Cargo sur le Mahury

Près de l'équateur, la créativité de la nature paraît sans limite. L'une de nos tribulations guyanaises est ainsi associée dans mon souvenir à la découverte de l'unique animal terrestre qui soit franchement asymétrique, à savoir le crabe violoniste. Un petit crustacé qui porte ce nom à cause de la grande pince que possède le mâle d'un côté, longue de dix centimètres, alors que l'autre est quatre fois moindre. Cette pince démesurée sert parfois à livrer bataille devant la femelle convoitée, mais c'est surtout un instrument de séduction, agité latéralement à la manière d'un archet, ou en frappant la carapace, comme en signe de contrition, d'où son nom créole de crabe sé ma fòt.


Le crabe "sé ma fòt".

Ce discret habitant de la mangrove s'est révélé à nous sur les berges du Mahury, fleuve qui a pris pour nom, on ne sait pourquoi, le mot indien signifiant « ouvrage collectif ». Nous y sommes amarrés sur le ponton branlant des ruines du polder Marianne. À terre, la brousse absorbe lentement ce qui a été l'ébauche d'un monumental projet de développement. Les nombreuses habitations sont dévorées par les termites, mais sous les hangars dorment des trésors de matériel : des kilomètres de tuyaux, des douzaines de machines agricoles pas même déballées, du tracteur agricole au Caterpillar, bref, un peu de tout, dont à peu près dix tonnes de vitres destinées à équiper des serres. Telle est la raison de notre présence en ces lieux fantomatiques : le Chercha-Païs va se transformer en cargo, sur un trajet de moins de deux milles jusqu'au port du dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. des Cannes.

Tout a commencé avec la rencontre d'un jeune anthropologue martiniquais. Il est ami avec le commanditaire de l'expédition, Pépêche, un fameux colosse noir qui est une figure de plus à ajouter à notre répertoire. Fils et petit-fils de communiste, lui-même rouge à tout crin, il défend ses idées avec tellement de virulence qu'il ne trouve que des emplois subalternes, alors qu'il est ingénieur agronome, fort de sept années de formation à Moscou et en Ukraine. De même, au vu de sa réputation, aucune banque ne lui accorde de crédit, mais grâce à ce verre, Pépêche va enfin pouvoir se lancer dans l'agriculture par ses propres moyens. D'où la composition très couleur locale de notre équipage pour ce transport un peu spécial : Pépêche, Hugues, l'ethnologue, dit Ti-Jean, sa femme créole, deux jeunes noirs et une doudou dont nous comprendrons le rôle par la suite.


Chercha-Païs amarré sur le ponton branlant des ruines du polder Marianne.

En préambule, nous traçons une allée au sabre entre le ponton et le hangar qui abrite ce fameux verre, nous aménageons un chemin de roulement et le trans-bahutage peut commencer. Même avec des diables, c'est un boulot exténuant, car les caisses font cent-cinquante kilos pièce, et nous suons à grosses gouttes. Heureusement, il y a des pauses pour récolter citrons, oranges, mangues, noix de coco -ces arbres nourriciers sont un héritage du temps des Jésuites- ou pour aller à la chasse. Ici, ça ne dure pas plus de cinq minutes ! Gibier du jour, un petit fourmilier, que la doudou entreprend bientôt de préparer. En dehors des crabes violonistes, le polder Marianne nous a aussi fait découvrir d'étonnants nids d'oiseaux tressés, qui évoquent des chaussettes pendantes. Ce sont les refuges des japis, des oiseaux peu farouches qui ont la particularité d'être capables d'imiter à la perfection le cri de nombreux animaux, toucan, grenouille, aigle, buse, ou autres.


Chercha-Païs en mode cargo sur les berges du Mahury,
avec Pépêche en figure de proue.

Nous ramenons à grand-peine deux tonnes et demie de caisses sur le pont, complétant cette cargaison avec du tuyau plastique, trois gros extincteurs et une superbe caisse à outils pour nous. Ceci fait, nous faisons honneur au ragoût de fourmilier complété de patates douces, en attendant que la marée libère un Chercha-Païs surchargé.

Quand vient le moment de redescendre le fleuve, le tableautableau : partie arrière d'une coque quand elle n'est pas pointue ou arrondie. arrière est enfoncé dans l'eau de quarante centimètres et le roulisroulis : oscillation latérale d'une coque. a une amplitude inquiétante : deux tonnes et demie sur le pont pour deux tonnes et demie de lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité., peut-être en avons-nous trop fait... Sans brusquer la barre, surtout, nous parvenons au dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. des Cannes, le nouveau port de Cayenne, qui est animé comme jamais en ce moment : nous y mouillons en présence d'une demi-douzaine de tapouyes, de deux petits caboteurs venezueliens et de deux cargos, en plus des bateaux de servitude habituels et des dragues sans lesquelles ce port s'envaserait irrémédiablement. À l'arrivée du camion et de la grue commandés par Pépêche, en bon équipage de cargo que nous sommes, nous allons à quai lancer nos amarres. Le déchargement met en joie les dockers : déjà, un voilier de plaisance dans ces parages, ce n'est pas fréquent, mais chargé à la manière d'une tapouye, ça ne s'était encore jamais vu.

Tôt le lendemain, à 7h du matin, Pépêche, à la tête de son équipe, me fait signe du quai ; je lève l'ancre et je prends ce monde en voltige, à couple d'une drague. À Marianne, cela va assez vite et à midi une tonne et demie de verre est chargée, plus deux réceptacles de douche, un grand lavabo en grès émaillé, deux fûts vides, un autre plein de goudron, encore du tuyau souple et diverses babioles. Nous descendons à toute vitesse avec le perdant, mais la force du courant nous empêche d'accoster correctement. Tous débarquent alors et je vais mouiller en attendant la pleine mer. Amarres, camion, grue, nous sommes au point pour un nouveau déchargement quelques heures plus tard.


Déchargement de la cargaison au dégraddégrad : en Guyane, plan incliné servant à l'accostage des pirogues. des Cannes,
le nouveau port de Cayenne.

De retour au mouillage, un peu en amont du port, je reste seul à bord pour la nuit. Si je n'avais pas rêvassé dans le cockpit, ce soir-là, j'aurais manqué l'un des plus beaux moments de voile pure qu'il m'ait été donné d'apprécier. Et pour cause, tout s'est déroulé dans le plus grand silence. Il faut savoir qu'à cet endroit du fleuve, l'alizé se réduit à des brises évanescentes, trop faibles en théorie pour remonter le courant du fleuve renforcé par la marée descendante, comme c'était le cas. C'est pourquoi j'ai vu arriver longtemps à l'avance la jolie tapouye brésilienne dont le barreur paraissait connaître tous les contre-courants du Mahury. Pas un bruit sur ce bateau, pas une lumière non plus, si ce n'est la cigarette que le patron tenait à la main, je m'en aperçus par la suite. Et c'est par de légers mouvements de la braise de cette cigarette qu'il donnait des indications à son équipage, menant parfaitement son affaire jusqu'à l'instant d'affaleraffaler : baisser une voile. la voile et de laisser filer l'ancre. Au fil de mes décennies de navigation à venir, j'ai sans doute approché de la maîtrise de ce patron, mais jamais je n'ai su acquérir un tel calme.

Au matin, un attaché-case à la main, majestueux dans sa chemise boubou bariolée, Pépêche me règle rubis sur l'ongle l'assez forte somme convenue pour le transport. Nous avions demandé un bon prix, pensions-nous, mais nous aurions pu avoir beaucoup plus, comme Pépêche nous l'a confié par la suite. Quelque temps plus tard, en effet, il nous a invités en son domaine de Zéphir, où nous avons fait la connaissance de madame son épouse, aussi maigrelette qu'il est dinosaurien, tous deux ayant en partage une sympathique nonchalance créole. Leur maison est délabrée, mais dans un cadre de rêve : une centaine de mètres de façade sur la magnifique plage de Zéphir et un kilomètre de profondeur, où se succèdent les bungalows pour la famille, des cultures, puis le pri-pri et la forêt. En préambule, Pépêche tente de nous faire comprendre ses liens de famille, mais comme il a trente-cinq frères "homologués" -on ne compte pas les sœurs- nous sommes vite submergés par les prénoms de ses neveux et petits-neveux. Nous nous retrouvons à table en comité restreint et hétéroclite, avec une de ses sœurs au profil éléphantesque, un timide juif à kippa et un couple mené par un personnage dont nous avions déjà entendu parler : impeccable dans son costume blanc, il est pique-assiette professionnel mais chômeur patenté, farouchement nationaliste, raison de sa présence, et en même temps très fier de faire remarquer que sa femme est presque blanche.

Le repas de l'hôtesse fait la part belle au plat traditionnel qu'est le calou, un mélange assez peu ragoûtant de calou proprement dit, un légume gélatineux à l'allure de gros piment vert, mais pas du tout relevé, de riz, d'épinard local, de légumes divers, de crabe de sable, de machoirans fumés, de queues de porc et d'épices. En tous cas, cela tient au corps. C'est autour de cette table haute en couleur que Pépêche a avoué qu'il nous aurait donné le double d'argent sans barguigner, car il avait acheté ces fameuses caisses de verres pour presque rien, arguant de considérables frais de transport. Un drôle de coco, le Pépêche...

(mai 1975)