Le feu et la glace

Le petit poêle so british que nous avions fait venir en Guyane, avec le projet d’aller affronter les canaux de Patagonie et les tempêtes australes, nous a en fin de compte servi à passer confortablement l’hiver, en pleine ville, sur le bassin Saint-Pierre de Caen. L’existence a de ces ironies… La Saint-Sylvestre de l’année 1978 se déroule en effet au cours de l’une des pires vagues de froid du siècle, qui provoque une panne d’électricité géante dans le pays. La Normandie, où l’on ne connaît pas le chasse-neige, est paralysée par les congères et ceux du Londel restent bloqués une semaine complète. Au milieu de ce chaos, nous luttons pour refréner les ardeurs de notre poêle, où brûlent des planches gorgées de gas-oil provenant de la salle des machines d’un chalutier réformé. Le tuyau de la cheminée, qui s’ajuste à l’un des hublots ronds du roofroof : superstructure en avant du cockpit., est souvent chauffé au rouge, ce qui nous oblige à ouvrir les panneaux ! Au plus fort de cette période, Chercha-Païs se retrouve même pris par des glaces assez épaisses pour qu’on marche dessus. Il en émane des craquements sourds qui m’incitent à relire les aventures antarctiques d’Ernest Shackleton et de son Endurance.


Les voisins apprécient la douceur de Chercha-Païs pendant la vague de froid (sur la droite, on voit fumer le tuyau de notre poêle).

Je suis parfois arraché à ces pages par les voisins qui défilent à bord, arrivants frigorifiés de chez eux où les radiateurs électriques restent désespérément froids. La communauté qui vit au bas des quais du bassin Saint-Pierre (de nos jours occupé par une marina, cela va de soi) se compose de ceux de Saint-Yves, de Fixin, de Gribouille, de Cythère et de Goulphar. Ce dernier, à couple duquel nous sommes amarrés, est revenu des Antilles en même temps que Chercha-Païs et c’est d’ailleurs le sujet d’un petit mystère que je n’ai jamais osé aborder avec Christian, son propriétaire. Je savais que ce solitaire me précédait d’une journée dans le cabotage traditionnel entre la Martinique et Saint-Martin, ce que m’avaient confirmé les gens de Prince Rupert bay, en Dominique. Eh bien, au terme d’une escale d’une nuit seulement dans ce mouillage, Christian en est reparti avec pour équipière l’institutrice du village, Paulette, sa compagne actuelle ! Difficile de faire plus soudain comme changement de vie…


Le bateau en passe d’être pris par les glaces.

En plus d’apparaître de prime abord comme ce qui se fait de mieux en matière de fille des îles, Paulette est une personne remarquable, alliant l’intelligence à la culture, avec une propension à rire qui en fait tout de suite une bonne complice de Mireille. Comme souvent avec les étrangers, le regard que cette Dominicaine porte sur nos façons de faire est très amusant, rien ne la mettant plus en joie, cependant, que d’entendre l’accent à la normande avec lequel l’épicier où nous nous servons désigne ses pommes "golden". Bientôt, on va pouponner sur Goulphar et un nouveau petit marin sera porté sur les fonts baptismaux des eaux du bassin Saint-Pierre. Nul doute que Paulette sera attentive à sa progéniture, elle qui a récupéré Cécile, cet hiver-là, au bout du bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave., tentant d’attraper un jouet tombé à l’eau… Honte à nous. Nous entretenons aussi des relations particulières avec Cythère, qu’occupent Alain, Françoise et le jeune Damien, presque jumeau de Cécile ; pour leur rêve de grand départ, plutôt que de se lancer dans une construction amateur, ils ont acheté un solide voilier en bois, basé en Corse. En fait, de pannes en avaries, il leur a fallu quatre étés pour ramener Cythère chez eux et ils en sont maintenant aux derniers mois de sa remise en état. Nos bateaux seront à nouveau réunis six ans plus tard sur l’Oyapock, en Guyane, et ce sera l’occasion de se faire raconter une fois encore la sortie inaugurale de Cythère, avant que nos amis ne quittent la Normandie. C’était au mois d’août suivant cet hiver mémorable. -La météo n’annonçait rien de spécial, commence Alain. Nous étions encalminés devant Ouistreham et je me suis amusé à gratter le pied du grand mât pour faire revenir le vent, comme le faisaient les anciens. Je n’aurais pas dû... Deux minutes plus tard, une tornade nous est tombé dessus d’un coup. On voyait les arbres s’abattre sur la côte ! Avant qu’on ait pu réagir, Cythère est parti dans un empannageempannage : virement de bord vent arrière. sauvage et la bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles. de grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. s’est cassée. Dedans, une batterie s’est détachée et a blessé Damien. Sans la vedette des secours en mer qui nous a pris en remorque, on aurait perdu le bateau… Voilà comment on devient superstitieux quand on est le plus cartésien des hommes (Alain allait passer ensuite quelques années en Afrique, comme logisticien).

L’escale prolongée de Chercha-Païs nous donne du temps pour améliorer ce qui peut l’être. Les mâts et tous les esparsespar : élément de gréement long et rigide (bôme, tangon, mât, etc.)., transportés dans une grange du Londel, sont poncés et leur vernis d’origine, dont l’entretien est une servitude, est remplacé par une peinture rouge basque du meilleur effet, que nous n’aurons jamais à reprendre. Soit dit en passant, le local utilisé pour nos mâts a également abrité un minuscule chantier naval, puisque j’y avais entrepris la construction d’une planche à voile -encore un plan intéressant à dessiner-, en contreplaqué mince, sur le principe des maquettes de ma jeunesse. L’ébauche de cet engin a fini dans le poêle du Londel quand l’état de nos finances a permis d’acquérir une planche du commerce, expérimentée pour la première fois sur le canal de Caen. Travaux du bois encore dans les aménagements, où je transforme les bannettes du poste avant et de la cabine arrière en couchettes doubles disposées dans le sens de la largeur, une formule que nous avons trouvée très confortable en navigation. Dans la cabine arrière, dévolue à Cécile, de la place se libère ainsi pour une penderie, une petite banquette et un rangement pour ses livres et ses jouets ; à l’avant, j’installe une autre penderie, tandis que la suppression de la couchette supérieure du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., à tribord, permet de disposer d’une grande bibliothèque. Enfin, le capot de descente de Goulphar change de bord et vient agrémenter notre roofroof : superstructure en avant du cockpit. de ses belles glissières en inox.



Cécile, avec les parents de Mireille, et sur le roofroof : superstructure en avant du cockpit., se tenant à l’antenne de la goniogonio : dispositif localisant la direction d'un émetteur radio., à Caen.

Ce ne sont là que des hors-d’œuvre, car de retour à bord après le bétonnage du bateau de Pierre, je m’attelle aux transformations principales, qu’autorise notre statut de nouveaux riches (tout est relatif). En premier lieu vient la dépose du moteur, le très rustique Yanmar dont nous avons épuisé les charmes du démarrage à la manivelle et au décompresseur. Jean-Paul est ravi d’en faire l’acquisition à peu de frais et, enfin doté d’un démarreur électrique, ce moulin va connaître une seconde vie dans sa coque en cours de finition à Berd’huis. C’est ensuite la remise en place des mâts rénovés, avec un gréement tout inox, y compris de nouvelles cadènescadène : pièce métallique reliant les haubans à la coque., ce qui va encore réduire l’entretien de ce poste (en entraînant, hélas, la disparition des moumoutes qui donnaient un sympathique cachet à l’ancienne à notre bateau). Pour ce faire, de la même façon qu’au démâtage, j’ai prévu d’utiliser le grand mât, les drissesdrisse : cordage servant à hisser une voile ou un pavillon. et les wincheswinch : petit treuil à main servant à raidir les drisses et les écoutes. de Goulphar, ainsi qu’un cordage de gros diamètre dont j’ai acquis une petite longueur chez le shipchandler. C’est une manœuvre qu’il n’est pas commode de réaliser seul et nos voisins étant absents ce jour-là j’accepte avec soulagement l’aide que me propose Cathy, la solitaire de Gribouille. Au moment où le mât se trouve hissé presque à la verticale, entre Goulphar et Chercha-Païs, allez savoir pourquoi, le fameux cordage se rompt. Le mât tombe à plat en travers de notre pont en frôlant Cathy. Le drame est évité d’un rien, j’en tremble encore. La chance est décidément avec nous, car les dégâts sont minimes : le mât a terminé sa course sur les filières et, sous le choc, deux chandeliers se sont tordus, amortissant la chute ; la peinture neuve n’a même pas été entamée, car l’impact s’est produit sur le rail de grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples.. Pour en terminer avec les améliorations du gréement, j’installe un rail d’écouteécoute : cordage servant à régler l'angle de la voile par rapport à l'axe longitudinal du voilier. de grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples. qui permettra de peaufiner les réglages, ainsi que pour le tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier., deux ferrures actionnables à distance et un rail sur le grand mât. Je mentionne ce détail, car il me remet en mémoire une savoureuse histoire racontée par un navigateur solitaire de rencontre : -Au départ de Dakar, dans l’alizé, je venais de terminer toutes les manœuvres pour courir vent arrière, voiles en ciseauxciseaux (voiles en) : se dit des voiles établies d'un bord et de l'autre, au vent arrière.. Appuyé contre le mât, je remarque que le rail du tangontangon : espar qui amure le spinnaker ou le génois d'un voilier. se décolle légèrement du profilé, d’un côté et de l’autre, en suivant le roulisroulis : oscillation latérale d'une coque.. Au moment où l’idée me passe par la tête, je sais que c’est une belle connerie, mais je la fais quand même : je glisse l’ongle de l’index sous le bord du rail. Aussitôt il se rabat, comme s’il n’attendait que ça, et il s’arrête de bouger. Au début, je rigole. Et puis ça dure. Incroyable, je suis retenu prisonnier par un ongle. Je t’assure que tu n’as pas envie de l’arracher pour te libérer ! J’ai attendu un sacré bout de temps avant qu’une vague plus grosse que les autres fasse de nouveau bouger ce rail... En plus de ce qui a trait au gréement, d’autres transformations plus fondamentales nécessitent la mise au sec du bateau, ce pourquoi Saint-Yves nous remorque sur le canal de Caen jusqu’au quai à charbon, maintenant affecté aux cargos qui transportent du grain. C’est donc à l’ombre d’immenses silos que débute la quinzaine intensive durant laquelle, avec l’aide précieuse de Christian de Berd’huis, Chercha-Païs va d’abord recevoir un nouveau moteur. Un Volvo muni d’une embase en S qui élimine nos soucis récurrents de presse-étoupepresse-étoupe : dispositif d'étanchéité autour de l'arbre d'hélice. et de tube d’étambotétambot : partie arrière de la coque, en avant du gouvernail., pièces pourtant fournies par Meta, chantier naval réputé s’il en est. Accessoirement, la puissance moteur passe de 18 à 23 cv et, en cas de problème électrique, ce Volvo dispose d’une manivelle de démarrage, il n’aurait pas été acceptable qu’il en soit autrement. En conséquence, la cage d’hélice disparaît et l’arrière de la quille est remodelé en ferro-époxy, un mélange de sable et de résine sur une âme métallique. Cette même technique est employée pour greffer sous la voûtevoûte : prolongement de la coque à l'arrière d'un bateau. un aileron de safran, ce dernier venant ainsi tout à l’arrière de la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau., dans le souffle de l’hélice. Sur le pont, ces changements se traduisent par la disparition de notre "manche de brouette", remplacé par une nouvelle barre franche en bois lamellé-collé qui surmonte le roofroof : superstructure en avant du cockpit. arrière et par l’installation d’une barre à roue dans le cockpit. Et surtout par un tableau de bord moteur muni d’un bouton "Start" qui change la vie !


Les transformations de la carènecarène : partie immergée de la coque d'un bateau. et l’embase du nouveau moteur (photo prise au cours d’un carénagecarénage : nettoyage de la coque sous la ligne de flottaison., à l’été 1981, à Port-Pin-Rolland).

Voilà, tout est paré et, après un peu moins de deux années de pause forcée, Mireille, Cécile et moi allons pouvoir repartir sur les mers.

(1978-1980)