Enfin à bord !

Que doit-on faire ? La hisser sur le pont, la prendre en remorque, la laisser là… Comment diable, en plein chantier, en est-on venus à devoir se poser de telles questions au sujet du cadavre d’une femme dérivant au large des côtes du Roussillon ? Tout simplement parce qu’avant de poser enfin le pied dans la coque de notre voilier, il nous faut encore patienter durant le mois nécessaire à la cure humide du second bétonnage du pont. Une pause forcée qui va nous permettre d’en apprendre un minimum sur le maniement d’un voilier de haute mer, du moins le pensons-nous, Chris, Dom, Mireille et moi. Les revues nautiques d’alors donnaient déjà un certain choix en matière d’école de croisière et une annonce paraît faite pour nous. C’est ainsi que nous rejoignons à Port-Vendres un Joshua tout pareil à celui de Moitessier, de la couleur de sa coque aux chambres à air enfilées sur les aérations. Il aurait mieux valu sélectionner un voilier moins emblématique dans n’importe quel port de Bretagne, nous le comprendrons après coup.


Le plus décevant des Joshua

Déjà un peu déçus en faisant la connaissance du patron, un père tranquille qui n’a rien du vieux loup de mer imaginé, nous réalisons assez vite notre erreur. Pressé de questions, l’homme qui dirige cette "école de croisière" finit par admettre qu’il n’a jamais mené son Joshua au-delà du cap Creus d’un côté et de Collioure de l’autre. Des ronds dans l’eau… Il est en revanche intarissable sur sa réussite personnelle, dont le symbole est ce voilier flambant neuf. Il a d’abord été boucher -d’où les élégantes poignées de chambre froide dont sont munis tous les placards du bord-, puis il s’est lancé dans la fabrication de poupées, en récupérant dans les poubelles de diverses sociétés les matériaux que sa femme se chargeait de coudre. De mieux en mieux !

Qu’à cela ne tienne, sur son superbe Joshua, nous pensons néanmoins nous initier au jeu du vent et des voiles dont nous ignorons tout. Las, le lendemain, nous appareillons par calme plat, le grand classique méditerranéen : au moteur, les voiles bien bordées dans l’axe et l’équipage dûment porteur de ses harnais de sécurité, nous rallions Banyuls. La météo du lendemain est mauvaise, soi-disant, et nous passons la journée sur le quai, à réparer les toilettes du bord ! Le troisième jour, nous nous réveillons dans les rugissements de la tramontane, une spécialité locale, et après avoir bien noté ce qui touche aux amarres et aux défenses, nous avons tout le temps de réviser le chapitre fondamental du ferlage des voiles. Une autre journée au moteur nous permet d’admirer l’arrière-plan pyrénéen de Banyuls avant d’y revenir pour la nuit, le temps fort de la croisière survenant le dernier jour, au large de Port-Vendres, toujours par vent nul et mer d’huile. Je suis à la barre et, apercevant au loin une forme bizarre à la surface de l’eau, j’infléchis la course du bateau. Plus nous approchons, plus l’affreuse réalité s’impose, il s’agit du corps d’une noyée, dont la mort semble ne remonter qu’à quelques heures. J’ai encore le cœur serré en me remémorant cette jeune femme qui flotte face au ciel, en maillot de bain. Conciliabules gênés avant de décider de concert de laisser la dépouille sur place. Avisée à notre arrivée, la gendarmerie de Port-Vendres se charge de récupérer le corps, qui est, apprend-on, celui d’une personne tombée à l’eau depuis une vedette, la veille au soir.


Mireille à la barre par vent nul, voiles bordées plat.

Sinistre parenthèse maritime que nous oublions au plus vite sur notre chantier champêtre. Celui-ci se trouve plus que jamais sous l’emprise des frimas, alors que nous dormons encore sous la tente, d’où un retour à la règle de l’hiver précédent : le dernier levé sera le premier le lendemain, pour préparer le petit déjeuner ! Au programme, encore un peu de ferraillage pour réaliser les structures intérieures, membrures, varangues, carlinguescarlingue : structure longitudinale en fond de coque., barrotsbarrot : structure transversale du pont ou du roof. et bâti moteur, puis nous passons au travail du contreplaqué pour les deux roofs qui rendront le bateau étanche du haut. C’est la fin des bâches de protection, et bientôt, avec un vrai plancher sous les pieds, nous passons par dessus bord les dernières planches provisoires. Vite, vite, installer les cloisons de la cabine avant et les panneaux de ses couchettes ! De quoi entamer au champagne notre première nuit à bord, assis tous quatre en tailleur sur le bois brut. Dehors, le thermomètre descend vers des records et une renarde pousse de longs glapissements, tandis que nous évoquons des lagons bordés de cocotiers...


La mise en place des roofs, Dom sur le pont, Christian à l’intérieur.

Dans la coque, les structures en ferro-ciment et les premiers éléments de plancher

À partir de ce jour, la Mimine, la chatte blanche qui se trouve bien avec nous, en ville, prend ses quartiers à bord chaque fin de semaine, explorant aux alentours un nouveau domaine plein d’intérêt. L’existence que nous lui préparons sur la mer va probablement la frustrer... Peu après cette soirée inaugurale dans la cabine avant, assorti d’une superbe hélice tripale en bronze, le moteur intègre le bord. C’est un Yanmar de 18 ch des plus rustiques, qui ne se démarre qu’à la manivelle et dont le poids a mis notre 2cv à genoux quand la grue de chez Meta l’a posé dans le coffre (sur la roue de secours, ce qui nous a bien compliqué la vie quand nous avons crevé en route). Le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire). s’ébauche ensuite, avec des banquettes à la dimension des longues jambes de Chris et Dom. La précision a son importance, car au printemps nos associés font sécession, au lendemain d’une crise aussi soudaine qu’inattendue : nous apprenons, ébahis, que notre amie Chris, jusque là plutôt mutique, ne supporte plus de voir son homme cantonné à un rôle qu’elle juge subalterne. C’est ainsi que dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., quinze ans durant, nous aurons les pieds décollés du sol, la hauteur des banquettes ne pouvant être modifiée sans reprendre toute la menuiserie. Plus sérieusement, des paroles très dures ont été prononcées et cette séparation est un déchirement sur le plan humain, Dom étant le plus charmant des compagnons. C’est par ailleurs un sévère coup d’arrêt au financement du bateau, car nous devons restituer leur part à nos associés.


Mon frère François hisse le moteur au palanpalan : assemblage de poulies et de cordages servant à démultiplier un effort. à chaînes.

En revanche, l’absence de la moitié de l’équipage ne perturbe guère l’avancement des travaux, car les bonnes volontés issues du groupe spéléo affluent pour nous aider, notamment quelques fidèles, à l’instar d’Annie, la rieuse complice de mes virées d’enfant sur les volcans, de Christian, le roi de la soudure qui m’a beaucoup appris, ou de Bernard, qui ne prend jamais un outil en main sur le chantier, mais dont les suggestions sont toujours pertinentes. Leur présence est désintéressée, cependant ils savent, comme d’autres, pouvoir intégrer notre bord si le cœur leur en dit. Les fins de semaine sont en outre ponctuées par les visites impromptues de promeneurs qui s’approchent pour poser des questions sur ce bateau de mer perdu dans les montagnes. Parmi ces gens, Gustave et Jean-Denis, un père et son fils, reviennent le samedi suivant, en bleu de travail et caisse à outils en bandoulière, et puis encore la semaine d’après, et ce, deux mois durant. Jusqu’au soir où le tandem nous déclare, très ému : « Nous ne reviendrons pas, nous mettons notre bateau en chantier ».

Voilà comment un terrain de tennis de Durtol, pas très loin de l’Étang, s’est transformé en chantier naval, et pourquoi, jusqu’à notre départ, nous avons été reçus à bras ouvert dans la villa attenante, qui abrite une famille des plus plaisantes. Bien sûr, notre petite bande participe aux grands moments de ce chantier frère, comme l’alignement des couples, le bétonnage et la manœuvre de retournement qu’impose la méthode américaine allant de pair avec le plan choisi. Une opération qui tourne au casse-tête quand une poulie éclate au plus mauvais moment, mais tout se termine bien grâce à un berceau provisoire construit à la hâte. Gustave a vu grand et il faudra plus de quinze ans avant que son imposant Vanessa puisse quitter l’Auvergne à destination de la Grande Bleue, à Saint-Tropez, sa ville natale.


Le grand bateau de Gustave, la veille de son bétonnage.

Le moment du retournement où une poulie vient de casser.

Apparu à l’improviste parmi nos bienfaiteurs, Claude, qui vient d’emménager à l’Étang dans une demeure de rêve, est un personnage peu banal. Architecte et promoteur, c’est avant tout un grand enfant que sa délicieuse femme peine à canaliser, d’où une alternance de périodes d’abondance et de mauvaises passes financières. Il se joint à notre équipe car son âge d’or du moment l’a amené à acquérir un Dufour 35, qu’il a basé à La Rochelle. Par l’entremise de Claude, je sympathise de la sorte avec le maître du port des Minimes, le bassin où nous avons prévu notre mise à l’eau, ainsi qu’avec les dirigeants du chantier Dufour, l’un des plus importants de l’époque, ce qui nous vaudra par la suite quelques ristournes sur les compléments d’accastillageaccastillage : ensemble des accessoires de pont.. Je fais les aller-retour en sa compagnie, au volant de la fabuleuse Jaguar XJ12 qu’il me confie (12 cylindres en V et 4,2 l de cylindrée !), n’imaginant pas une seconde que j’allais m’échiner, quelques mois plus tard, dans le cambouis de sa voiture suivante, une 2cv à bout de souffle qu’il n’avait pas les moyens de confier à un garagiste. À ce stade, le beau Dufour n’est qu’un souvenir, pourtant Claude garde le même enthousiasme communicatif, qui va jusqu’à le faire nous relayer à la ponceuse, sans se soucier le moins du monde du costume du bon faiseur qu’il a sur le dos. Ce compagnon haut en couleur a disparu du paysage peu avant la fin de nos travaux ; à l’en croire, il partait faire fortune au Moyen-Orient en proposant des toilettes mobiles aux pèlerins en marche vers La Mecque !

Le bateau doit à ce joyeux drille le revêtement antidérapant de ses planchers, qu’un sous-traitant de sa société est venu poser à bord, et sa dernière contribution prend la forme d’un petit stock de métal destiné à compléter notre lestlest : masse pesante disposée au plus bas des voiliers pour assurer leur stabilité.. En effet, bien que nous ayons mobilisé tout notre réseau dès avant le début de la construction, nous n’avons pas encore les trois tonnes de plomb nécessaires. Que de batteries désossées et que de bouts de vieux tuyaux sciés avant de faire fondre ce métal de récupération sur le réchaud à pétrole du coin cuisine, dans un casque lourd de l’armée ! Par chance, j’avais découvert une mine chez mon employeur, sous la forme de rutilants lingots de plomb d’imprimerie. Ils servaient à lester les armoires vides, dans les bureaux, de façon à ce qu’elles ne basculent pas à l’ouverture des portes ; donc, pour des meubles pleins de paperasses, plus besoin de plomb ! Je ne pouvais décemment pas me servir au siège du journal, à Clermont-Ferrand, mais chaque fois qu’on m’envoyait en remplacement dans une agence locale, je faisais main basse sur ces trésors.


Les lingots de plomb du journal.

Ma brève carrière dans la presse a aussi servi notre cause de façon plus honnête. Chargé d’un reportage sur une fabrique de ballons de basket, je tombe sur un patron affable et disponible qui m’invite même au restaurant à la fin de notre entretien. Nous échangeons à bâtons rompus et quand on en vient à parler bateau, au café, son œil s’allume. Il m’emmène illico dans sa Mercedes vers une autre de ses unités de production, dans la campagne ; sur place, pas peu fier, il me présente une montagne de défenses de toutes tailles, avec à côté un tas plus modeste, flanqué d’un panneau "Défauts d’aspect". - Revenez avec votre voiture et prenez ce que vous voulez !
Ce spécialiste du rotomoulage connaissait bien son métier, car ses produits n’ont jamais failli pour préserver notre coque des chocs contre les quais ou contre les autres bateaux.

Je ne résiste pas au plaisir de relater deux autres reportages à connotation maritime, comme quoi tout est possible au fin fond de l’Auvergne. Le premier me fait rencontrer Jean-Claude Havas, le concepteur d’un sous-marin de poche ; apprenant que je suis plongeur -c’est un engin que l’on pilote "à l’extérieur", en tenue de plongée-, il me propose de filer avec lui vers Cavalaire, avec son invention en remorque, pour que mon récit ait la saveur de l’authentique.


Le sous-marin de poche de Jean-Claude Havas.

Cette escapade inattendue est un souvenir fort, moins intense toutefois que ne le furent les moments passés en compagnie d’Henry de Monfreid. L’aventurier vient de donner une savoureuse conférence sur ses péripéties dans la corne de l’Afrique, propos illustrés par des photos colorisées de sa main qu’il projette au moyen d’une lanterne magique. La légende vivante, dont j’ai dévoré les livres de mer jusqu’au Feu de Saint-Elme tout juste paru, s’approche du gratte-papier, en s’appuyant sur une canne : -Les médecins m’avaient condamné après ma fracture du col du fémur, mais ce n’est pas ça qui peut m’arrêter ! bougonne-t-il. Pour un peu, il me houspillerait ! L’énergie de cet homme de plus de quatre-vingt-dix ans fait en tous cas plaisir à voir. Lancé sur le thème de la navigation, à peine effleuré pendant sa conférence, il ne se fait pas prier et, quelques minutes durant, je vois dans ses yeux des images de boutres à l’étrave nimbée d’écume…

(1972-1973)


Henry de Montfreid.