Au pays des palombes

-Vous avez les mains propres ?
Jamais on ne m’a lancé un regard aussi noir que celui qui accompagne la question. Je montre mes mains comme le ferait un écolier devant sa maîtresse. Un long silence s’ensuit, avant que mon interlocuteur m’invite, à regret, à le suivre par une porte basse sous laquelle il casse en deux sa longue silhouette.

Je suis au château de Madaillan, aux environs d’Agen, chez Louis van de Wiele, dont l’épouse Annie a signé l’un des plus fameux livres de mer, intitulé Pénélope était du voyage. Je me suis rendu chez ce couple de Belges non pour parler littérature mais pour régler un problème d’architecture navale, Louis ayant quelque renom en ce domaine. Sa dernière création, le couronnement de sa carrière, d’ailleurs baptisé Madaillan, est un ketchketch : voilier à deux mâts, le plus haut étant à l'avant. de douze mètres en acier, à déplacement très lourd. Appelé à construire la version ferro-ciment de ce voilier, je m’échine depuis trois jours sur le tableau de côtes fourni avec les plans, sans parvenir à reconstituer un tracé satisfaisant des couples grandeur nature. Louis van de Wiele me prend d’abord de très haut avant d’admettre, après un long échange, que j’ai peut-être du répondant sur le sujet (je l’ai impressionné, il me semble, en mentionnant la technique du "quart de nonante" que j’utilise pour tracer le bougebouge : courbure transversale du pont. d’un pont).


Le château de Madaillan.

Après, donc, l’avoir rassuré sur la propreté des mains qui allaient avoir l’honneur de consulter les originaux, j’accompagne le grand homme dans l’énorme donjon de son château, un volume complètement vide, hormis des armures accrochées de ci-delà et un escalier de bois courant sur les quatre côtés des murailles. Nous débouchons au sommet de la forteresse, où un plancher couvre toute la surface. C’est un décor fascinant, éclairé par une série de petites fenêtres donnant sur la vallée de la Garonne : il y a là la table à dessin de l’architecte, des maquettes et des demi-coques, la plus belle bibliothèque d’ouvrages de marine imaginable et un grand coffre, d’allure aussi médiévale que le château, d’où Louis tire le rouleau des plans du Madaillan. Penchés dessus tous deux, nous entamons le relevé des côtes et l’architecte finit par reconnaître qu’il ne voit plus assez bien pour cet exercice. Après avoir dûment corrigé les mesures du tableau et désormais presque confrères, nous rejoignons Annie dans la partie basse du château : autant Louis est grand, mince et froid, autant elle, pétulante, petite et ronde, déborde de vitalité en servant le café à une table bien connue des grands noms de la voile, où se trouve aussi celui qui nous a commandé cette coque de Madaillan.


Le coffre aux trésors de Louis van de Wiele.

Louis et Annie van de Wiele, au temps de leurs aventures autour du monde.

Il s’agit d’André Guitard, un ami à eux, qui ne nous a pas accompagnés au donjon en raison de son lourd handicap, consécutif à une poliomyélite contractée dans sa jeunesse. Fils d’ostréiculteurs à Taussat, sur le bassin d’Arcachon, l’homme connaît Jean-Paul-le-musicien, qui a été initié à la navigation par sa mère, dans ces eaux. Ainsi, après avoir été mis en relation par le truchement de mon vieux complice, nous avons convenu d’une construction à l’automne 1981, au retour de notre périple Méditerranéen. Le moment venu, pour n’avoir aucun souci, nous faisons mettre Chercha-Païs au sec à Port-Pin-Rolland, en face de Toulon. Le chantier est établi dans le Gers, un peu au sud d’Aire-sur-l’Adour, à Corneillan, où résident André, Marianne, son épouse hollandaise à l’imposante stature, et leurs enfants. Quand nous arrivons sur place, toutes les fournitures sont prêtes et j’ai le très grand plaisir de revoir la mine épanouie de mon frère Nano, qui doit faire équipe avec moi, dans l’idée d’un éventuel grand départ à la voile. Pour faire bonne mesure, à quelques kilomètres, dans une ferme isolée, je retrouve aussi Jeannot, l’inénarrable compère de Francis sur Dolphus. Un garçon qui reste une énigme pour moi. Comment a-t-il pu quitter son terroir de toujours pour partir sous les tropiques, et surtout, alors qu’il s’était élancé sur les chemins de l’aventure avec un bel enthousiasme, comment a-t-il pu tout arrêter pour revenir au bercail et reprendre son existence de petit paysan ? L’essentiel est que je sois face au même personnage, un pitre enjoué, fantasque et truculent.

À Corneillan, notre atelier se trouve dans l’ancienne école communale, où je mène finalement à bien les tracés grandeur nature et où nous assemblons les couples du mannequin, avant que Mireille et Cécile ne repartent en Auvergne avec mes parents. C’est un régal de mener cette construction avec Nano, qui me donne même des complexes en imaginant des combines de "zizillage" auxquelles je n’avais jamais songé. Et moi qui en suis à ma dixième coque... Le chantier avance à toute vitesse et tout irait pour le mieux si nous ne souffrions pas de la maigre pitance que nous prépare Marianne. Je ne sais pourquoi, on ne mange rien dans cette maison et en plus, pour dessert, nous avons invariablement des pommes tombées sur la route.


Dans l’ancienne école de Corneillan, Mireille, André et son fils.

Les couples sortent par la fenêtre de l’école.

Mon père joue les Concorde avec un couple de l’avant du bateau.

Ainsi, chaque semaine, Nano et moi attendons avec impatience le samedi soir qui est synonyme d’invitation chez Jeannot, dont la compagne Corinne nous prépare des montagnes de frites entourées de saucisses nageant dans leur jus. Et encore s’agit-il là du menu des jours maigres, quand notre ami n’a ramené aucun gibier de ses braconnages. À longueur d’histoires, ces soirées nous transportent vers la Guyane ou les Caraïbes et nous en revenons avec mal aux abdos d’avoir tant ri : -Nono, tu te souviens de cet Anglais, à côté de nous, à la Barbade ? Et comment ! Alors que nous nous moquions discrètement de ce solitaire très à cheval sur l’étiquette, qui attendait l’heure pile du coucher de soleil pour amener son blue ensign et le plier puis le rouler dans les règles de l’art, Jeannot avait trouvé moyen de le dégoûter à jamais des froggies, en choisissant ce moment pour pisser par dessus bord de façon grandiloquente, avant de s’essuyer cérémonieusement la goutte dans notre pavillon tricolore !



Bientôt le bétonnage.

En rapport avec ce chantier, une échappée me laisse un souvenir ébloui. André a dans ses relations un certain nombre de personnes handicapées, ce qui donnera d’ailleurs un caractère particulier à son bétonnage, et parmi ces gens se trouvent Christophe, un Suisse, et Maylis, sa compagne, en fauteuil roulant. Le couple partage son existence entre une péniche du canal latéral à la Garonne, équipée d’un élévateur pour Maylis, et une ferme landaise traditionnelle, festonnée de glycines, nichée dans le plus charmant airial dont on puisse rêver (on désigne ainsi la clairière couverte de pelouse et plantée de quelques chênes ou de pins parasols qui entourait autrefois les habitations isolées). Un endroit arrangé de façon charmante, qui donne envie de se poser pour lire, écouter de la musique ou recevoir les amis. Mais ces deux-là ont la bougeotte et ne font rien comme tout le monde : Christophe a en effet construit un côtrecôtre : voilier à un seul mât et deux voiles d'avant. auriqueaurique : voile de forme trapézoïdale. en bois classique, baptisé Trip, ainsi qu’un véhicule unique en son genre pour circuler entre la ferme, la péniche et ce voilier. Il s’agit d’un camion-benne des années cinquante, de marque Renault, peint en rose fuchsia et propulsé par un gazogène ! C’est-à-dire qu’il faut s’activer pendant une demi-heure avant de commencer à rouler… En revanche, pas de problème de carburant, la benne est remplie de bûches. Et pas de souci non plus avec la maréchaussée, qui ne penserait jamais à inquiéter un tel équipage. Des années plus tard, Christophe et son mignon petit Trip seront associés à la dernière navigation de Chercha-Païs, toutefois il me reste beaucoup à écrire avant d’en arriver là.


Trip, le voilier de Christophe et Maylis, sur le canal latéral à la Garonne.

André n’est pas quelqu’un dont on peut facilement se rapprocher, cependant nous l’admirons pour son immense culture maritime, tendance historique, et surtout pour la façon dont il mène sa vie en dépit de son handicap. Son projet de voilier est un défi, nous le comprenons bien, tout en trouvant l’entreprise assez préoccupante. Là, se place un souvenir dont je ne sais trop que faire, sachant que, pour l’heure, Nano s’occupe de l’arrangement et de la mise en ligne de ces chapitres. Je me lance : avec le mépris des tabous propre à la jeunesse, Nano a donné à André le surnom d’Albator, utilisé uniquement en son absence, est-il besoin de le préciser. Moins de deux ans après ce chantier, Nano, victime d’un accident imputable à la fatalité, allait se retrouver en fauteuil roulant, tétraplégique. Tel que je le connais, il lui est sans doute arrivé de rigoler intérieurement en songeant au nom de super-héros dont il avait affublé André. En tous cas, en matière de résilience, Nano a encore mieux réussi que lui et l’existence de mon frère est un modèle pour tous ceux qui le connaissent.


Le dimanche du bétonnage, après que nous ayons réalisé le pont, la veille.

Bien qu’il soit un nouveau venu à Corneillan, André s’est attiré la sympathie des gens du cru et il le fallait quand on sait qu’il en appelle à toutes les bonnes volontés pour un bétonnage fixé au jour de l’ouverture de la chasse à la palombe. Une fin de semaine cochée ici sur les calendriers un an à l’avance et qu’il serait sacrilège de manquer. Pourtant, personne ne manque à l’appel, en plus des amis et connaissances de la famille Guitard, venus d’un peu partout. Parmi eux, je l’ai dit, un certain nombre de personnes plus ou moins invalides ou pas très bien dans leur tête, qu’il faut intégrer judicieusement dans l’équipe ; je garde en particulier en mémoire un type fracassé de la tête aux pieds, couturé comme Frankenstein, qui s’est retrouvé dans cet état après que le cadre de son vélo se soit cassé sous lui, au bas d’une descente.

André a terminé son voilier (comment s’y est-il pris pour monter et descendre de sa coque sur le chantier, des centaines de fois?). Il a mis Tinéu à l’eau en août 1985 et l’a mené en famille de l’autre côté de l’Atlantique, avant de le vendre, mission accomplie. Les premiers essais ont toutefois montré que le plan de son ami Louis van de Wiele laissait beaucoup à désirer : ce voilier était en effet terriblement ardentardent : pour un voilier, tendance à venir face au vent., ce qui a entraîné deux ruptures de barre et une casse du safran. Pour que Tinéu navigue correctement (à condition de ne jamais envoyer l’artimonartimon : mât le plus à l'arrière d'un voilier ou voile triangulaire portée sur ce mât.), il a été nécessaire d’en raccourcir la bômebôme : espar horizontal, articulé à la base du mât qui permet de maintenir et d'orienter certaines voiles., donc de retailler la grand-voilegrand-voile : voile principale sur un voilier à mât unique ou plus grande voile porté par le plus grand mât sur un voiliers à mâts multiples., d’envoyer celle-ci le plus souvent avec un ou deux risris : dispositif permettant de réduire la surface d'une voile. et d’installer un bout-dehorsbout-dehors : espar établi au devant de l'étrave. ! Pour l’architecte, c’était vraiment le plan de trop.


Tinéu a gagné les Antilles.

Nano et Cécile, sur Chercha-Païs, l’année suivante.

(août-octobre 1981)