Le festin d'Anita
À notre arrivée en Guyane nous avons l'impression, Mireille et moi, qu'un bon génie s'est penché sur notre cas. Spirou vient de nous déposer devant la jetée de Cayenne, après que ayons festoyé chez lui le jour de notre rencontre, quand un couple de métros nous aborde. Disposant d'un peu de temps après une mission à Cayenne -ils sont fonctionnaires à Fort-de-France-, ils nous demandent si, par hasard, nous ne pourrions pas leur faire connaître les îles du Salut. Justement, nous en avons la carte sous le bras, confiée par Spirou… Un "charter" pour commencer à regarnir la caisse du bord dès le deuxième jour, c'est inespéré.
Le lendemain, à la première heure, nous repartons ainsi avec eux dans un bateau qui porte les stigmates du louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag). interminable qu'il vient d'accomplir depuis Trinidad. Quand les voiles sont établies et que nous avons le loisir de faire plus ample connaissance, Paul et Malou, nos passagers, visiblement heureux d'être au large, nous parlent du dégoût qu'ils ont ressenti la veille en visitant Cayenne. Nous comprendrons par la suite qu'ils ont commencé par le pire, en déambulant dans la Crique, le quartier mal famé des Brésiliens et des Haïtiens, incluant les abattoirs de la ville, avant de pousser la porte du musée municipal où ils ont surtout vu les grands bocaux de formol contenant les monstres collectionnés par un docteur à l'esprit dérangé.


Après une traversée-éclair, courant aidant, les bonnes surprises s'enchaînent, car au mouillage de l'île Saint-Joseph se trouve une petite chaloupe rouge chère à notre cœur. C'est bien sûr Nayla, et Alain, alias Super, toujours les cheveux en bataille, godille bientôt vers Chercha-Païs, comme au temps de nos navigations de conserve aux Canaries, où nos routes se sont séparées. Il est dommage qu'Alain soit à quelques semaines de quitter la Guyane… Pour l'heure, la vie est belle, même si nous devons bientôt écourter ces retrouvailles émues pour amener Paul et Malou sur l'île Royale.
Sur cette île, où le centre spatial de Kourou vient d'installer plusieurs installations de suivi de fusées, transformant au passage le bâtiment directorial du bagne en hôtel pour ses employés, les ruines de l'époque maudite -dont la toute fin ne date que de 1946- ne font pas honneur au pays des Droits de l'Homme… Nous quittons les lieux après une baignade dans une "piscine" des prisonniers, un creux de rochers à l'abri des requins, puis une mini-traversée vers Saint-Joseph (« une demi-portée de fusil » selon les anciennes Instructions Nautiques) nous y fait retrouver l'équipage d'Alain, composé de deux amies de passage en Guyane auxquelles s'ajoute Raymond, l'Anglais qui va tenir une si grande place à nos côtés, Mireille et moi. Saint-Joseph était l'île de la Relégation et les vestiges y sont plus terribles encore, avec des cachots d'un mètre sur deux, au plafond fait de barreaux laissant passer le soleil ou les pluies équatoriales, des culs de basse fosse, des systèmes de fers pour bloquer les bagnards pendant leur sommeil et des routes inutiles soigneusement pavées avec les cailloux que les forçats cassaient sans relâche. Très animée et parfaite pour nous changer les idées, la soirée commune sous un carbet de fortune constitue en même temps une bonne introduction à la Guyane : si l'on remue un tant soit peu l'épaisse couche de noix de coco qui recouvre le sol de l'île, on déclenche la fuite en tous sens de bataillons de scolopendres faisant bien quinze centimètres de long. De tout mon séjour, je n'ai jamais pu réprimer un sursaut à la vue d'une de ces créatures beaucoup trop rapides pour mon goût, et venimeuses de surcroît…


À la fin du week-end, un vent inespéré ramène Chercha-Païs sur un seul bord à Cayenne, où nous nous écroulons de fatigue sans souper, après avoir ramené à terre Paul et Malou, avec promesse de s'écrire et de se revoir aux Antilles, ce qu'il advint. Nous avons beaucoup de sommeil en retard et il fait grand jour quand une voix autoritaire nous tire des limbes.
« C'est la gendarmerie ! Y a quelqu'un ? »
Aïe, il semblerait que le bon génie soit retourné dans sa bouteille…
Que nenni. Il y a bien deux hommes en uniforme dans le Zodiac venu contre notre bord, mais l'interpellation prend un tour inattendu.
« Excusez-moi, dit timidement celui qui est aux commandes, mais j'ai vu que votre port d'attache est La Rochelle et je suis Rochelais moi-même…
-Désolé, nous sommes Auvergnats.
-Je suis de Clermont, rétorque le second pandore. »
Pourtant c'est bien avec le patron du canot' que nous trouverons notre bonheur, et cela durera des années. Claude est en effet marin dans l'âme, ayant été mousse dès son plus jeune âge puis bosco à la marchande -sa fonction présente lui vaut d'être aussi un plongeur expérimenté- et il s'est déjà pris d'affection pour ce voilier venu éclaircir son quotidien de responsable de la brigade fluviale et maritime. Avec sa femme Claudette, ils n'auront de cesse de nous combler de bienfaits, ne sachant jamais comment nous remercier assez de les emmener parfois naviguer.
Qu'en est-il du festin d'Anita mentionné dans le titre ? Patience, il fallait ce préambule. Par l'entremise de Claude, nous devenons familiers de l'ensemble de la gendarmerie du pays. Quand nous aurons un semblant de voiture, le chef des motards nous dira par exemple un jour, avec un clin d’œil appuyé :
« Ce n'est pas parce que vous avez des pneus lisses qu'il ne faut pas venir nous voir à la brigade ! »
Tiens donc, notre plaque d'immatriculation est connue de toute la maréchaussée et nous vaut apparemment une impunité totale…
Voilà comment, au hasard des rencontres, nous sommes invités chez l'un ou l'autre gendarme, comprenant vite qu'il faut oublier nos préjugés : à cette époque, la Guyane est très tranquille et ces militaires sont surtout employés à préserver les modes de vie des Indiens et des populations traditionnelles en général. Leurs seules missions de maintien de l'ordre visent les Brésiliens qui trafiquent avec leurs tapouyes mais, conscients qu'ils le font en raison de la terrible misère régnant sur le nord du Brésil, ils ne s'acharnent pas outre mesure.
Nous sommes aussi conviés, de temps en temps, à une gendarme-partie, dont la plus mémorable se déroule en septembre, sous l'égide de Claude et Claudette. Les festivités ont pour cadre le domaine de leurs amis Arthur et Anita, face au dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. de Stoupan où nous mène notre modeste voiture aux multiples infractions. Arthur nous guette et, dès que nous avons levé les bras, fonce nous récupérer de toute la puissance de son 35 chevaux flambant neuf, multipliant les signes d'affection. Sur l'autre berge, l'accueil est pareillement chaleureux avant même que nous ayons enjambé le bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). de la pirogue. Il y a là Claude et Claudette, bien sûr, le pilote d'hélico et sa minuscule femme malgache, toujours rieuse, que nous apprécions beaucoup, un couple martiniquais, déjà croisé, comme quelques autres invités et, délaissant ses gamelles un instant, Anita Agelas, la maîtresse des lieux.
Anita est une figure fameuse dans le pays, parlant trois langues et six dialectes, qui sait tout des plantes de la forêt et plus encore de la cuisine créole. Au point qu'il y a une vingtaine d'années, quand le général de Gaulle est venu en voyage officiel en Guyane, c'est à elle qu'on a confié le soin de lui offrir le meilleur repas guyanais possible. À écouter Claudette nous raconter l'anecdote, nous nous pourléchons les babines. En attendant que sonne l'heure des agapes, nous suivons Arthur sur les pentes de la Montagne anglaise où il a réalisé des prouesses, défrichant, terrassant, construisant la maison familiale, taillant des canots, plantant, récoltant, pêchant et chassant sans trêve. De sa curieuse voix cassée, il nous laisse entrevoir l'étendue encyclopédique de ses connaissances en matière d'agriculture locale, chaque plante ayant ses subtilités, par exemple sa lune pour être mise en terre, ses "yeux" ou sa "barbe" à laisser enfouis à la récolte, les herbes qu'il faut lui associer pour détourner les parasites, etc. Quand nous redescendons, Anita vient de soulager le fils du pilote d'une allergie soudaine due, selon elle, à une papillonnite (cela provient des écailles microscopiques et très irritantes que répand le redoutable papillon-cendre, le seul au monde a être nuisible). Ayant préparé une décoction de quelques plantes, elle en a enduit les parties touchées et en quelques minutes les rougeurs et les démangeaisons avaient disparues. Avant la cuisine créole, la médecine créole…
Comme il reste du temps et qu'on arrive à l'étale de marée haute, Claude me propose une traversée aller et retour du Mahury, avec l'escorte d'Arthur, qui fait ronronner doucement son beau moteur. Inutile de dire que cette distance à la nage nous a bien ouvert l'appétit pour ce qui nous attend : boulettes de crevettes, brochettes de caïman, portions de mouton accompagnées de riz cuit dans la carcasse et blaff d'acoupa-rivière avec des bananes. Nous touchons là des sommets culinaires que nous ne sommes pas peu fiers de partager avec un chef de l’État…

Après le café, Anita amène cérémonieusement un instrument que ni Mireille ni moi n'avions jamais vu encore, une sorte de tonnelet avec une cuve et une manivelle. C'est une sorbetière, dans laquelle elle verse un mélange de lait de coco et de lait concentré sucré, relevé de zeste de citron vert, de vanille, de cannelle, de muscade et de noyau pilé. Elle met de la glace autour et à moi la manivelle. Cela fait revenir de très anciens souvenirs du temps où ma grand-mère me confiait le moulin à café. En l'occurrence, le résultat est divin ! Je nagerai beaucoup plus longtemps s'il le fallait pour déguster à nouveau un tel sorbet. À peine ai-je dit cela qu'Anita met en route une deuxième tournée.

C'est le paradis… Il y a même eu un troisième service de sorbet coco, car nous avons remis ça le soir, avec le même menu, arrosé de champagne à la place du planteur servi à midi.
Cette journée inoubliable, nous l'avons souvent évoquée ensuite, quand nous avons retrouvé Claude et Claudette, en poste aux Saintes, en Guadeloupe, et ensuite, en métropole. Deux ou trois ans avant d'écrire ces lignes, quand j'ai parlé d'Arthur et Anita, au téléphone, avec Claude, sa voix s'est étranglée. Son ami est mort, m'a-t-il appris, égorgé dans une rue de Cayenne par un malfrat qui en voulait à son collier en or. C'est terrible. Nous savions, Claude et moi, que la Guyane n'était plus le pays bon enfant que nous avions connu, en raison d'une criminalité omniprésente et des problèmes liés à l'orpaillage clandestin, mais l'un comme l'autre nous étions loin d'imaginer que de tels drames puissent se produire.
Pour ne pas finir sur cette note épouvantable, j'en reviens à notre arrivée en Guyane : l'année et demie extraordinaire que nous allons passer dans ce pays s'est alors mise en place en moins d'une semaine. En effet, à peine Claude parti avec son Zodiac, le jour de notre premier contact, une voiture klaxonne sur la jetée et nous faisons la connaissance de Jean-Paul : emballé par Chercha-Païs, ce sympathique botaniste à l'Orstom veut qu'on lui fasse une coque ! Puis Claude repasse pour nous inviter à manger chez lui à midi ; il ne nous ramènera qu'au milieu de la nuit, après un repas de rois, une virée en voiture et une invitation au restaurant chinois… Le lendemain matin, nous nous préparons à gagner l'anse tranquille où Nayla a ses habitudes, quand arrive une Land-Rover de la gendarmerie : c'est Claude, bien sûr, venu nous dire que l'Amicale des Auvergnats de Guyane veut absolument nous confier un charter !
À Montravel, le mouillage recommandé par Super, nous sommes en compagnie de sa chaloupe et d'un petit voilier rouge baptisé Solitaire III, dont j'aurai l'occasion de reparler. La baie est au cœur d'un décor sauvage composé de la table du Mahury, côté continent et, vers le large, d'une série d'îlets déserts dont nous goûterons souvent les charmes. En fin d'après-midi, Super nous hèle depuis la plage :
-Venez ! Et amenez votre linge à laver !
Et de nous conduire chez sa compagne Geneviève qui, dit-il, veut nous connaître sans attendre. Ce soir-là, le sixième que nous passons en Guyane, la tablée compte aussi Raymond et un nouveau venu prénommé Pierre. La conversation révèle que cet aimable responsable des Phares et Balises s'est joint à nous car la fibre marine le titille, si bien qu'une troisième commande de coque n'est pas à exclure… (Deux jours plus tard, nous partirons avec lui prélever du sable de la Sinnamary, pour le faire analyser et voir s'il convient à la confection d'un bon béton!)

Ces moments prometteurs s'accompagnent d'une rude initiation au contexte guyanais. Nous sommes à l'apéritif sur la terrasse quand un curieux « pof ! » nous fait tourner la tête : c'est une mygale grande comme une assiette à dessert qui vient de sauter sur un ravet, depuis son affût au bord du toit ! Brrr… Au dessert, Raymond est le héros malheureux d'un deuxième aperçu du même genre : comme il se plaint d'une démangeaison dans le dos, Pierre demande à voir.
-Ça ressemble à un ver-macaque, dit-il après avoir examiné ce qui irrite Raymond, une bosse allongée presque de la taille de deux phalanges du petit doigt.
Geneviève veut s'en occuper et presse l'endroit entre le pouce et l'index. À l'instant, Raymond s'écroule, inconscient ! Il faudra deux paires de gifles pour le réveiller, puis le bistouri d'un copain toubib venu à la rescousse pour régler le sort de cette larve géante. Quel pays !
En matière de ver-macaque, c'est Anita qui nous a enseigné la bonne méthode. Sachant que pour respirer, ce ver doit faire affleurer de temps en temps son extrémité arrière, les créoles mettent sur la peau un morceau de lard tenu par du sparadrap : ainsi la bête, ne trouvant pas l'air libre, recule dans le gras et finit par s'y retrouver tout entière. Simple et indolore.
(mars et septembre 1975)
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