Le dimanche aux îlets

En langue indienne, le mot Guyane désigne le "Pays de l'eau". Pour des navigateurs, c'est plus précisément le pays de l'eau grise ou brune, un liquide tellement turbide que si l'on y trempe la main, on ne voit même pas sa paume. Qui plus est, cet élément n'a pas de limite bien définie et même l'électronique d'un sondeur est incapable d'afficher une quelconque profondeur ; si l'on plonge, on ne trouve pas non plus le fond : l'eau devient de moins en moins fluide au fur et à mesure qu'on descend. De retour au mouillage de Montravel, où Chercha-Païs a ses habitudes, il nous arrive souvent d'être poussés par un bon alizé, les voiles en ciseauxciseaux (voiles en) : se dit des voiles établies d'un bord et de l'autre, au vent arrière, sans autre résultat que de traîner un sillage d'eau encore plus sombre que celle de la mer, à la vitesse faramineuse d'un demi nœud… Cela ne relève pas que de l'anecdote. En effet, les ancres ne trouvent aucun fond suffisamment ferme pour crocher : nous avons beau mouiller à Montravel avec toutes nos ancres et toutes nos longueurs de chaînes, la houle qui entre dans la baie à marée haute fait insensiblement déraperdéraper : reculer dans le vent quand l'ancre se décroche du fond. le bateau, que nous devons remettre en place chaque semaine quand nous ne naviguons pas. Un rude labeur auquel s'ajoute le nettoyage que l'on imagine pour le pont et le puits à chaîne.


Plongeon dans l'eau boueuse, au mouillage de la baie de Montravel.

Un autre problème se pose à marée basse, quand nous souhaitons rejoindre la plage depuis le bateau, planté dans la vase : l'annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. adhère comme une ventouse sur une eau trop visqueuse pour que les avirons soient utilisables et nous n'avons d'autre solution que de revêtir nos combinaisons de plongée avant de ramper misérablement dans un magma peuplé de poissons invisibles qui se débattent quand on les dérange. Pour en terminer avec le contexte de notre mouillage, il s'y trouve quelques roches immergées non balisées, dangers dont nous tentons de préciser la position à l'occasion des grandes marées. J'allais oublier un dernier détail : le rivage de Montravel est envahi de temps à autre par des yen-yens, des mouches minuscules à la morsure très irritante, qui peuvent être abondantes au point de nous faire comme des chaussettes sombres -ces insectes ne volent qu'au ras du sable et de l'eau- : en ce cas, nous rejoignons le bateau en courant sur la plage avant de plonger et de nager avec l'annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. retournée au-dessus de nos têtes, pour échapper à cette engeance.

En contrepartie de ces désagréments, la baie est face à des îlets inhabités qui feront nos délices et celles de nos amis durant tout le séjour guyanais. Ces terres du large, regroupées sous le vocable d'îlets de Rémire, ont pour nom le Père, la Mère, les Mamelles et le Malingre, auxquels on peut associer l'Enfant Perdu, isolé assez loin dans le nord-ouest. Seuls les deux premiers sont commodes à aborder et intéressants à parcourir, mais la fibre marine est si peu développée en Guyane que nous les aurons toujours à notre usage exclusif, au prix toutefois d'une navigation contre vent et courant, au voyage aller.


Le Père et la Mère, deux des cinq îlets de Rémire au large de Montravel.

Pour ces sorties dominicales, nous avons des fidèles, amoureux des voiliers, comme Raymond, Jean-Paul, parfois accompagné d'un Indien de Trois-Sauts en convalescence après une blessure, ou son ami Philippe, le médecin de Maripasoula. D'autres sont là pour pêcher, notamment Vonnette, joviale Bretonne, et le jeune Tony (mis en pension chez elle par ses parents, forestiers en Amazonie) qui se vante d'être le seul Finlandais à parler couramment arabe et brésilien ; ceux de Cassauto apprécient également ces escapades.


Jean-Paul, un des fidèles de nos sorties dominicales aux îlets de Rémire.

Gérard, le leader de cette petite tribu, se désintéresse complètement de la navigation et je pense qu'il a pour seule science en ce domaine de savoir identifier une voile au nom évocateur, la trinquettetrinquette : voile d'avant placée entre le foc et le mât.. La pêche ne le motive pas non plus, mais il aime échanger sur des sujets plus ou moins existentiels, semble-t-il pour comparer les parcours des uns et des autres (une ombre pudique couvre son propre passé qui, croit-on savoir, comprend une parenthèse derrière les barreaux, à la suite d'un braquage à main armée ; d'où une soif de liberté qui a amené Gérard, après notre départ, à se faire chercheur d'or sur l'Itani). Bref, je sais que ce solide gaillard est peu banal, mais je vais découvrir à quel point lors d'une de nos sorties vers les îlets. Nous marchons tranquillement au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent., cap sur les Mamelles, quand il m'interroge tout à trac :
-Toi qui nages bien, est-ce que tu pourrais sauver de la noyade quelqu'un de mon gabarit ?
-Oui, je pense, s'il ne se débat pas trop...
Dans la seconde, il se lève et saute à l'eau ! Stupeur générale, le temps que Jo, son associé, ne hurle :
-Il ne sait pas nager !
Et moi de plonger, avant de crawler dans notre sillage… Fort heureusement, il n'y a pas de clapot et Gérard reste calme dans mes bras, le temps que le reste de l'équipage effectue les manœuvres de voile pour venir nous récupérer. Je m'en serais passé, mais je lui dois le plus beau témoignage de confiance que l'on m'ait accordé.

Voilà qui me remet en mémoire un autre cursus intéressant, révélé par les questions de Gérard à notre ami Guy, le pilote de la GAT. Fou d'aviation depuis toujours et privé du moindre diplôme de par ses origines très modestes, Guy a commencé par accumuler les petits boulots -dont celui de balayeur à Air Inter- pour pouvoir financer sa licence de pilote aux États-Unis. Il a gravi ensuite les échelons un à un afin de devenir professionnel, passer sur bimoteur, et finir, il nous l'écrira par la suite, copilote sur Boeing 727, aux Émirats Arabes Unis. Un souvenir en amenant un autre, je vois encore Guy, revenant d'une promenade sur le Père en compagnie de Mireille, avec la bouche méconnaissable : il avait cueilli un piment de Cayenne, appelé "piment enragé" par les locaux, et n'avait rien fait de plus que de le porter à ses lèvres, sans même le croquer !


Mireille et Guy, le pilote de la GAT, la bouche brûlée par le "piment enragé".

Il y a mieux à faire aux îlets en matière de cueillette, à commencer par la récolte des abricots. Pas plus de trois ou quatre, car ici ce terme désigne un fruit à l'épaisse peau brun-vert, qui peut peser jusqu'à quatre kilos. Quant à l'arbre où nous nous fournissons, sur la Mère, il doit bien être centenaire et faire vingt-cinq mètres de hauteur… La couleur de la pulpe est en fait le seul élément qui rattache ce fruit à son homonyme du climat tempéré. La pêche est l'autre activité qui anime les sorties aux îlets. Le tramailtramail : filet à triple nappe. nous assure un ravitaillement généreux, complété par ce que Philippe ramène avec l'épervier qu'il manie avec dextérité : j'ai tenté de m'y mettre pour la beauté du geste, mais c'est vraiment tout un art. Mes connaissances sur le sujet se limitent à cette injonction de Philippe (hors sujet en Guyane) : ne jamais porter d'habit avec le moindre bouton, au risque de mourir noyé, emporté au fond par le filet qui se serait pris dedans.


Philippe, le grand spécialiste de la pêche à l'épervier aux îlets.

Préparation du poisson en discutant de la recette du soir.

Il est délicieux de partager l'amitié de la sorte, préparer le poisson en imaginant la recette du soir, ramener des mangues, monter au sommet du Père ou de la Mère pour jouir une fois encore d'une vision panoramique sur le littoral et ses reliefs, de la montagne d'Argent aux îles du Salut, suivre Raymond dans sa traque pacifique des iguanes, ou simplement aller tendre son hamac à l'ombre pour se laisser bercer par le chant des cigales.


Raymond dans sa traque pacifique des iguanes.

Vonette et Mireille.

Chercha-Païs au mouillage devant la Mère.

Qu'en est-il des autres îlets ? Les deux Mamelles sont des empilements de blocs de basalte difficiles à aborder, coiffés d'une forêt vierge en miniature, à l'image du Malingre. Ce dernier, nous l'avons pourtant visité, à notre corps défendant, au tout début de notre séjour guyanais. Ce jour-là, au départ de Cayenne, Alain et Geneviève à bord de Nayla doivent nous guider vers Montravel, dont nous ne savons rien, sinon que ce fut le premier point de débarquement des Français en Guyane. Tout se ligue pour contrarier notre plan : une série de contretemps retardent l'appareillage, Nayla disparaît bientôt dans un grain noir comme la nuit, puis nous reculons avec le courant pendant un calme, car un problème de presse-étoupepresse-étoupe : dispositif d'étanchéité autour de l'arbre d'hélice. laisse entrer tellement d'eau que nous ne pouvons pas utiliser le moteur. Quand le vent revient, nous perdons l'annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. laissée en remorque, bêtise due à notre départ précipité, et la récupérer à la voile pure n'est pas une sinécure.

Tant et si bien que la nuit tombe alors que nous approchons du Malingre, au louvoyagelouvoyage : action de remonter le vent en tirant des bords (en zigzag).. Mireille s'installe dans le balconbalcon : bastingage à l'avant ou à l'arrière d'un voilier. avant pour estimer la distance dont nous disposons, mais abusée par la faible dimension de cet îlet que nous n'avons encore jamais vu, elle me prévient trop tard et je tente en vain d'abattre en catastrophe. Nous sommes déjà au milieu des récifs. Nous heurtons un haut-fond de face, assez vite pour passer par-dessus, puis un autre, pris sur le côté par la quille, avant que la houle, par chance, nous fasse gagner un espace dégagé. Vite ! Libérer les écoutesécoute : cordage servant à régler l'angle de la voile par rapport à l'axe longitudinal du voilier., mouiller, affaleraffaler : baisser une voile. et descendre soulever les planchers pour voir si nous n'avons pas de voie d'eau. Rien. C'était une bonne idée de construire une quille indestructible avec une grosse semellesemelle (de quille) : protection du dessous de la quille. métallique... Au matin, à dix mètres de Chercha-Païs, émergent les restes d'une tapouye qui n'a pas survécu à pareille rencontre avec le Malingre. Puisque nous sommes là, nous allons explorer l'îlet, au sommet défendu par un surplomb infranchissable, sauf pour les iguanes que nous surprenons et qui plongent à la mer avec un style parfait. Il ne nous reste qu'à repartir tranquillement vers Montravel, où Alain et Geneviève sont vraiment soulagés de nous retrouver.

Pour ce qui est de l'Enfant Perdu, nous n'y avons jamais posé le pied, mais nous en avions entendu parler dès les Grenadines, lors de notre descente vers Trinidad. Un jour où nous étions mouillés sous le ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. d'une île de caricature -trente mètres de sable ombragés par un unique cocotier- arrive un petit voilier en bois classique, mené par un solitaire prénommé Jacques. Nous l'invitons à partager notre repas et il se trouve que ce garçon est en provenance du Brésil, après une escale à Cayenne. Une chance, car il nous a tracé un croquis parfait de l'approche de Cayenne, à partir de l'Enfant Perdu. Grâce à ce papier, nous avons pu venir y mouiller de nuit, aussi à l'aise que si nous étions du pays, et pourtant la place était comptée entre les divers obstacles et autres épaves encombrant l'ancien port de la capitale guyanaise. Cette brève et précieuse rencontre me laisse un autre souvenir : au milieu du repas, notre convive a voulu à toute force aller à son bord : c'était pour s'activer à la pompe, les cadènescadène : pièce métallique reliant les haubans à la coque. de son bateau en ayant distendu les bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord).s, et à voir la limpidité de l'eau de ses fonds, l'océan n'arrêtait pas de passer à travers sa coque !

L'Enfant Perdu est donc le point d'atterrissageatterrissage : arrivée, depuis le grand large, à proximité d'une côte. de Cayenne et à ce titre, il a été très tôt pourvu d'un phare, dont le feu était entretenu par trois bagnards. L'histoire a retenu que l'administration ayant oublié de ravitailler ces hommes plusieurs mois durant, ils construisirent un radeau pour regagner le continent où ils furent punis pour abandon de poste… En tant que responsable des Phares et Balises, Pierre nous en a rapidement appris plus sur l'Enfant Perdu : le phare est tombé en panne, en vertu de quoi son administration a mouillé une bouée lumineuse devant le récif, et quand cette dernière a rendu l'âme à son tour, on a doté le phare de Cayenne, à terre, d'un secteursecteur (d'un phare) : faisceau coloré précisant la direction d'un danger. rouge permettant d'éviter le danger ; mais l'optique s'est décalée et Pierre nous a recommandé de rester dans le pinceau rouge pour être certains de ne pas avoir de problème. Sauf qu'en procédant ainsi, une nuit, nous avons bien failli percuter l'Enfant Perdu : un employé avait remis en place le secteursecteur (d'un phare) : faisceau coloré précisant la direction d'un danger. rouge sans rien dire à personne !


L'Enfant Perdu et son phare capricieux.

L'endroit a aussi été le cadre d'un épisode amusant, lors d'un de nos premiers charters, à destination des îles du Salut. Nous avons à bord un couple de métros et Naf-Naf, leur petite fille, qui se révèle d'abord charmante, avant que son comportement se trouble de plus en plus à l'approche de l'Enfant Perdu. Agrippée aux filières, elle scrute le récif avec une intensité presque inquiétante. Nous comprenons enfin ce qui l'agite quand elle se met à crier, de toute sa petite voix :
-Enfant perdu ! On est là ! Montre-toi !


Guy examine la gueule d'un requin marteau capturé au mouillage de Montravel.

À parcourir les photos de l'époque, je réalise que je n'ai pas tout dit des eaux brunes de Montravel. J'en frémis rétrospectivement : là où nous plongions en toute décontraction, patrouillaient des requins de belle taille, tel ce marteau dont Guy examine la gueule en compagnie du pêcheur qui l'a sorti. Il n'y avait jamais eu d'accident en Guyane et cela suffisait à nous tranquilliser. D'un autre côté, personne ou presque ne se baignait, dans ce pays.

(mars 1975-août 1976)