Crème fraîche, cidre et calva

Après le Londel, normand et champêtre, nous emménageons dans un autre lieu-dit, celui-là percheron et agricole, dénommé Berd’huis. En effet, la page sud-américaine se tourne au lendemain du bétonnage du bateau de Jacques : le cadre de nos chantiers à venir, aux environs de Nogent-le-Rotrou, est la ferme de la Roussetière, où s’impose la forte personnalité de Laurent May. Comme ce fut le cas pour la construction de Chercha-Païs à l’Étang, un paysan aux idées larges n’hésite pas à faire une place à de jeunes inconnus évoluant dans un tout autre monde que le sien, et je m’empresse d’associer à sa démarche l’infatigable Yvette, son épouse. "Jean-Paul-le-musicien", qui a rencontré ce bienfaiteur par l’entremise d’un musicien de ses relations, s’est vu proposer une grange pour pouvoir construire sa coque à l’abri, ainsi qu’un toit dans l’ancienne habitation du couple. Nous allons y passer des jours chaleureux à deux familles, Basile, le fils de Jean-Paul et Catherine, se révélant un compagnon de jeux précieux pour Cécile, dont les progrès continus nous rassurent, Mireille et moi : je revois encore notre fille apprendre avec lui à patauger consciencieusement dans les flaques de boue des alentours, qui témoignent d’un climat pour le moins pluvieux.


Cécile et Basile.

Depuis qu’il a fait la connaissance d’Eddy et de son Neola, Jean-Paul tient une certitude : le voilier qui succédera à la Frégate de ses débuts de navigateur sera le frère jumeau de celui de ses amis italiens. Il faut dire qu’avec sa silhouette élancée et son roofroof : superstructure en avant du cockpit. très typé, ce plan fait honneur au coup de crayon des créateurs transalpins. Il s’agit d’une construction métallique et cela n’a rien à voir avec celle des coques en ferro-ciment qui me sont familières.


Neola, aux Antilles, avec Eddy et Luciana.

J’ai donc glané le maximum de renseignements auprès de nos voisins du bassin Saint-Pierre qui ont mené de telles entreprises, Loïc et François, les solitaires de Gus et Genepi, ainsi que Christian de Goulphar et Pierre de Saint-Yves. Le meilleur conseil qu’ils m’aient donné est de bien examiner chaque tôle avant usage, pour en déterminer le "sens", afin de ne pas chercher à la courber à l’opposé des contraintes issues du laminage. Pour le reste, notre association est face à une tâche à peine plus complexe que celle de nos pipe-lines au Venezuela : c’est un Meccano à assembler avec méthode et surtout avec précautions, le travail de l’acier exposant à diverses avanies, coupures, brûlures et, dans le cas de Jean-Paul, mon ami aux yeux bleus sensibles à cela, "coups d’arc" aveuglants (j’ai la mauvaise habitude de désigner les choses de la pointe de ma baguette de soudure…) Mon tribut s’est limité à un bon coup d’ébarbeuse à la base du pouce droit, avec une hémorragie impressionnante, mais sans plus de conséquences que deux jours de relâche loin du vacarme et de la calamine.


Jean-Paul prépare les couples de sa coque, qui sont ensuite alignés sur le bâti ; au fond, notre maison.

Je soude une des premières tôles du bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord). et Jean-Paul détourne la tête pour ne pas prendre un coup d’arc.

Après le cintrage des barrotsbarrot : structure transversale du pont ou du roof. à la massette et la confection des couples, la première étape aboutit à la mise en place d’un squelette, disposé à l’envers sur un bâti. À ce stade, quand les lisses sont fixées dans le sens de la longueur, c’en est terminé de travailler à la force du poignet, car ensuite les grandes tôles qui viennent habiller ce mannequin impliquent l’usage d’un pont roulant -de notre conception- et l’appoint de la fourche du petit tracteur de Laurent.


Jean-Paul et le petit tracteur qui nous sert à manipuler les tôles.

Je découpe au chalumeau l’une des tôles du bordébordé : coque d'un bateau (pour une pirogue, « planche » rehaussant le franc-bord)..

Laurent tire la coque hors de la grange.

Jean-Paul prépare le retournement complet.

Une fois la quille et l’aileron de safran posés, c’est le gros tracteur qui est mis à contribution pour extraire la coque de la grange et la mettre à l’endroit. À l’achèvement du pont et du roofroof : superstructure en avant du cockpit., il nous reste quelques tôles minces, dont nous nous disons, Jean-Paul et moi, qu’elles seraient parfaites pour préparer un gros cadeau à l’intention de Laurent. Ainsi, de mes instruments de dessin sortent les lignes d’une barque assez spacieuse pour emmener six personnes sur l’étang que la famille possède près du Mans.



La construction de la barque, au pied de la coque de Jean-Paul.

Nous ne pouvions faire un plus grand plaisir à Laurent, mais avant d’embarquer sur ces flots, en bon terrien qu’il est, notre hôte souhaite vérifier le comportement de son navire. D’où les essais de stabilité que je réalise dans la fosse à lisier de la ferme !



Le transport vers la fosse à lisier, où se déroulent les essais.

En 1982, la barque sur l’étang de Vaas, avec Laurent, Yvette, leur fils Denis et Claudie, mon équipière d’alors.

La vie à la Rousssetière nous fait participer au quotidien des gens de cette terre du Perche, qui cousine avec la Normandie. Sous ces cieux assez désespérants de grisaille humide, le maître-mot est la convivialité : ce sont les amis qui viennent discuter autour d’un calva (de contrebande, cela va sans dire), les petits gâteaux qu’Yvette nous prépare avec la crème de la dernière traite, la bolée de cidre apportée sur le chantier quand il fait chaud, ou l’invitation au café, dans lequel les autochtones mettent à fondre une part de camembert, sinon une cuillerée de rillettes… Les coutumes étrangères sont parfois déconcertantes ! Ces pauses sont l’occasion pour Laurent de nous parler de ses convictions d’agriculteur, dont je me rends compte aujourd’hui à quel point elles étaient très en avance sur leur époque : pour diminuer les traitements de ses champs, par exemple, il expérimente depuis des années la culture de céréales associées, qui s’apportent les unes aux autres les nutriments nécessaires et dont il sépare les grains grâce à une antique machine en bois, patiemment remise en état et motorisée. De notre côté, nous l’avons influencé à notre insu en lui faisant découvrir un genre de vie où les loisirs ont leur place, si bien qu’il finira par cesser d’élever des vaches pour pouvoir s’échapper de l’endroit qui l’a vu naître et partir aux sports d’hiver ou venir nous rejoindre sur Chercha-Païs (Yvette n’a pas consenti à se défaire de sa basse-cour, confiée à leur fils Denis pendant ces parenthèses, tout comme les chevaux trotteurs qui sont la passion de Laurent).

Nos vies sur l’eau inspirent également Christian, un ami de la maison, qui met en chantier une coque en ferro-ciment dans l’emplacement que Jean-Paul vient de libérer sous la grange. Bien organisé et très habile de ses mains -il est artisan électricien- Christian semble parti pour une construction modèle : son ferraillage est impeccable, le bétonnage se déroule sans anicroche et il amasse dans un container tout le matériel nécessaire à l’achèvement du bateau, depuis le bois des emménagement jusqu’au moteur, en passant par l’accastillageaccastillage : ensemble des accessoires de pont.. Hélas, dévasté par le départ de sa femme, Christian va abandonner ce projet si bien lancé et sombrer petit à petit dans la clochardisation. Pendant des années, Laurent tentera en vain de le relancer ou, au moins, de le décider à vendre sa coque et ses accessoires. Finalement, afin de récupérer l’usage de sa grange, Laurent va se résoudre à creuser un grand trou pour enterrer ce voilier mort-né…


Le chantier de Christian.

Plusieurs mois nous séparent du chantier suivant, celui des parents de Jean-Marc, et la générosité de Laurent et Yvette se manifeste une fois de plus, puisqu’ils se proposent de transformer l’ancienne laiterie de la ferme en un logement indépendant où nous pourrions rester "le temps qu’il faudra". Nous ne donnons pas suite, ayant prévu de rejoindre l’Auvergne, mais il est très touchant d’entendre dans leur bouche les mêmes mots que ceux du père Vidal, à l’Étang… À Clermont-Ferrand, un peu moroses, nous réintégrons notre appartement d’avant le grand départ. Au moins, Cécile et ses grands-parents vont-ils profiter les uns des autres. Je reprends pour un temps le travail au journal La Montagne, avec des horaires de nuit, de façon à garder mes journées pour tracer des plans de bateaux. En effet, à peine ai-je terminé ceux que Super m’a commandés, que Gilbert, notre vieil ami du groupe spéléo, me soumet un cahier des charges très alléchant : « Tu le dessines comme si c’était pour toi et que tu n’aies pas de problème de budget. » Cette activité créatrice me comble autant que la pratique de l’écriture et, au cas où nous ne pourrions plus naviguer, j’envisage sérieusement de me consacrer à l’architecture navale. Le rétablissement de Cécile viendra couper court à ces velléités, dont il subsiste tout de même un carton à dessins garni des plans d’une dizaine de coques de neuf à douze mètres, chacune en plusieurs versions ; plus ceux d’une barque...


Pierre et Marie-France.

À la fin de l’hiver, nous retrouvons Berd’huis pour une nouvelle cohabitation à la ferme, avec nos chers amis de Cipango, Dominique et Jean-Marc, accompagnés de Marie-France et Pierre, les parents de ce dernier. La mère de Jean-Marc, une Corse au tempérament excessif, anime les soirées comme autant de représentations théâtrales, et les prises de bec avec son fils unique, prunelle de ses yeux, sont de grands moments. La frontière est mince entre le spectacle et la réalité : ainsi, il est arrivé que Marie-France se vexe au point de partir à pied sur la route, en pleine nuit, et de ne réapparaître qu’au petit matin, avec de la paille dans les cheveux ! Du côté du chantier, une nouvelle fois, les plans sur lesquels nous nous appuyons sont émaillés d’incohérences. Heureusement, Jean-Marc et moi sommes frères, tant en culture maritime qu’en construction navale, et nous sommes toujours d’accord sur les solutions à apporter. L’affaire est rondement menée, en moins de trois mois (février, mars et avril 1980). Très longtemps après, Jean-Marc associe encore cette période au surnom de « bande d’andouilles » dont Cécile l’avait affublé. La formule revenait en effet fréquemment dans la bouche de l’homme de Cipango, une sorte de sauvage exilé, rétif à presque tout du fonctionnement de la société de son pays natal.


Jean-Marc.

Quels ont été les destins de ces bateaux du Perche ? On a vu ce qu’il est advenu de celui de Christian. Le voilier de Jean-Paul a été mis à l’eau, mais entre les mains d’un nouveau propriétaire, car diverses circonstances ont amené notre ami à changer de vie. Quant à Pierre, il a terminé la construction de son grand cotrecotre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant., après de longues années de labeur ; mis à l’eau en Méditerranée, ce bateau a très peu navigué avant d’être revendu. Au moins ces deux-là ont-ils appareillé.


Jean-Paul et Catherine contemplent la coque de Pierre.

Les liens noués à La Roussetière se sont longtemps maintenus. Laurent et Yvette ont sympathisé avec Gilbert et sont devenus des visiteurs réguliers de son chantier en Auvergne, étalé sur dix-huit ans. Ils rejoindront également Chercha-Païs lors de son passage par le canal du Midi, certains, de la sorte, de ne pas renouveler l’expérience de la haute mer faite à notre bord avant que nous ne quittions à nouveau la mère patrie. En effet, un matin de juillet, au bassin Saint-Pierre de Caen, tout Berd’huis s’est retrouvé chez nous -il y avait douze personnes sur le pont- pour une sortie de quelques heures en Manche, par un vent soutenu qui faisait voler les embruns et passer les pavoispavois : prolongement de la coque, au-dessus du pont. sous l’eau. Point trop n’en faut pour des gens de la terre ! Tous ont cependant eu l’estomac assez bien accroché pour faire honneur au casse-croûte gargantuesque amené à cette l’occasion...


Au calme sur le canal de Caen, Christian à la barre de Chercha-Païs, avec son fils, Laurent et Yvette.

(1979-juillet 1980)