signification de nombreux mots de sa langue natale qui lui étaient tout à fait inconnus. Pierre a très vite mené l'ouvrage à son terme, comme j'ai pu le constater en mouillant près de son côtrecôtre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. auriqueaurique : voile de forme trapézoïdale., baptisé Kouliala (« petit bateau de mer » en galibi). Cette rencontre date de mai 1978, à Pointe-à-Pitre où, plus tard, Pierre a vendu son bateau à l'un des rejetons de la famille Lemaire, célèbre aux temps héroïques de la voile pour avoir bouclé un tour du monde sans jamais avoir appris le point astro. Sel de l'affaire, cette tribu, sédentarisée à la pointe Fouillole, s'était spécialisée dans le ferro-ciment, tendance bâclé, pour ne pas dire salopé. Moins drôle, à en croire radio-cocotier, le voilier de Pierre a ensuite été envoyé par le fond lors d'un cyclone.


Pierre voit l'achèvement de son côtre qu’il baptisera Kouliala.

Le tandem franco-anglais du ferro-ciment a œuvré sur une troisième coque, en Guyane, celle de Jean-Paul le botaniste, mais Raymond et moi n'étions qu'en appoint d'une construction que notre ami maîtrisait parfaitement. Pour ce chantier-là, presque voisin de celui de Pierre, j'ai en mémoire une ambiance souvent festive, grâce à de joyeuses bandes de passage. Ainsi, à quelques mètres de l'échafaudage s'élève un temple des adventistes du septième jour, aux murs largement ajourés pour laisser passer le vent, en vertu de quoi, chaque samedi durant le temps de la construction, des filles aux seins nus ont pris un malin plaisir à se prélasser autour de la coque ! Le pasteur n'a repris le contrôle de ses ouailles qu'après avoir tendu sur le côté de l'édifice des bâches qui les privaient à la fois du paysage et de l'alizé. Double punition.


Prète à être bétonnée, la coque du bateau de Jean-Paul, notre troisième chantier guyanais.

Chercha-Païs a suscité d'autres vocations en Guyane, auprès de gens qui n'ont pas su se décider assez vite pour nous passer commande, notamment Jocelyn, un libanais champion de tennis et un homme âgé employé à la météo, qui s'est finalement lancé avec son fils. Il est amusant de noter qu'à part celui de Spirou, tous ces chantiers ont été lancés en bordure de la même piste de Montjoly, un peu en retrait de la mer ; à ce propos, je ne peux m'empêcher de signaler qu'une maison inoccupée, proche de celle de Pierre, conservait sur un plancher un tracé de carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. grandeur nature. C'est là qu'un grand nom de l'aventure maritime, Peter Tangvald, a construit, en sept ans, Artemis de Pytheas, une goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. franche en bois traditionnel, sans moteur, partie de Guyane peu avant notre arrivée (Pierre nous a montré le film de sa mise à l'eau). Tangvald naviguait en compagnie de sa femme Lydia, qui allait être tuée par des pirates, deux ans plus tard, en mer de Sulu. Il a ensuite écumé les mers du globe avec son voilier, en traînant le malheur dans son sillage : en effet deux des épouses de cet homme (qui en eu sept) sont mortes tragiquement en mer, lui-même ayant perdu la vie en 1991, lors d'un naufrage à Bonaire, où périt aussi sa fille. Le seul survivant fut son fils Thomas, disparu à son tour au large, en 2014, au cours d’une traversée entre le dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. des Cannes et Fernando do Norhona.


Peter Tangvald s'apprête à mettre à l'eau Artemis de Pytheas.

En conclusion de la chronique des constructeurs amateurs de Guyane, je me dois de mentionner un épisode dont le souvenir m'embarrasse encore. Un beau matin, au mouillage de Montravel, tiré de mon bricolage par le bruit d'une voile qui fasseyerfasseyer : se dit d'une voile qui bat dans le vent., j'ai la surprise de contempler un engin invraisemblable, un bateau de contreplaqué d'environ sept mètres, taillé comme une boîte à chaussures, avec un fond plat, une étrave droite, un énorme franc-bord rigoureusement vertical et un tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. du même acabit, où se lit le nom de l'embarcation, Sophie. Le plus étonnant de tout, dans ce pays où l'on se contente de regarder la mer de loin, est que la chose est menée par un jeune créole. De but en blanc, le garçon, plutôt sympathique, sollicite mon avis par rapport à son œuvre. Je suis très gêné, rien ne va dans la conception de ce bateau qui ne flotte même pas d'aplomb, sans parler de ce qui est censé contrôler les voiles. Comment noyer le poisson ? Devant un café, à notre bord, je ne trouve pas d'autre issue que d'interroger mon collègue architecte naval -en réalité, il a construit son bateau sans tracer le moindre plan- sur le pourquoi d'un si haut franc-bord. Nous passons un moment à parler de fardagefardage : prise au vent d'un bateau., de volume intérieur et d'autres considérations, puis il repart, ravi de la rencontre.

Ce garçon m'était sorti de l'esprit quand deux mois plus tard, peut-être, la scène s'est reproduite. La voile qui bat, le plouf de l'ancre et moi qui pointe le nez en haut de la descente. Le jeune skipper me sourit, pas peu fier de me montrer la transformation de son voilier : il l'a scié tout du long, coque et emménagements, pour lui enlever une tranche de quarante centimètres, avant d'assembler le haut et le bas restants ! Quel boulot ! Et pour rien, son bateau sera toujours un sabot… J'aurais mieux fait de me taire.

Au fait, qu'est-il advenu de la goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. de Jean-Paul, qui semble avoir tous les atouts en main pour achever sa construction au mieux ? Il m'apprendra, quand nous nous retrouverons des décennies plus tard, qu'il a été contraint d'y renoncer, en raison de la faillite frauduleuse du shipchandler français à qui il avait commandé -et payé- la totalité des équipements nécessaires. Vraiment rageant.

(1975-1976)