Le voyage à Kaw, ou la pénitence du conseiller général
L'histoire que voici remonte à nos débuts en Guyane. Jusque là, nous n'avons connu le pays qu'au travers des îles du Salut, marquées par leur sinistre passé pénitentiaire, et des îlets déserts de Remire, notre mouillage, plaisants mais peu représentatifs. Sous ces cieux, nous le comprenons vite Mireille et moi, l'élément liquide est bien la clef de la découverte, mais certainement pas en voilier et sur l'eau salée. Désormais moins attachés à Chercha-Païs, nous allons vivre au rythme des occasions qui se présenteront et ce sera un vrai festival, à commencer par un voyage officiel vers Kaw où, par quelque subterfuge, notre ami Pierre nous a réservé deux places.

Kaw, dont le nom se prononce à l'anglaise, personne n'a su m'expliquer pourquoi, est un minuscule village isolé au sud-est de Cayenne, au cœur des interminables marécages séparant les embouchures du Mahury et de l'Approuague. On ne peut donc y parvenir qu'en bateau, la route figurée sur la carte n'étant encore à cette époque qu'un projet fumeux. À l'occasion d'une visite du conseiller général, les autorités organisent là-bas un voyage groupé rassemblant le canot postal, une pirogue-mer de l’Équipement et le Fort Diamant, la vedette des Phares et Balises. Cette dernière, chargée d'amener sur place deux faucardeuses (petites embarcations munies de faucheuses sous-marines qui servent à l'entretien des voies d'eau), partira du dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. des Cannes, le nouveau port de Cayenne aménagé sur le fleuve Mahury, et pour notre part nous embarquons en début d'après-midi un peu en aval, à pointe de l'estuaire, où sont amarrées les pirogues de l'expédition.
Nous sommes à bord de Dieumerci, le canot postal, une embarcation de dix mètres que propulse un hors-bord de 20 chevaux seulement, exploités au mieux par Dolore, le remarquable patron dont dépend toute l'activité de Kaw. En effet, le canot postal n'est tenu qu'à deux rotations par mois mais il en assure davantage car il y a des passagers, des matériaux et du gibier à transporter entre cette petite cité et Cayenne. Ainsi, en sus de deux tonnes de chargement, faisons-nous partie de la demi-douzaine de personnes qui sont du voyage. Cependant, il manque encore l'élu pour qui tout a été mis en place et Dolore s'impatiente : « On va rater la marée, il faudra remonter le perdant... » De fait, la pirogue de l’Équipement prend bientôt la mer avec les responsables de la sortie et nous patientons encore de longues minutes avant l'arrivée du notable, qui n'a même pas un mot d'excuse quand Dolore lui fait remarquer doucement que l'heure de la marée est passée. Un tel sans-gêne passe très mal ici et ce conseiller général imbu de sa personne va l'apprendre à ses dépends.
À peine l'homme au complet a-t-il eu le temps de s'installer que nous prenons la mer, laissant les îlets dans notre dos pour longer la côte. Notre canot possède des qualités nautiques certaines, passant la vague en douceur sans projeter d'embruns ; comme toutes les pirogues de mer de Guyane, sa coque est taillée d'une seule pièce dans un tronc d'arbre ouvert au feu et rehaussé de bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord).s, en nombre variable suivant l'usage : un bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). pour la chasse, deux pour la pêche et trois pour le transport. À l'approche de l'embouchure de la rivière de Kaw, Dolore ralentit et se met debout pour prendre ses repères. La passe embouquée, nous provoquons l'envol d'une nuée d'ibis et commence une remontée fascinante entre des berges où une végétation en délire abrite toutes sortes d'oiseaux, culs-jaunes, ramiers, aigles, hoccos, urubus, merles, hérons cocoï, aigrettes blanches ou noires…


À l'horizon, par delà les marais, se profilent les reliefs des montagnes de Kaw. En raison de la marée contraire, nous sommes encore en pleine rivière quand la nuit tombe et le vieux Dolore, guidé par le bossman assis en tailleur à l'avant, nous donne un aperçu de ses talents. La remontée se poursuit pleins gaz dans les méandres de la rivière, tandis que la lune se lève au-dessus des herbes et que s'allument les lucioles, c'est féerique. Vers 10 heures du soir, avec près de soixante kilomètres dans le sillage, nous parvenons au petit chenal qui mène à Kaw, où de faibles lueurs indiquent la civilisation. La pirogue est rangée le long de celles du village et dans le noir nous sommes saisis, parfois étreints, par une multitude de bras. Un accueil plein de chaleur, comme toujours en Guyane dans les endroits perdus, à en croire Pierre. La petite troupe escorte le conseiller général pour aller se restaurer chez Philomène, une vieille femme qui est une sorte de marraine pour Pierre, sa "maman de la forêt", comme il aime le dire. Au menu, du palika, un gros poisson de rivière, du hocco, la poule d'eau locale, et du couac, c'est-à-dire de la semoule de manioc. À la table, éclairée par une lampe à pétrole, se trouvent aussi quelques créoles du cru, curieux d'avoir des nouvelles du monde, plus les deux seuls blancs de ce village de trente habitants, Pa'a Pillon, un original, chasseur, orpailleur et ivrogne en fin de parcours, et Régis, le jeune instituteur, apparemment assez mal intégré. Nous comprenons juste assez le créole pour apprécier la truculence des échanges, avant que cette soirée ne se termine de façon étrange : à un moment, Dolore se lève et, comme si c'était un signal, Philomène et quelques autres poussent tout le monde dehors. Les gens filent chez eux et nous sommes conduits d'autorité dans la maison de l’Équipement où nous avions posé nos sacs : en une minute, toutes les portes sont closes et plus aucune lumière ne subsiste à Kaw.

C'est ainsi que le conseiller général, tout créole qu'il est, découvre avec effroi que rien n'a été prévu pour son hébergement. Pire, les portes sont verrouillées et il a beau tambouriner partout, personne ne lui répond. « Voila le prix pour une marée manquée ! », conclut Dolore avec l’œil qui frise, en nous racontant son coup monté. À en juger par sa mine, aussi chiffonnée que son costume, l'élu n'a jamais dû oublier cette nuit passée à grelotter sur un banc et à se faire dévorer par les moustiques… D'ailleurs, découragé par la sanction de ses électeurs, il renonce à poursuivre la visite qui devait le conduire à Régina et, sans même attendre le petit déjeuner, il embarque piteusement à bord du Fort Diamant en partance pour Cayenne.
Pour notre part, nous avons dormi comme sur un nuage en mettant en pratique ce qu'on nous a enseigné de l'usage du hamac : choisir un "matrimonial" (en théorie à deux places, mais il est illusoire d'espérer y dormir en couple), l'attacher de façon assez lâche et s'y installer en diagonale pour rester bien allongé et ne pas se retrouver recroquevillé. Levés à l'aube à la mode du pays, nous parcourons le village, ou plutôt nous cheminons sur son unique allée de sable bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord).e de maisons de bois. À une extrémité s'élève l'église, hideux édifice de ciment assiégé par la brousse, et à l'autre, la forêt elle-même. Au milieu se trouvent le port, l'école et la maison de Philomène, le lieu public de Kaw, qui serait un taudis en d'autres lieux. Orné de posters dépareillés faisant par exemple voisiner Giscard d'Estaing et le calendrier de la maison Yo-Chung-Fo de Cayenne, l'établissement fait aussi épicerie, à en juger par l'étagère où s'alignent une douzaine de boîtes de sardines, deux cartouches de cigarettes et quelques bouteilles.

Une fois avalés le café au lait et le blaff de poisson du matin, un groupe part avec la pirogue rapide de l’Équipement, un canot de huit mètres de long muni d'un 40 chevaux. À défaut du conseiller général, en plus de Mireille et moi, s'y tiennent Pierre, un jeune couple, un gamin, "Monsieur Clotilde", le chef de la Navigation Intérieure, mémoire vivante de tout ce qui peut porter une pirogue en Guyane, un ingénieur chenu, Roger le motoriste et un bossman. Nous redescendons le marais pour emprunter le canal de Kaw, qui communique avec l'Approuague. C'est une petite voie d'eau de quelques mètres de large et de sept kilomètres de longueur, creusée au temps de l'esclavage et qui, après avoir coupé dans le marais, s'enfonce sous une superbe voûte de végétation. Foncer à travers cette verdure procure des sensations mitigées, entre la griserie de la vitesse et le trouble que nous semons sur notre passage en dérangeant des papillons grands comme des oiseaux, d'énormes poissons qui bondissent hors de l'eau et des insectes qui déclenchent un tintamarre de tous les diables.

Arrivés sur l'Approuague, nous sommes ébahis par la largeur de ce fleuve, et pourtant la rive opposée n'est en réalité qu'une île allongée... Roger remonte au ras de la berge pour ne pas être trop ralenti par le perdant. Au-dessus de nous s'inclinent d'interminables palmiers royaux, ceux-là même qui ornent la place des Palmistes à Cayenne ; nous frôlons aussi les moucou-moucous, sorte de papyrus, les palétuviers, les choux pinots et tous les autres végétaux que nous apprenons à connaître comme un enfant déchiffre un abécédaire. Une fois les îles passées, sur la rive en face, nous apercevons les maisons de Guisanbourg, puis la case d'un pêcheur brésilien et un abri de chasse, mais aucune autre trace humaine ne se distingue jusqu'à Régina, sur trente kilomètres de fleuve.

Régina est le chef-lieu de la commune dont dépendent Kaw et Guisanbourg. Une municipalité d'à peu près quatre cents habitants, qui est plus vaste que tout le département de la Gironde et où ne se trouve alors aucun véhicule automobile, à part la sempiternelle jeep des gendarmes qui assure le trajet de l'aérodrome. Les visites sont donc rares et il y a du monde à l'appontement ; nous laissons le reste de la troupe déambuler "en ville" car Pierre souhaite saluer son ami Bernard, un globe-trotter qui s'est sédentarisé un temps pour prendre le poste d'infirmier à Régina, en tandem avec un docteur, qui est en forêt en ce moment.

Nous échangeons autour d'un punch, apprenant au passage que si Mireille veut devenir assistante sociale à Régina, la place lui tend les bras.
« Tu as beaucoup de travail, ici ? »
-Pensez-vous, les gens pètent de santé !
Et c'est nous, pauvres blancs, que Bernard emmène au dispensaire pour soigner nos bobos. Pour Pierre, une vieille blessure qui cicatrise trop lentement, et pour Mireille, des écorchures qui refusent de guérir : en effet, à la suite de nos mille miles de louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag)., nous avons les bras, les jambes et les fesses rongés par le sel, et notre épiderme, pas encore acclimaté, à du mal à reprendre le dessus.

Sur le chemin du retour, en descendant l'Approuague, nous faisons une halte près de trois pirogues amarrées aux moucou-moucous. Elles appartiennent à des chasseurs qui ont un beau tableau de vingt-et-un cochons sauvages. Voilà de quoi remplir un vol spécial vers Cayenne… On pourrait croire à un carnage, mais Pierre nous explique que ces bêtes se regroupent à plusieurs centaines et envahissent parfois les villages et les abattis. L'équipe de la Navigation Intérieure négocie l'un de ces pécaris, puis nous filons vers Guisanbourg pour une nouvelle escale. Mille cinq cents habitants vivaient là à l'époque de l'esclavage et des plantations de canne à sucre, mais il n'en reste que quinze aujourd'hui et hormis l'imposante église de briques, tous les signes de l'âge d'or, si l'on peut dire, ont été digérés par la végétation. Dix ans plus tard, je l'apprendrai à mon retour en Guyane, Guisanbourg perdait son dernier habitant, un dénommé Dimanche, parti finir ses jours à Kaw.
Le canal de Kaw est délicat à parcourir à marée basse et nous touchons souvent des souches, mais Roger est prompt à relever l'embase du hors-bord. Chez Philomène, un solide repas nous attend, blaff de palika, ignames, haricots rouges, rôti de maïpouri (du tapir), colombo de poulet, riz et bananes flambées. Ces bons moments passent trop vite et il faut bientôt repartir, salués de la main par les villageois. La pirogue fonce à nouveau dans le marais et son sillage fait danser au loin le tapis d'herbes flottantes ; la nuit tombe rapidement et, cette fois-ci, notre pilote a besoin des projecteurs pour continuer, ce qui nous permet de voir briller les yeux rouges des caïmans, le long des berges. Enfin, en mer, nous marsouinons sur le dos de la houle avant de nous échouer brièvement sur un banc de l'embouchure du Mahury et d'accoster au dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. du départ. Nous débarquons tout ankylosés mais vraiment comblés par le voyage, avec une petite pensée pour quelqu'un qui n'a pas dû ressentir pareille allégresse en remettant pied à terre...
(avril 1975)
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