Trop d’eau entre deux mers

La Méditerranée en hiver, plus jamais ! Au terme de notre périple jusqu’en Turquie et retour, nous avons au moins cette certitude, Mireille et moi. Que faire maintenant ? Pourquoi ne pas s’offrir un intermède de navigation fluviale pour assouvir le grand désir d’eaux calmes qui nous habite ? Cela aurait aussi l’avantage de ne pas nous éloigner de la civilisation, par rapport à d’éventuels problèmes de santé de Cécile.

Le chantier d’André, à Corneillan, s’achève fin octobre, le moment pour Chercha-Païs de retrouver son élément, à Port-Pin-Rolland, et d’entamer le cabotage vers l’ouest qui va l’amener jusqu’au canal du Midi. Comme un préambule à ce nouveau genre de navigation, nous ferons presque tout au moteur, faute de vent. Après être passés au plus près des Calanques, la première escale, devant Marseille, a pour cadre les îles du Frioul qui sont en passe d’accueillir une marina. J’avais découvert ce site à l’époque du groupe spéléo, à l’occasion d’une semaine de plongée hivernale à la recherche d’amphores, avec mon compère Claude Martin, et les lieux avaient alors pour seuls occupants le gardien de phare, celui du parc à huîtres et le personnel de la station de pilotage. C’est ensuite Carry-le-Rouet, le temps de faire le plein de gas-oil, puis nous empruntons le canal de Caronte entre Port-de-Bouc et Martigues, où un pont tournant nous ouvre la voie vers La Mède. Nous nous amarrons finalement à un quai face aux rochers des Trois Frères (ils ne sont plus que deux), sur un canal désaffecté depuis l’effondrement du tunnel du Rove qui menait à Marseille. En effet, diverses contraintes font que nous devons abandonner le bateau quelques jours et c’est pourquoi nous avons rejoint cet abri sûr et gratuit recommandé par Dominique et Jean-Marc de Cipango, autrefois familiers du secteur.


Cécile fait semblant de manœuvrer l’annexe, à La Mède.

L’escale était d’autant plus sûre qu’à notre retour nous avons la bonne surprise de retrouver Micha, connu en Guyane sur Triaenghel : il garde un bateau voisin et a donc surveillé le nôtre en attendant impatiemment qu’on se montre. Juste le temps de se raconter les cinq années écoulées et nous repartons, avec René et Suzon, oncle et tante venus de Fos-sur-Mer, pour une désolante croisière sur l’étang de Berre, dans le brouillard et le crachin. Hormis un rayon de soleil à Martigues, la "Venise provençale", où nous goûtons avec Cécile le décor du Miroir aux Oiseaux et l’ambiance de la foire aux Santons, la brouillasse envahit tout, à nouveau, les jours suivants. Nous contournons ainsi la Camargue aux instruments, de balise en balise, avant de passer la nuit au Grau-du-Roi, seul voilier au milieu des chalutiers, et de reprendre la chasse aux balises jusqu’à Sète. Amarrés au quai d’Alger, nous renouons avec ce que nous avions connu à Caen, passant un coup de téléphone pour faire ouvrir les ponts, en interrompant à notre seul bénéfice l’intense circulation urbaine (pour le pont du chemin de fer, c’est moins simple, on n’arrête pas les trains !) Nous achevons notre périple maritime au quai Vauban, où Chercha-Païs va perdre ses attributs de voilier.

À peine le bateau est-il amarré que je grimpe sur le mont Saint-Clair par le chemin de la Grenouille, à l’adresse donnée dans leur dernière lettre par Maurice et Evelyne de Taravana. Personne, j’aurais pu m’en douter, en plein après-midi, et je retrouve le vibrionnant Maurice sur le chantier de la Pointe Longue où prend forme le Charivari qui va succéder à la chaloupe mythique. La douce Évelyne est là aussi. Que c’est bon de se revoir ! Cécile et le tout petit Thierry font connaissance, nous rappelant, si besoin était, le chemin parcouru depuis les Antilles. Nous montons tous jusqu’au quartier général de la famille, une plaisante villa Pomponnette qui cache sa façade fatiguée dans la verdure. Cette soirée, comme la suivante à notre bord, ne sera que rires, exclamations et bonnes histoires, avec évidemment Maurice en chef d’orchestre.


Le futur Charivari de Maurice et Évelyne, 11,80 m, plans maison.

Et déjà il va falloir se quitter. Par le moyen d’une antique grue à main en accès libre, nous démâtons Chercha-Païs, ce qui met sur le pont un beau bazar bientôt rassemblé en hauteur, sur trois tréteaux. Ceci fait, le petit poêle est extrait des fonds, les voiles sont entassées dans les coffres et, dans le capharnaüm de la pointe Longue, nous récupérons de vieux pneus à disposer autour de la coque. Parés pour la traversée, d’une mer à l’autre...


Un grand rangement à prévoir après le démâtage !

Encore deux ponts à faire ouvrir et nous sommes sur l’étang de Thau, face à une tramontane qui fait gicler les embruns, voyant défiler à tribord les parcs à huîtres et à l’opposé le cordon littoral qui nous sépare de la mer. Le calme revient quand nous atteignons le phare des Onglous, porte d’entrée du canal des Deux Mers dans un bout du monde entouré de marécages, que voisinent d’anciennes écuries du temps où l’on n’avait pas encore inventé le cheval-vapeur. Parmi les quelques bateaux qui hivernent là, nous reconnaissons Fri-Du, l’un des derniers sinagots du golfe du Morbihan, dont nous savons que Kirk, son propriétaire, l’a vendu à Yvan des Bons Enfants ; hélas, ne sont présents ni lui, ni Danièle sa compagne, ni leur fils que nous ne connaissons pas, partis, nous dit-on, se mettre au chaud en Suisse. Ce sera notre ultime clin d’œil du grand large avant longtemps. Sur le journal de bord, la colonne des caps compas devient celle des altitudes, qui culmineront à 190 mètres !


Au tout début du canal du Midi, près des Onglous.

Nous poursuivons au travers d’une eau cachée sous les feuilles mortes, avant de déboucher sur l’Hérault où les perspectives se dégagent d’un coup ; le canal reprend en aval, minuscule par rapport au fleuve, et mène à la fameuse écluse ronde d’Agde, à trois directions, qui permet éventuellement de rejoindre la Méditerranée. L’éclusier s’ennuie, car personne ne circule en cette saison (« juste trois péniches de vin et quelques "yaks" »), le tourisme fluvial n’ayant pas encore été imaginé, et il nous tient la jambe plusieurs minutes. Dans ces parages, les petits ponts sont faits de pierre volcanique sombre, comme la cathédrale d’Agde vue au loin. Le jalon suivant est le barrage du Libron, un ouvrage hydraulique complexe qui permet à une rivière de traverser le canal, lequel parvient bientôt au bassin de Béziers, où nous passons la nuit au pied de la ville et de sa cathédrale. Seul incident, premier d’une longue série du même genre, nous sommes brutalement stoppés par un obstacle immergé : une gazinière, un frigo ou une voiture, nous expliquera un éclusier blasé.


Le barrage du Libron.

Le pont-canal sur l’Orb, à Béziers.

Ce soir-là, nous accueillons Laurent et Yvette, qui ont pour bagages une centaine de kilos de victuailles issues de la ferme de Berd’huis, pommes de terre, carottes, pommes, lait, crème, beurre, gâteaux, poulet, lapin et calva (trois litres!). Nos amis vont passer à bord une grosse semaine, la première qu’ils se soient octroyée dans toute leur existence. Leur croisière débute en beauté avec le passage d’une écluse de plus de six mètres, le franchissement du monumental pont-canal qui surplombe l’Orb et la montée du fameux escalier de Fontserrane, aux sept écluses successives (heureusement électrifiées). Nos hôtes s’émerveillent de tout, en particulier des oiseaux qui apprécient le calme du canal, canards, poules d’eau, vanneaux, geais, buses, corneilles, pic-verts et martin-pêcheurs, sans parler de la mouette fidèle qui nous escorte depuis la mer. Avec les premiers reliefs notables, le canal se fait très sinueux et passe même sous un tunnel, celui du Malpas, pour franchir l’oppidum d’Enserune : c’est le premier exemple d’ouvrage de ce type dans le monde et le couronnement de l’œuvre de Pierre-Paul Riquet, créateur du canal, qui mourra peu après l’achèvement des travaux, en 1680.


L’escalier d’écluses de Fontserrane.

Le tunnel du Malpas, creusé sous Louis XIV, comme tout le canal du Midi.

C’est la partie la plus séduisante du canal du Midi, avec des maisons d’éclusiers pimpantes, toutes fleuries, bordée seulement de quelques hameaux, de fermes isolées et d’anciennes écuries. On pourrait d’ailleurs en revenir sans problème à la traction animale tant le chemin de halage, parfaitement entretenu, est conservé dans son état d’origine, ombragé de platanes tricentenaires (hélas aujourd’hui attaqués par une maladie incurable). Après un petit escalier d’écluses et un pont dans un virage, l’arrivée à Castelnaudary est un régal : nous découvrons un grand lac où se reflètent les maisons, avec une île foisonnante de verdure, des cygnes et des canards qui patrouillent, un autre vieux pont et des quais pavés.


Laurent aux manivelles, devant une écluse ovale typique du canal.

Cécile et la cataracte d’une écluse montante.

Laurent.

Perspectives bucoliques et pittoresques.

Le plan d’eau de Castelnaudary, la capitale du cassoulet.

Ceux de Berd’huis nous quittent là, ramenant avec eux une anecdote qu’on va longtemps raconter dans le Perche. Pour la comprendre, il faut savoir que notre quille, tout juste au gabarit du canal, nous empêche d’approcher des berges quand nous décidons de nous arrêter dans un joli coin pour passer la nuit : il y a donc une grande longueur d’amarres jusqu’à la terre ferme et nous nous hâlons dessus, debout dans l’annexeannexe : petite embarcation pour assurer la liaison entre un voilier et la terre., pour circuler entre le bateau et la rive. Un exercice idéal pour perdre l’équilibre. La première fois que Laurent tente de nous imiter, Mireille et moi, il bascule dans l’eau glacée à mi-chemin, son bonnet rouge à la Cousteau flottant à côté de lui.
-Noël, je veux bien que tu m’aides, me dira-t-il simplement en émergeant, faisant preuve d’un calme remarquable pour quelqu’un qui ne sait pas nager.
Le poêle ronfle de plus belle ce soir-là, engloutissant toute la provision de bois qu’on récupère de temps à autre sur la berge.

Chercha-Païs passe bientôt sa dernière écluse montante et nous en avons terminé avec les remous qui malmènent la coque contre les bajoyersbajoyer : paroi latérale d'une écluse.. Le passage par le bief de partage marque une frontière linguistique : jusqu’à présent, les éclusiers étaient heureux de comprendre la signification du nom du bateau, tandis que sur le versant qui s’annonce, nous devrons leur expliquer que c’est l’équivalent de cerco-païs. Les écluses à venir seront électriques pour beaucoup et nous aurons moins à côtoyer cette corporation qui est tout sauf homogène : cela va de la mégère et du cas social inquiétant, au rigolo ou à la jeune et jolie fille, en passant par celui qui surveille ses manivelles comme un trésor (« Si elle passe à l’eau, c’est quatre-vingt francs ! »), celui qui se désole de n’être qu’intérimaire mais qui va retenter encore le concours et celui qui laisse déborder son écluse car il en trop à raconter…


Dans la forêt de Montech.

À partir de Toulouse (dont les édiles ont bien failli recouvrir le canal pour en faire un parking!), le temps devient épouvantable, avec des pluies ininterrompues entrecoupées de tempêtes. Le plan Orsec est déclenché depuis dix jours quand nous arrivons à Meilhan, peu avant la jonction du canal et de la Garonne, pour découvrir que les inondations ont tout envahi.



Les inondations de la Garonne, vues du canal latéral.

La dernière écluse est submergée et nous avons l’impression de pouvoir partir naviguer à travers la plaine, à n’importe quel cap ! Des myriades de corbeaux tournoient au-dessus de nous, désemparés d’avoir perdu leur domaine habituel. Nous venons de passer devant une demeure avec tout un pan effondré, au bas duquel le propriétaire récupérait une commode, et l’éclusier nous explique que certaines fermes ont été emportées au fil de l’eau. En le franchissant sur le pont-canal de Moissac, nous avions déjà été impressionnés par le Tarn en crue, de même que par la Garonne, toute brune, à Agen, où nous avons accueilli les parents de Mireille. Leur séjour est bien compromis par cet arrêt forcé sur le chemin de Bordeaux et nous nous contentons d’aller et venir sur le dernier bief praticable. Pas de chance pour eux.

Après le départ des grands-parents, Christian, de Berd’huis, et ses deux enfants prennent la suite. À cette époque, Christian a cessé depuis longtemps de travailler à son bateau, il a abandonné son boulot d’électricien et il s’occupe en vendant des bonbons à la sève de pin sur les marchés, avec un âne, mais c’est toujours un compagnon agréable. En tous cas, la petite famille va se souvenir de son retour sur Chercha-Païs ! Le 30 décembre, la date est gravée dans ma mémoire, nous allons vers une écluse pour faire le plein d’eau, quand Mireille se rend compte que Cécile est couchée sur le plancher du carrécarré : pièce à vivre d'un voilier (pièce où se rassemblent les officiers dans un navire)., agitée de convulsions. Aussitôt, je plante l’étrave dans la terre de la berge, je saute avec elle dans les bras et je cours vers un petit pont où passe une route. Une voiture arrive au loin, dans le bon sens, je me mets sur son passage et le conducteur, qui a vite compris la gravité de la situation, fonce avec nous vers Marmande, où il remonte les sens interdits jusqu’à l’hôpital. Aux urgences, il n’y a qu’un interne, totalement dépassé devant l’état de Cécile, maintenant violacée. Fort heureusement arrive une infirmière qui prend les choses en main, faisant d’autorité une piqûre à Cécile, qui reprend doucement conscience. Ouf ! Chacun des jours suivants, l’efficace conducteur passe à l’hôpital prendre des nouvelles de notre fille et lui amener des friandises, tandis que le personnel se met en quatre pour elle, ému de nous savoir sur un bateau pour le réveillon. Pourquoi ce problème de santé ? Nous l’apprendrons après les fêtes, au retour du patron du service : Cécile a fait une allergie au nouveau traitement pour la thyroïde que nous avait prescrit un médecin bordelais. Cet incompétent nous avait même rabroués :
-Qu’est-ce que c’est que ces hormones qu’on vous a prescrit ? Il en existe maintenant des synthétiques qui sont bien mieux.
Sans commentaires.

Quelques mois avant notre grand départ d’Auvergne, le journal m’avait envoyé en reportage au sommet du puy de Dôme, pour couvrir l’un des premiers vols en deltaplane effectués en France. Quel rapport avec ce récit de navigation sur les canaux ? Je vais y venir. Bouleversé d’assister à ce spectacle, j’avais amèrement regretté, sur le moment, de partir sur les mers alors que le plus vieux rêve de l’humanité se trouvait à portée de main. Moi qui fantasmais depuis tout petit à l’idée de devenir pilote d’hélicoptère et qui en avais été empêché par ma myopie, j’allais donc tourner le dos à cet engin magique...


En 1973, le premier vol en deltaplane depuis le puy de Dôme.

Huit ans plus tard, une rencontre sur le canal, la seule, d’ailleurs, que nous faisons avec des bourlingueurs de notre espèce, en l’occurrence Michel et Catherine du voilier Castor, va me remettre sur le chemin du ciel. Cela s’est passé à Toulouse, au port Saint-Sauveur, au début de l’interminable période de pluie évoquée plus haut. Pour pouvoir se rendre visite sans devoir passer par les quais, ceux de Chercha-Païs et de Castor décident de mettre leurs coques à couple en attendant des jours meilleurs. Nos nouveaux voisins sont deux jeunes très plaisants, qui forment un duo quelque peu désassorti, Catherine étant une grande fille plutôt potelée et Michel, un gringalet qui ne paye pas de mine. Je le précise, car nous sommes très surpris d’apprendre qu’il gagne sa vie en réalisant des travaux acrobatiques, avec pour spécialité la réparation des coqs sur les clochers d’églises ! Et comment se distrait-il quand il ne navigue pas ? En volant en delta, pardi.
-Il n’y a pas plus facile à piloter, je peux t’apprendre.
Une occasion pareille, ça ne se manque pas ! D’autant que Michel connaît une adresse à Paris où il est possible de trouver du matériel d’occasion abordable et, sur ses conseils, j’y retiens par téléphone un Skyline B. C’est sous cette voile-là que je m’élancerai bientôt dans les airs, après avoir vu deux ou trois fois de quelle manière s’y prenait mon mentor.

(novembre et décembre 1981)