Poissons volants, sextant et îles désertes

-Elle devrait être là, cette île, juste en face !
-Avec trois sommets de plus de 1 800 m, c’est impossible qu’on ne la voie pas...
-Où est-ce qu’on s’est trompés ?
Maudit soit l’amiral de Kerviler !

La traversée entre Sesimbra et Madère, sur près de 500 milles, ne saurait se faire uniquement à l’estimeestime : estimation de la position d'un navire d'après sa vitesse et son cap, en tenant compte de la dérive due aux courants. : cette fois-ci, il ne s’agit plus de toucher un continent au petit bonheur, comme ce fut le cas dans le golfe de Gascogne, mais d’atteindre une île plus petite qu’un confetti sur le routier de l’Atlantique. Francis et moi avons donc potassé encore et encore le traité de navigation astronomique du fameux amiral, qui a tout compliqué, apparemment, afin que le commun des mortels ne puisse jamais réussir un point au sextant. Quel galimatias dans ce bouquin ! Pourtant, après avoir calé l’horloge du bord sur les tops horaires de la BBC World Service, nous avons relevé des hauteurs de soleil, chacun de notre côté, nous sommes venus à bout des calculs et nous avons tracé sur la carte des droites de hauteur pratiquement semblables. Maintenant, arrivés en théorie tout près de notre but, nous cherchons à percer le ciel bleu qui s’étend devant l’étrave. Je viens de lire Moby Dick, dont j’ai noté un passage, et la prose d’Herman Merville fait écho à notre désappointement : "Le sextant : absurde jouet ! ...tu ne peux rien de plus qu’indiquer le pauvre, l’unique point de la vaste planète où toi-même tu te trouves avec la main qui te tient." Enfin, Mireille, qui a la meilleure vue de l’équipage, désigne une terre, mais franchement sur bâbord. Comment avons-nous pu faire une aussi grande erreur ?


À pleine vitesse au début de la traversée vers Madère.

L’essentiel est d’avoir mené à bien cette première vraie traversée… Cela avait commencé en fanfare quatre jours auparavant, cap au 220, au grand largue, dans un puissant alizé de nord. Notre cavalcade faisait décoller des escadrilles de poissons volants, encore un spectacle tout neuf à nos yeux et dont il est difficile de se lasser. C’était inconfortable, au point que même la Mimine était toute chose, et des vagues couvraient parfois le pont, mais désormais les hauts sont étanches. Seul ennui, la casse d’une petite pièce du conservateur d’allure, soumis à rude épreuve, que nous parvenons à réparer en bricolant un stylo à bille : anecdote insignifiante qui donne tout son sens à l’expression "avec les moyens du bord". Plus tard, le vent et la mer sont revenus à plus de modération et au soir du deuxième jour, entre le soleil couchant et la lune qui montait à l’opposé, nous avons ressenti pour la première fois cette impression étrange, partagée par beaucoup de navigateurs, d’être les seuls habitants d’une planète voguant au beau milieu de l’univers.

Pour l’heure, plus nous avançons vers la terre et moins nous identifions Madère. Et pour cause, cette île est sa modeste voisine, dénommée Porto Santo. Madère se trouve bien là où nous le pensions, cachée derrière une trompeuse brume de chaleur. Voilà qui est rassurant sur nos compétences au sextant, nous ne sommes plus condamnés à ressasser la maxime qui veut que la position estimée soit l’endroit sur la carte où l’on est sûr de ne pas être. En fin de compte, nous accordons notre pardon à l’amiral. Avec cette escale imprévue à Porto Santo, un de nos livres le précise, Chercha-Païs marche dans les traces de Christophe Colomb, puisque le découvreur de l’Amérique a pris femme sur cette île en 1479, et a résidé, un temps, à Vila Baleira, le village devant lequel nous laissons bientôt plonger notre ancre.

En ce mois d’octobre 1974, l’île, ignorée des Atlanticos -et a fortiori des touristes-, est encore une parcelle de Portugal oubliée un ou deux siècles en arrière. Nous en avons la démonstration en parcourant ses reliefs volcaniques, en équipes de deux, car les mouillages sont exposés au moindre changement de direction du vent ; chaque débarquement est d’ailleurs une petite aventure pour ne pas se faire rouler par le ressac. Abordant ainsi une plage de galets noirs, au débouché d’un ruisseau asséché, Mireille et moi avons gravi la pente au milieu des tamaris, parvenant à quelques maisons, invisibles de loin sous leur toit de chaume. Les gens y vivent dans le plus grand dénuement, sans électricité ni eau courante, coupés des ressources de l’océan, cultivant un peu de froment sur certaines des innombrables terrasses levées par leurs ancêtres jusqu’aux crêtes les plus élevées ; chaque maison a de la sorte son aire de battage bordée de blocs de phonolite. Ces paysans mettent aussi les cailloux en tas pour que leurs moutons ou leurs quelques vaches puissent se nourrir. Au-dessus, après avoir franchi l’étage des cactus où parfois un lapin détale entre nos jambes, nous atteignons les sommets qu’accompagnent des épicéas étiques, déformés par le vent du nord. De ces hauteurs frôlées par les nuages, toute l’île se dévoile, avec une grande plage dorée au sud, longée par l’unique route des lieux, et un feston de falaises ailleurs ; on aperçoit aussi Madère, qui flotte sur un banc de brume, et les îles Desertas vers le sud. En redescendant sur le fil d’une crête plus basse, nous passons par l’un des moulins à vent de Porto Santo : accroupi devant la base de blocs de basalte maçonnés où tourne sur des roulettes la cabane de bois qui porte les ailes, le meunier est en train de coudre une pièce à l’une des voiles de son engin. À la "ville", enfin, nous cheminons devant le four du boulanger qui ronfle, avant d’acheter, à côté, une douzaine d’œufs encore chauds : en une randonnée, l’île nous a tout montré de sa vie en autarcie, tournant le dos à l’océan, car aucun bon abri naturel ne permet d’y pratiquer la pêche.


Les crêtes arides de Porto Santo.

Les jours passent et d’autres marches nous mènent vers de majestueuses orgues basaltiques ou auprès d’une chapelle isolée dans un vallon, au bout d’une voie dallée de galets et bordée de palmiers, cependant, l’inconfort de chaque mouillage nous fait déménager sans cesse dans l’espoir de trouver mieux ailleurs et cela ne nous incite guère à quitter le bateau des yeux. D’où une montée au phare de la petite île Cima, mais surtout des plongées qui sont un enchantement, dans des eaux chaudes d’une limpidité parfaite, peuplées de myriades de poissons, avec nombre d’espèces tropicales jamais aperçues auparavant, bigarrées et arborant des couleurs fascinantes. C’est l’occasion de tester des recettes inédites, tels les beignets de poisson-perroquet, et aussi de remplir tous les récipients disponibles de filets mis à saler, mais je m’en tiendrai là sur ce chapitre, n’ayant que trop souligné, déjà, l’importance prise par la nourriture dans la nouvelle existence de l’équipage.

Après une semaine, Chercha-Païs s’éloigne de Porto Santo, tout dessus par un temps de demoiselle, en rasant l’île escarpée de Baixo. Dissimulée par la brume de chaleur, Madère reste d’abord invisible avant de se dévoiler en majesté ; nous y mouillons au soir dans un décor volcanique sauvage, protégés de la houle par le long éperon qui termine l’île à l’est. Au programme, crapahut à terre, plongées en bouteille, chasse sous-marine, pêche au lancer et farniente sous les fils où sèchent les filets de poissons. Nous ne risquons pas la famine ! De ce havre désertique, nous gagnons l’animation de Funchal, la capitale, devant laquelle Super joue les sémaphores comme si nous n’avions pas aperçu, depuis longtemps, Nayla au mouillage. Parmi la petite douzaine de voiliers en escale nous repérons en outre trois autres pavillons français, le déjà connu Hydrophile, La Belle Polack, mené par un chauffeur de taxi imbuvable, cependant fier de sa blonde et opulente épouse au point d’avoir ainsi baptisé leur bateau (ils sont avec leur fille de seize ans -dont il sera question plus loin- et son petit frère), Strangers in the night, avec Georges, un pilote de ligne, Andrée, sa femme hôtesse de l’air et leur adorable petite Annabel, Skaï, le microscopique esquif d’un couple danois, ainsi que Chubasco, un grand yacht de course américain. L’équipage salarié et cosmopolite de ce dernier rameute tous les français du mouillage et, avant de faire couler l’alcool à flot et la musique itou, ces jeunes nous font apprécier le bijou à l’ancienne avec lequel ils courent le monde : par la suite, chaque fois que j’ai eu quelques coups de pinceau à donner à bord, me revenaient en mémoire les soixante couches de vernis des aménagements de Chubasco, quotidiennement lustrés à la peau de chamois...


Le mouillage de l'anse d'Abra, à l'arrivée à Madère.

Funchal a de quoi séduire. La journée commence par un plongeon dans l’eau tiède et transparente, puis c’est le marché couvert où les produits que nous connaissons voisinent avec le foisonnement qu’offrent les tropiques : au centre, les fleurs, autour, les fruits et les légumes, et au-dessus, les ouvrages de vannerie et de dentelle, spécialités locales, le tout baigné de suaves effluves de marrons chauds. Les promenades en ville sont sportives, car le relief est sans nuances, si bien que les immeubles sont quasi-inexistants et que les maisons s’étagent jusque très haut dans une nature luxuriante. Nous en faisons l’expérience, Mireille et moi, en allant faire réparer le petit moteur de l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., noyé en Galice quand une rafale a retourné celle-ci ; le Mercury chargé sur le vélo du bord, nous sommes montés, montés et montés encore, sous le regard étonné des citadins, car ce moyen de transport n’a pas fait recette sur l’île, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce qui prime sur les terribles pentes de l’endroit, ce sont des traîneaux utilitaires tirés par des vaches le long des rues pavées, et d’autres, freinés par de robustes gaillards, qui servent à redescendre les touristes. Les soirées se passent autour de la lampe à pétrole en compagnie de Super, le seul de nos voisins avec qui nous partageons vraiment le même état d’esprit, toutes amarres larguées à notre départ de France, sans projet de retour. Avant de prendre le large en solo avec Nayla, il a passé trois ans à parcourir le monde avec la Marine Nationale : il nous régale ainsi de ses souvenirs et, surtout, des perspectives que la planète offre à ceux qui vont sur les mers. À propos de la Royale, et sur sa recommandation, Mireille et Annie inaugurent une pratique dont nous allons faire une habitude. Parties à l’abordage du Provençal, un escorteur rapide de la Marine en escale au port, les filles ont droit à un accueil chaleureux et à une visite complète ; elles reviennent avec des cartouches de cigarettes -autre temps autres mœurs-, regrettant, comme l’officier de quart, que le cuistot ait été absent, sinon elles auraient eu beaucoup plus à ramener. L’équipage de Chercha-Païs se console en dégustant la bouteille de madère offerte à chaque voilier au mouillage par le club nautique, à l’occasion de ses régates annuelles.

Une petite semaine s’écoule ainsi, puis nous quittons Funchal, ville décidément très aimable, avec Nayla en remorque, le temps de passer la jetée. Rendez-vous sur Selvagem Grande, mais auparavant ceux de Chercha-Païs souhaitent faire une halte aux Desertas. Il s’agit d’un groupe d’îles inhabitées et inaccessibles qui ne sont portugaises que depuis deux ans. Elles étaient auparavant la propriété d’une famille anglaise qui y a traqué jusqu’à extermination complète les poussins des oiseaux de mer, destinés à être salés et vendus au marché de Madère. Je ne sais pas si j’aurais supporté, plus tard, de passer deux jours et surtout deux nuits dans un tel mouillage, à proximité de falaises noirâtres et menaçantes et à la merci du moindre basculement du vent. Un souvenir teinté d’angoisse qu’atténue à peine l’autre réminiscence que j’ai de ces Desertas, le site où j’ai fléché ma première carangue, brillante comme du métal en fusion.


Les îles Desertas, avec au loin, embrumée, Madère.

En mer, rien n’est assuré, il ne faudra jamais l’oublier. Cela débute avec l’épuisement des piles de l’horloge. Rien de grave, mais il faut remettre l’instrument à l’heure exacte et nous ne captons pas la BBC (au fait, à cette période, nous avons assez gagné en longitude pour vivre à l’heure GMT, qui est celle des points astronomiques). Au bout d’un moment, Francis essaye son petit poste à transistors et parvient à capter un top horaire. Pile à l’instant où le soleil disparaît pour la journée. Pas de point possible, alors que nous visons une tête d’épingle basse sur l’eau. Nous continuons à l’estimeestime : estimation de la position d'un navire d'après sa vitesse et son cap, en tenant compte de la dérive due aux courants., jusqu’aux relevés du midi suivant, qui nous placent très à l’ouest des Selvage. Mauvaise nouvelle car il faut passer au prèsprès : allure où le voilier avance au plus près du vent. bon pleinbon plein : allure de près confortable, mais moins efficace que le près serré. pour rectifier la route. Sait-on encore ce que signifiait naviguer avant l’avènement du GPS ? Tout se termine bien cependant, puisque nous rejoignons Super à la Grande Selvage avant la nuit ; il le fallait, sachant que ces îles environnées d’écueils, loin au large, ne portent alors aucun phare.



L’anse des Cagarras, sur Selvagem Grande.

Autant de raisons pour que les Selvages soient délaissées par les navigateurs, ce qui nous convient parfaitement : bien à l’abri dans l’anse des Cagarras (c’est-à-dire des puffins), ceux de Chercha-Païs et Nayla contemplent donc une terre encore ignorée de leurs semblables. Nous en foulons les rochers de bon matin, grosses chaussures aux pieds et pétoire en bandoulière pour Super, qui a longuement examiné l’île aux jumelles et qui nous promet de faire mitonner de bonnes choses pour la soirée. Effectivement, le gibier s’égaille de partout et les trois cartouches qui lui restent rapportent deux "animaux aux longues oreilles" (attention de ne pas prononcer devant un breton le mot interdit à bord des bateaux). La grande affaire de l’endroit, ce sont toutefois les poussins couverts de duvet qui occupent chaque creux de rocher, puffins cendrés, océanites de Castro, pétrels frégates, pétrels de Bulwer, etc. la liste est encore longue, jusqu’au pétrel de Madère, le nombre total d’oiseaux avoisinant le million. Notre science toute neuve vient de documents consultés dans une sorte d’habitation sommaire où un ornithologue a séjourné un temps, semble-t-il. L’île, vraiment pelée, est également peuplée de lézards et de papillons, à se demander qui mange qui ou quoi.


Le plateau désolé qui couvre l’île.

À cette âpreté terrestre répondent des fonds marins éblouissants où, entre orgues basaltiques, canyons et marmites de géant, patrouillent des bancs de mulets et de grosses liches qui n’ont apparemment jamais vu un plongeur, tandis que les zones moins ouvertes sont autant d’aquariums grouillants d’un fretin multicolore. Chaque jour, je bats mon record de la plus grosse prise, toutefois, pour le malheur de cette espèce dont la chair évoque celle du crabe, les balistes sont notre proie favorite, chassée à l’agachon. La technique est amusante : on descend silencieusement, on se cache près d’un bloc, on lâche une petite bulle, même si aucun poisson n’est visible, et à tous les coups un baliste curieux s’approche ! Il s’agit de l’étonnant "poisson cran-d’arrêt", dont l’épine dorsale escamotable se bloque en position haute jusqu’à ce qu’on l’ait déverrouillée en appuyant sur deux petites épines situées en arrière.

Le temps vécu là, loin de tout, nous fait entrer de plain-pied dans les récits de certains de nos célèbres prédécesseurs, comme les équipiers du Moana (à cette différence près que nous savons nous arrêter de tirer les poissons quand les provisions sont suffisantes). A l’instar d’autres aventuriers qui nous inspirent, nous nous verrions bien aussi en pilleurs d’épaves et, justement, un pétrolier norvégien, le Cerno, s’est échoué il y a peu sur la petite Selvage, dix milles au sud. Un de ces naufrages de la Saint-Sylvestre, nous a-t-on raconté à Funchal, qui survient quand tout l’équipage se retrouve ivre-mort. Hélas, au fur et à mesure que nous approchons de l’épave, les brisants se font plus menaçants, tandis que la mer se révèle trop agitée pour permettre un mouillage raisonnable.


Sur les récifs de Selvagem Pequena, l’épave du pétrolier.

(du 28-9 au 19-10 1974)