Coup du sort aux îles Fortunées


Remisant nos rêves d’épave à explorer, nous virons vers les Canaries, dans le souffle vigoureux de l’alizé. Il conviendrait de réduire la toile pour soulager le conservateur d’allure et s’épargner les volées d’embruns qui couvrent le pont, mais il est grisant de foncer ainsi vent de travers et l’équipage se relaye à la barre pour jouer au mieux avec la houle. Cap sur Fuerteventura, Chercha-Païs coupe en biais une importante route maritime et l’évitement des gros barlus ajoute à l’excitation de ces heures de chevauchée (mention spéciale au cargo italien qui infléchit son cap pour passer à une cinquantaine de mètres sur notre arrière, avec tout l’équipage sur la dunette). Après une journée à 140 milles -encore un peu mieux qu’à notre départ de Sesimbra-, le vent faiblit et Mireille, toujours elle, est la première à repérer notre destination. C’est finalement au moteur, dans le calme, que cette traversée s’achève devant Morro Jable, à la pointe méridionale de Fuerteventura.

Dans l’archipel des Canaries, les îles Fortunées de l’Antiquité, Fuerteventura est la plus proche du continent africain, se situant au niveau de la frontière entre le Maroc et le Sahara occidental. Rien d’étonnant donc à ce que ses paysages évoquent à la fois le Hoggar et l’anti-Atlas, si l’on fait abstraction des hôtels et des bungalows qui longent le rivage, avec leur escorte de palmiers tous frais transplantés. Un autre exotisme préside au repas du soir avec une grosse choucroute tirée de notre dernière boîte de conserve (l’avant-dernière, plus exactement, car certains cœurs de céleri sont partis pour faire un tour du monde!). Nous prévoyons mieux pour l’anniversaire de Mireille, le lendemain soir, avec comme décor les dunes blanches de la côte est, dont Moitessier a parlé avec emphase. Raté. Le vent, trop soutenu pour être remonté, nous impose vite de faire demi-tour et il en sera de même le jour suivant, mais au moins aurons-nous eu cette fois la satisfaction de gagner davantage vers le nord-est, en serrant le rivage au ras des rouleaux, et de contempler ainsi les premières dunes, au-delà de Jandia.

Puisque la veille tout s’était fait à la voile pure, depuis le départ de Morro Jable jusqu’au retour au mouillage, nous nous enhardissons à appareiller encore à l’ancienne, cette-fois au clair de lune, pour la traversée vers Las Palmas, au nord de la Grande Canarie, que nous voulons atteindre au milieu du jour. À l’arrivée, après avoir apprécié de loin une ville aux maisons peintes de tons pastels entourant une cathédrale de lave sombre, le tout derrière une barrière d’immeubles, pas question de se passer de moteur, car avant de trouver celui qui est dévolu à la plaisance depuis peu, nous errons dans les différents bassins du port, aussi dégoûtants les uns que les autres. Las Palmas n’a pas usurpé sa réputation de port le plus sale du monde et si nous nous trouvons sur ces flots irisés, gluants de mazout, c’est avant tout pour récupérer notre courrier.


Sur la grande Canarie, le port de Las Palmas, de sinistre mémoire.

Les missives, dont certaines sont venues de Lisbonne en passant par Tenerife, nous attendent chez le consul de France et cela commence dans la bonne humeur : « Je suis content de vous voir, il y a plus de courrier pour Chercha-Païs qu’il y en avait la semaine dernière pour le porte-avions Clemenceau ». Nous déchantons vite, car dans ces lettres il s’en trouve une pour Annie, dont la teneur signifie qu’elle ne poursuivra pas le voyage : bouleversée, elle découvre en effet, entre les lignes, que son amie laissée en Auvergne serait capable de mettre fin à ses jours si elle poursuit son aventure avec nous. Une autre lettre, envoyée par sa sœur, contient un billet d’avion. Sa famille, qui ne s’est pas manifestée durant le temps de la construction, est également dans le coup… Pressée de rentrer et en même temps honteuse de nous abandonner, Annie fera un départ à la sauvette. Quel dommage de la perdre et de ne plus partager sa phénoménale joie de vivre. Nous nous entendions tellement bien tous les quatre !

Le trio restant accuse le coup, malgré des rencontres entre navigateurs qui sont un bon dérivatif. Parmi les Atlanticos de Las Palmas, se trouvent en effet ceux de Skaï, de Carita, de Farandole et du Triaenghel, des équipages hors normes dont les aventures ont été développées dans le premier tome de ces souvenirs. Nous allons ici et là décalquer des cartes des îles du Cap-Vert, ajoutées à notre programme, et nous sympathisons en outre avec Walter et China, un couple d’Anglais âgés dont le petit voilier a été complètement pillé dans ce bassin pendant le mois qu’ils viennent de passer dans leur pays. Malgré cela, leur enthousiasme reste intact, c’est une belle leçon. Nous n’aurons pas leur sérénité en découvrant une bande de gamins en train de s’amuser à détruire notre annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. sur les rochers de la jetée ! Ils rigolent bien, et tout le monde autour en fait autant, leurs parents comme les pêcheurs… Las Palmas ne restera donc pas dans nos cœurs, d’autant que ce port, où se rassemblent toutes sortes de navires venus du monde entier, abrite en particulier un grand chalutier arborant un pavillon au croissant arabe, qui fait de l’islamisation à pleins hauts-parleurs, de l’aurore au crépuscule.

La Grande Canarie nous laisse tout de même un meilleur souvenir après une seconde escale très différente. Sur la route de Tenerife, nous contournons la côte au ventvent (au) : du côté du vent, (sous le) vent : à l'opposé du vent. de l’île jusqu’à la baie de Sardina, où l’ancre plonge au clair de lune, sous un ciel pommelé qui fait songer à un paysage de neige vu à l’envers. Au matin se révèle un pittoresque village de pêcheurs, calé entre des orgues basaltiques et des falaises de pouzzolane ; il devait y avoir une jetée autrefois, mais les autochtones sont maintenant organisés pour mettre leurs bateaux au sec avec une grue. Le mouillage est agité, toutefois le cadre et l’ambiance nous incitent à traîner un brin en ce Puerto Sardina encore épargné par les ravages du tourisme.

Changer d’île n’est pas changer de culture, si l’on peut dire, car pour la saleté, le port de la capitale de Tenerife, Santa Cruz, n’a pas grand-chose à envier à celui de Las Palmas, y compris dans le bassin très à l’écart que les voiliers partagent avec les chalutiers. Là, au pied de grandes falaises, Chercha-Païs retrouve quelques compagnons du large, dont Nayla et La Belle Polack. Bizarre, Super n’est pas là à faire de grands moulinets avec les bras. Nous comprenons pourquoi en voyant le patron de La Belle Polack s’égosiller et lancer des invectives en direction de Nayla, derrière lequel son annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre. dodeline, tout contre celle de Super. Pas besoin d’un dessin, Super et sa fille sont à l’intérieur et ont mieux à faire qu’à lui répondre, sachant qu’il n’y a aucun risque que le paternel pique une tête dans le cloaque de ce port. Quand nous le retrouvons, nous chambrons Super sur ce qui s’apparente fort à un détournement de mineure :
-Doucement ! Moi aussi je suis mineur, et c’est moi la victime !
Et de nous assurer qu’il a été tout surpris de voir arriver la nymphette.
-En plus, je n’ai rien pu lui apprendre, conclut-il, à la fois ravi et dépité. Dépité, il l’est encore davantage deux heures plus tard, quand La Belle Polack appareille sans tambour ni trompettes...

La grande traversée à venir, au vent portant, est dans tous les esprits et avec Super je vais fouiner parmi les vieilleries entassées aux alentours du port : j’en ramène une longue bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles. qui fera un tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. convenable une fois affinée aux deux extrémités et de son côté il trouve une pièce de bois parfaite pour le bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. dont il veut doter sa chaloupe, afin d’avancer son centre vélique. Toujours au registre des allures portantes, nous tissons depuis quelques jours des "moumoutes" destinées à protéger le génoisgénois : la plus grande des voiles d'avant. du frottement sur les haubans et je passe quelques heures dans le gréement pour les installer. Nous allons ensuite à quai, à couple d’un vénérable chalutier, pour compléter le plein de gas-oil, et quand notre voisin démarre, c’est dans un épais nuage qui noircit à jamais nos fourrures toutes neuves.



L’installation des "moumoutes" à Santa Cruz de Tenerife.

Tandis que Super prépare bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. et sous-barbesous-barbe : hauban reprenant la tension de l'étai sous le bout-dehors., nous décampons vers le sud de l’île, les voiles pleines de bon vent. La côte défile avec son cortège de petits volcans aux formes parfaites et parfois le Teide lui-même sort la tête des nuages, à 3 712 mètres d’altitude. Les pentes de certains cônes nous rappellent celles de l’Auvergne, avec leurs bouquets de noisetiers qui se révèlent, aux jumelles, être des cactus. Nous choisissons pour la nuit l’abri d’un volcan qui a eu la bonne idée de pousser un peu en avant de la ligne du rivage, dessinant la punta Roja, reliée à l’île par une langue de sable. Il est convenu que Super va nous y rejoindre. En attendant, promenades sur ce volcan de pouzzolane -d’où se devine le bétonnage imminent d’un coin encore sauvage qui sera bientôt au voisinage du nouvel aéroport de l’île- et chasse sous-marine, mais c’en est terminé des îles poissonneuses ; les patates au lard finissent de cuire quand Nayla se présente dans la baie et c’est à nouveau à quatre que nous prolongeons la soirée, d’éclats de rires en projets fumeux pour les mois à venir, en passant par quelques cours de matelotage, l’un des domaines de prédilection de Super.


Au mouillage du volcan de la punta Roja, à Tenerife.

Le lendemain, régate ! C’est plutôt du petit temps en faveur de Nayla, qui finit par l’emporter, toutefois Super est bien content de saisir notre remorque quand le calme s’installe. Il a fallu une journée pour avancer d’une douzaine de milles sur la carte, jusqu’au village de pêcheurs de los Cristianos.



En régate avec Nayla.

Ici se place un clin d’œil de l’existence qui me ravit, parenthèse datée du 24 mars 1996. Cette année-là, quand je reviens sur l’île de Tenerife en compagnie de mes meilleurs amis du vol libre, tout à l’excitation de découvrir un nouveau domaine, j’ai complètement occulté le passage de Chercha-Païs sous ces cieux. Pour le premier vol depuis notre descente d’avion, je gonfle mon parapente sur un promontoire du sud de l’île surplombant le village de Taucho, suivi de près par mon complice Philippe. L’aérologie très musclée nous octroie un joli gain d’altitude, à toiser le Teide, ce qui permet d’envisager un vol de distance, en retrait de la côte sud-ouest de l’île. Nous passons ainsi de conserve le val del Infierno, un impressionnant canyon aux aiguilles déchiquetées, puis Ifonche et Conde, après quoi nous survolons la pointe sud de Tenerife. Nous nous laissons alors descendre vers l’amas des immeubles du front de mer en cherchant une zone d’atterrissage, quand j’aperçois, sur une petite esplanade, plusieurs mâts où flottent des drapeaux. C’est parfait comme manche à air et je me pose à proximité, sur le trottoir.


L’atterrissage à los Cristianos, en 1996.

Sous les drapeaux, d’accortes personnes font signe et je m’approche, la voile rassemblée en boule sur l’épaule. Elles m’invitent à prendre place à l’une des tables disposées là et aussitôt arrive une assiette de paella brûlante ! Renseignements pris, les donzelles s’occupent d’une animation de la Croix Rouge destinée à séduire les donneurs de sang, et comme presque personne ne s’est présenté, il reste beaucoup à manger dans leur cambuse. Philippe me rejoint sans se faire prier et pose une question qui ne m’était pas venue à l’esprit :
-On est où, là ?
-C’est los Cristianos.
J’en suis éberlué, en me remémorant le modeste village devant lequel nous avions mouillé vingt-deux ans plus tôt, en compagnie d’une poignée d’Atlanticos… Il est vrai qu’alors, déjà, des grues de mauvais augure poussaient autour du site originel.

Au temps de nos débuts à la voile, los Cristianos était sorti de l’anonymat en devenant l’ultime escale des Atlanticos avant la grande traversée. Mais pourquoi suivre cette tradition alors que l’archipel compte d’autres îles vers l’ouest ? Ainsi les routes de Chercha-Païs et de Nayla vont-elles se séparer, car Super a choisi de descendre directement vers les îles du Cap-Vert et pour la soirée de ces adieux provisoires, les équipages se serrent dans le carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire).-cuisine-couchette de la chaloupe. Pour nous, la prochaine île est Gomera, que les navigateurs évitent en raison de sa réputation d’être très ventée et comme de juste, nous entamons la traversée au moteur, dans le calme, sous un soleil accablant. Sur l’arrière, le Teide, avec des couleurs douces et des formes à la japonaise, flotte très haut au-dessus de la brume, sans que rien d’autre de Tenerife ne soit visible. Puis Mireille nous tire de cette contemplation en désignant le travers tribord :
-Vous avez vu, là-bas, toutes ces barques blanches !
Et aussitôt une terrible rafale couche le bateau. La flottille était en fait une armée de vagues moutonneuses ! Voila qui nous propulse dare-dare à San Sebastian de Gomera, la capitale de l’île, allongée au fond d’un ravin, parmi les palmiers. La cité est charmante, pleine de fleurs et de chants d’oiseaux et en même temps riche d’histoire maritime, comme nous l’apprenons en visitant l’église : juste avant de partir à la découverte de l'Amérique, le 6 septembre 1492, Christophe Colomb, qui venait de faire provision d’eau et de vivres, s’est en effet recueilli sous ces voûtes.

S’ensuivent cinq jours d’un petit cabotage plus que tranquille. Dans ces mouillages, qui ont la sauvagerie de paysages de western, nous plongeons en quête de nos repas -cela prend du temps car le poisson est rare dans ces eaux- et chaque soir nous complétons notre collection de constellations, d’étoiles et de planètes. À la dernière escale, en baie Erece, un somptueux coucher de soleil sur l’île d’Hierro semble nous montrer la route à suivre, mais le lendemain, le vent fait défaut. Au moins avons-nous un ciel absolument pur, au point d’apercevoir toutes les îles jusqu’à la Grande Canarie. Trente-six heures pour trente-huit milles de route directe, un pauvre record ! Un tel scénario n’était pas anticipé, ce qui nous oblige à arriver de nuit à puerto Hierro, selon la dénomination de l’époque (de nos jours il s’agit de puerto de la Estaca). C’est toujours angoissant quand il faut se fier aux faibles lumignons d’une jetée, cependant nous manœuvrons comme des habitués du coin.


À Hierro, au mouillage devant le seul port de l’île.

Le port qui dessert Hierro ne paye pas de mine, et c’est tant mieux. À quai, la dernière goélettegoélette : bateau à deux mâts, le plus haut étant à l'arrière. des Canaries, au gréement amputé et délabré, décharge sa cargaison en provenance d’Afrique. À terre, aucune voiture, pas même de deux roues ; les commerces se limitent à deux bars dont un fait épicerie, les gens sont adorables et c’est dans le salon de la maison du commandant -qui est en short et non en uniforme, une curiosité au pays de Franco- qu’on remplit les paperasses, qu’il faut renouveler sur chaque île. Venus au quai pour faire les pleins, nous sommes dorlotés par tout le monde : le menuisier nous fournit gracieusement en eau, un autre quidam revient avec du pétrole pour le réchaud, qu’il est allé chercher à Valverde, la capitale située à dix kilomètres à l’intérieur de l’île, et il en sera de même pour les œufs, les fruits et le pain. Un voilier de passage, à Hierro, c’est un grand événement ! Les formalités de départ chez le commandant confirment la chose tant cela se transforme en cérémonie, avec discours enflammé, poignées de main solennelles et courbettes de rigueur. De quoi se prendre pour l’équipage de la Santa Maria…

(du 19-10 au 19-11 1974 ; plus 24-3 1996)