François Suski

Une fois posé pour de bon, François Suski, l'homme en question, s'extrait de son Cessna et m'explique qu'il était en train de discuter à la radio -tout en se posant sur une bande de latérite entourée d'obstacles !- quand il s'est rendu compte que les arbres gênaient la transmission. Voilà pourquoi il est remonté pour s'offrir deux minutes de conversation supplémentaire.

Ce pilote au visage buriné, le cheveu en bataille, a été notre première rencontre quand nous sommes arrivés en Guyane, avant même d'y avoir posé le pied. Nous avions jeté l'ancre de nuit dans l'ancien port de Cayenne, au milieu d'épaves émergeant à demi, serrant de près une tapouye dans le seul emplacement possible. Au petit matin, l'équipage de la rustique embarcation brésilienne nous a sortis du sommeil, car nos mouillages étaient emmêlés. Avec un fort accent qui trahissait ses origines slaves, le patron se montra aimable au possible, chose rare en de telles circonstances. François Suski, pilote de brousse comme on n'en fait plus, nous apparut ainsi sous une de ses innombrables casquettes d'entrepreneur. Nous constaterons même un jour, en retrouvant sa tapouye à tout faire au mouillage de Montravel, qu'il était aussi entrepreneur de pompes funèbres : un cercueil était juché sur le roofroof : superstructure en avant du cockpit. du bateau.

Par la suite, où que nous nous soyons aventurés en Guyane, nous avons retrouvé l'infatigable Suski, dont l'existence est un roman. Ici, il bâtit un appontement pour une école, là un château d'eau, et ailleurs un terrain de foot ; il a aussi réalisé l'"aérogare" de Saül, une de ses bases favorites. À Maripasoula, je l'ai vu virer sous la gendarmerie établie au bord du Maroni, c'est-à-dire avec le bout de l'aile à deux doigts de l'eau, sa façon à lui de demander que la jeep de la maréchaussée vienne le chercher au terrain. Il faudrait parler aussi de son goût prononcé pour l'escalade des cocotiers, qu'il pratiquait encore à un âge avancé. Et ainsi de suite. Pour l'heure, je ne résiste pas au plaisir d'entendre de sa bouche l'histoire de l'avion dont l'aile pointe hors du marigot, au bout de la piste de Sophie.


Au bout de la piste, l'épave du Piper dont l'aile pointe hors du marigot.

Disons-le tout de suite, c'est le seul appareil qu'il ait perdu sur les sept qui lui sont passés entre les mains en un demi-siècle d'aviation de brousse. Car, je l'ai appris en 2009, octogénaire et nanti de près de 30 000 heures de vol, François Suski pilotait toujours de main de maître ses petits avions, irremplaçables pour ravitailler les orpailleurs, en se moquant de l'interdiction faite aux monomoteurs de survoler la forêt.

À l'époque de l'accident avec ce PA-18, m'explique-t-il de bonne grâce, les orpailleurs de Sophie étaient encore trois. Avec Magloire et Lambert se trouvait le dénommé Crépin, qui vivait dans un carbet bien en évidence à proximité de la piste. Il avait l'habitude de toujours laisser une lampe à pression allumée à sa fenêtre durant les premières heures de la nuit. Un repère précieux pour une liaison Cayenne-Sophie entamée au crépuscule, une fois de plus. Le vol s'est déroulé "normalement", en surveillant les instruments à la lueur d'un briquet, sauf que ce soir-là, Crépin avait déplacé sa lampe. « Quand j'ai compris que j'étais trop long, c'était trop tard et j'ai capoté dans le marigot ! » Sur ce, il me tape sur l'épaule et s'éloigne : « Je dois aller voir mes Indiens. »

Le chantier actuel de Suski, à Sophie, consiste à extraire du sol où ils sont enfoncés deux bulldozers que convoite Saint-Omer. Quand ce sera fait, pour leur éviter des jours de marche, il ramènera peut-être ses Indiens à domicile par la voie des airs, comme c'est souvent le cas. La procédure est rodée et le personnel trouve cela tout à fait normal. Et pourtant… Le patron les embarque après avoir démonté la porte droite, puis arrivé près de leur village, il remonte le fleuve au ras de l'eau, à vitesse réduite. L'un après l'autre, il les fait sortir de la carlingue et s'accroupir sur la roue, avant de lâcher la pédale de frein pour les faire basculer devant chez eux !

Suski et les Indiens, c'est une page de l'histoire de la Guyane. Grâce à leur efficacité en toutes circonstances (et avant que l'administration du territoire n'impose son carcan à l'aventure aérienne), le pilote a en effet ouvert une douzaine de pistes auprès de villages ou de placers difficiles d'accès. "L'épicier volant", comme l'ont parfois surnommé ceux qui lui passent commande de pain, de riz, de couac, de bières, de Coca-Cola ou de bouteilles de gaz, commençait par repérer à proximité une portion de forêt à peu près plate, puis il jetait dans les arbres quatre boîtes en carton peintes en blanc, pour délimiter les 300 mètres de sa future piste. Trois semaines plus tard, ses Indiens ayant déboisé et aplani l'emplacement, Suski revenait s'y poser, sans jamais faire une reconnaissance par voie de terre. Entre les Indiens et lui, la confiance est absolue et réciproque. Une fois, cependant, le pilote s'est donné la peine d'inspecter une nouvelle piste, la plus courte de toutes. C'était à Ouanary, où il avait jusque-là l'habitude de se poser sur une digue de trois mètres de largeur… Au moins, ce nouveau terrain permettait le décollage. Je ne sais plus où, à Kaw peut-être, Suski a dû déclarer forfait et abandonner un projet de piste : il s'y était posé de façon acrobatique et n'avait pu en repartir, plusieurs jours après, qu'en bricolant une catapulte en sandow, solution ultime qu'il ne souhaitait pas pérenniser.

Très discret sur ses origines, Suski a alimenté toutes sortes de rumeurs. Au temps où nous l'avons côtoyé, il se disait même que c'était un Polonais, ex-pilote de la Luftwaffe. Il semble qu'il ait en fait vu le jour près d'Austerlitz, en Moravie, province de Tchécoslovaquie passée après guerre sous le joug de la Russie. C'est ainsi que ce fils de paysan se retrouve engagé comme pilote dans l'Armée Rouge, qu'il déserte en 1948 à bord de son avion, pour aller se poser de l'autre côté du rideau de fer, sur une base américaine. Une première étape marquante dans une incessante quête de liberté. Parvenu en France, dont il apprend la langue et où il adopte un nouveau prénom, il tente divers métiers liés à l'agriculture et l'élevage, mais à nouveau étouffé par les pesanteurs du système, il part vers des horizons plus dégagés. L'Amérique du Sud, d'abord, où l'Amazonie le captive. Enfin, au début des années cinquante, en route vers le Canada, il passe par la Guyane, dont il n'est jamais reparti.

Qui l'eût cru, Suski commença dans l'administration, affecté aux Services Vétérinaires, pour le compte desquels, plusieurs années durant, il sillonne les savanes et remonte les fleuves. Il acquiert ainsi une connaissance profonde de ce pays qu'il va dès que possible explorer depuis le ciel. Explorer n'est pas un vain mot, car François Suski, pionnier de l'aviation en Guyane intérieure, est notamment le découvreur, en 1995, d'une sorte de grande île rocheuse dressée au-dessus de la houle de la végétation, un inselberg inconnu des cartographes qui porte désormais son nom. Après y avoir largué des vivres, il n'a de cesse de rejoindre ce massif à pied. Il y parviendra au prix de plusieurs semaines de difficile progression, en compagnie de chercheurs qui mettent au jour, dans un abri sous roche, les premières peintures rupestres jamais vues en Guyane.


L'île rocheuse découverte par Suski.

L'activité de transporteur aérien de Suski commence, pour le compte d'un orpailleur, avec un Fairchild à quatre places transformé en camionnette volante. C'était en 1951, une époque à la Mermoz. Un jour, piégé dans du très mauvais temps et sans possibilité de s'échapper par le haut, il repère une belle roche plate, luisante de pluie, et parvient à s'y poser sans casse. Après une nuit passée à craindre que les rafales n'emportent son avion, le temps se calme. Suski recule alors l'appareil jusqu'au bord du rocher, l'allège de sa cargaison et, au moyen de ses lacets de chaussures, en attache la roulette de queue à des branchages ! Ceci pour pouvoir lancer le moteur à la main sans problème. « Si je suis là pour te le raconter, c'est que le décollage s'est bien passé ! »

Dix ans après qu'il m'ait raconté cet épisode, j'ai revu Suski en coup de vent. À cette époque, venant du Brésil, Chercha-Païs aborde à nouveau la Guyane et nous commençons par une remontée de l'Oyapock, le fleuve-frontière. Nous venons de mouiller devant la bourgade de Saint-Georges quand un petit Cessna survole le fleuve avant de virer pour aller se poser, avec cette trajectoire flottante qui est la marque du pilote légendaire. Rien n'a changé depuis mon dernier passage à Saint-Georges, puisque après être passé devant "Chez Modestine", je suis amené au terrain par un autre personnage marquant de l'endroit, à savoir Fili, le fou d'orchidées qui fait office de taximan. Je rejoins Suski auprès de son avion, du même modèle que celui que j'ai connu, mais d'une nouvelle couleur. Tandis qu'on discute brièvement avant son départ, je constate du coin de l’œil qu'il y a toujours pas mal de trous dans son tableau de bord, correspondant aux instruments tombés en panne. Après son décollage, on me raconte qu'il continue de ravitailler les orpailleurs, son zinc chargé de vivres et de matériel jusqu'au toit, à moins qu'il ne le bourre de monde, avec un passager à côté de lui, trois autres sur la banquette arrière non fixée et un cinquième derrière, dans la soute, ce qui empêche qu'elle recule… Bien entendu, jamais de calcul de masse ou de centrage. Et toujours beaucoup de rase-motte. Pire, même, quand on sait qu'il a gardé l'habitude, après un décollage sur piste boueuse, d'aller laver ses roues en léchant la surface de l'eau de la première criquecrique : en Guyane, désigne une rivière ; ailleurs, petite anse. venue. Sans compter qu'aucune mauvaise météo ne le rebute. Bref, tout ce qui doit conduire un pilote de brousse à ne pas faire de vieux os. Pourtant, largement octogénaire, il volera encore...


Dix ans plus tard, une nouvelle rencontre avec Suski à Saint-Georges.

En effet, au fil des ans, j'ai eu la curiosité de suivre le parcours de François Suski. J'ai ainsi appris, par exemple, que rien ne semble émouvoir un tel pilote. Des orpailleurs clandestins décident-ils de le détourner en vol, en lui mettant un sabre sur la gorge ? Qu'à cela ne tienne, il plonge vers les arbres et se met à slalomer au ras des feuilles pour les paniquer et leur faire lâcher leurs armes... Il avait dû s'entraîner à l'exercice car, évoquant le personnage, quarante ans plus tard, avec Jean-Paul, l'ami botaniste dont il est question dans ces pages, j'ai appris qu'il avait proposé aux scientifiques de l'Orstom d'installer des sabres et un filet entre les roues de son appareil, pour faire les prélèvements des feuillages de la canopée dont ils rêvaient.

Je l'ai su bien plus tard également, ce diable d'homme trouvait encore le temps d'avoir un violon d'Ingres. Personne n'imaginait que sa fascination pour la forêt se prolongeait souvent tard dans la nuit. Seul avec ses pinceaux et ses couleurs, François Suski brossait de grands tableaux très fouillés, reproduisant ses visions de pilote, l'aspect pommelé des grands arbres vus du ciel, l'infinité de nuances de leurs verts, entrecoupés de feuillages d'automne de-ci de-là, et les brumes du matin plaquées sur leur cimes.


François Suski devant ses grands tableaux.

(septembre 1975-mai 1984)